Tout ceci part d’un terrible soupçon qui longtemps resta inavoué, n’ayant aucune envie ni aucun enthousiasme à consacrer du temps à la construction d’arguments : l’art est le plus grand problème du Congo, ou plus précisément le centre de la question congolaise souvent abordée à tort dans les sens réducteurs de la gestion et du développement. Une situation qui prend sa source dans la colonisation et peut être considérée comme un élément de hasard, la puissance coloniale ne pouvant concilier, dans son projet d’asservissement, un vulgaire coupage de mains pour récolter du latex par exemple avec une confrontation honnête de l’art tel que produit dans une Europe déjà riche d’une longue histoire de la figure de l’artiste et, plus largement, impactée dans sa construction politique et dans son imaginaire populaire par des centaines d’années d’une tradition littéraire et plastique sur son territoire et des interactions forcément tumultueuses avec le monde qui l’entourait. Cette tradition artistique et littéraire, aussi longue que celles du reste du monde, et consciente bien entendu de toutes les autres, car se donnant la lourde tâche politique, hégémonique de leur étude, était face à une contradiction qui trouva son paroxysme dans l’impossible transition de l’artiste traditionnel vers la modernité coloniale. Une contradiction ou un marketing suicidaire pour tout projet politique aussitôt érigé en système : l’artiste du lieu conquis, des corps soumis, des cultures taillées aux mesures du nouveau monde ou de la volonté de ses bâtisseurs, l’artiste de la vie en cours de réorganisation. Ce fut, par-dessus le marché, l’artiste émergé du contexte des cités dites extra-coutumières par l’administration coloniale, car habitées par des individus n’étant plus soumis au pouvoir d’un chef traditionnel dans une communauté politique particulière.
L’art a toujours été soumis aux pouvoirs, quels qu’ils soient. Dès lors qu’il proposait dans un premier temps ce qui dépasse les pouvoirs, dans l’absolu ce qui n’est pas et, après négociation avec la vie réelle, la personnification des phénomènes, la représentation des dieux et la fixation ou l’immobilisation des événements réels ou imaginaires, il est évident que l’art devait être soumis. Cela a été le cas dans toutes les communautés humaines. L’art pré-colonial est lui-même soumis. Il fait partie de la cour par exemple et décore le pouvoir du chef en mansuétude et en mystères. Il donne également du relief au pouvoir des sorciers, mais davantage, il met de l’épaisseur dans tous les rituels de la vie de la communauté. Les esprits ont besoin de lui pour atteindre les hommes, mais il ne relève pas du pouvoir de l’artiste de les convier dans le corps qu’il leur a sculpté dans le bois, l’argile, le métal et des matières organiques. Avec l’évangélisation coloniale et l’intérêt sur les marchés occidentaux pour les masques, « fétiches (nkisi) » et autres objets des cultures colonisées, il s’opère une double mise au rancart de l’art en tant que geste, proposition, participation et dépassement et de l’artiste des sociétés qui se désintégraient et dont l’histoire s’arrêtait, avant que ce dernier ne relève un compromis dans le marché de l’image fantasmée que l’on se faisait, dans le monde du colonisateur, de cet autre monde que l’on soumettait, détruisait et réorientait. Ce sera sa participation à une folklorisation du passé rapporté par des ethnologues comme une expérience humaine extérieure, éloignée, radicalement différente. L’artiste n’existe plus, il n’y a plus que des objets, dont la beauté est indéniable la plupart du temps, discutable parfois et permettant l’accès de nouvelles sensibilités chez les amateurs d’arts comme chez les artistes occidentaux qu’ils mettront sur la voie des esthétiques modernes.
Du reste, l’artiste ne saurait trouver grâce dans ce nouveau monde en construction, si l’on considère que dans l’ancien il faisait partie d’une société secrète, diabolisée dorénavant par les missions chrétiennes, car associée à tous les maîtres de cérémonies, de spiritualités et de médecines anciennes, en guise de contre-pouvoir et de connivence avec les pouvoirs sur lesquels il agissait autant que sur l’imaginaire des personnes soumises à ces pouvoirs. Mais la « fonction de l’art » était clairement dans une participation au politique, dans le renouvellement et l’élargissement des limites que fixaient les autres pouvoirs pour encadrer la vie. La colonisation fixait des limites définitives autour de la vie et cela se pouvait voir dans l’organisation de l’espace et l’assignation des corps dans une territoriale sans cesse amenuisée sur des terres pourtant si vastes. Mais encore dans la soumission de tous à un projet dont personne ne connaissait les tenants et les aboutissants, en dehors de la seule parole humanitaire, complaisante et cynique qui affirmait apporter la civilisation, lors même que l’exploitation des espaces et des corps trouvés sur place, déplacés ou importés la contredisait effrontément.
L’homme de pouvoir dans le nouveau monde, qu’il intervienne dans le projet colonial au sein de l’administration, de l’Église ou de l’entreprise, est lui aussi porteur des envies d’élargissement de son emprise par la soumission de l’imaginaire artistique qui, contrairement à tous les autres, n’est pas utile en soi mais ouvre les portes de ce qui n’est pas. Ce moment est d’autant plus saugrenu qu’il en émerge un pacte silencieux, une complicité inavouable sur la fausse authenticité des objets d’art et, par conséquent, une fausse valeur. La pratique fut même de photographier des individus qui reproduisaient des rites auxquels servaient les objets afin d’attester de leur importance au moment de leur vente en Occident. Aujourd’hui encore au Marché des Valeurs sur la Place Royale de Kinshasa, des légendes pompeuses accompagnent des objets qui sont produits pour la plupart dans des ateliers d’artisans qui viennent eux-mêmes les vendre par la suite.
En 2013, une délégation d’artistes congolais qui devaient représenter le pays aux Jeux de la Francophonie de Nice, en France, et dont je faisais parie, se vit refuser les visas au motif qu’ils n’avaient pas de garantie de prise en charge sur le territoire français. En colère, ils prirent d’assaut les bureaux du ministre national de la culture, Banza Mukalayi, auquel ils tenaient à faire entendre que c’était une humiliation pour le pays tout entier, car ce ministre avait signé un ordre de mission attestant que chacun de ces artistes était de toute évidence pris en charge par l’État. La réponse du ministre, lequel faisait lui-même partie de la délégation, fut qu’il redoutait de se fâcher avec les chancelleries occidentales, ayant besoin pour sa prise en charge médicale régulière de se rendre souvent en Europe. C’était un rare moment de sincérité, une double révélation nécropolitique sur la vie du ministre et sur les ambitions des artistes composés en majorité d’une jeunesse dont on redoutait avant tout qu’elle ne décidât de profiter de cette opportunité de voyage pour émigrer. Mais, ce jour-là, bien plus que la très vive discussion avec le ministre, ce fut surtout pour moi l’occasion de découvrir ce lieu où la culture rentrait dans le dispositif politique national et le regard que l’on portait depuis le cabinet du ministre et son administration sur les expressions de l’imaginaire. Le décor dominant était celui des pièces du compromis entre les artistes des sociétés pré-coloniales et les acquéreurs du moment de la désintégration de ces sociétés. Le ministère de la culture, où le mot « notre culture » revenait souvent, portait solennellement les oripeaux de ce moment historique et me semblait ainsi figé dans sa facticité improductive. C’est de là peut-être que vient la difficulté de l’enseignement de l’histoire de l’art dans ce pays. En Europe, l’artiste émerge avant tout de la négociation de sa propre noblesse dans les espaces de pouvoir, afin de participer même illusoirement à ce pouvoir alors qu’ici il est avant tout utile politiquement, pas au sens politicien du mot, mais dans celui de l’organisation de la vie, de son renouvellement et de sa projection, lesquels sont stoppés par un projet d’exploitation coloniale et post-coloniale qui s’est imposé comme une négation de la vie.
La colonisation du Congo a été, avant tout, une nouvelle forme d’esclavage. La colonie sera, en conséquence, longtemps qualifiée d’empire du silence, là où les gens soumis sont définitivement contenus dans leur condition et n’aspirent plus à une quelconque dignité, si ce n’est celle que leur accorde le travail qui leur est imposé comme preuve de leur humanité acquise dans la civilisation. D’autre part, l’État, en ses débuts, a tantôt négocié tantôt combattu des esclavagistes arabisés dans le but de garder sur le territoire les corps qu’ils y raflaient et, par conséquent, la main-d’œuvre nécessaire à son exploitation. Le discours officiel sera, bien entendu qu’il fallait arracher ces hommes à la servitude, leur apporter la bonne nouvelle et la civilisation afin qu’ils réalisent leur humanité par-delà la vie animale qu’ils avaient toujours menée sur ces terres sauvages. Lorsque ces hommes refuseront de monter dans les palmiers afin de récolter de l’huile de palme devant produire les savons d’un concessionnaire en affaires avec l’État colonial, ils seront massacrés, lorsqu’ils seront en incapacité de ramener la quantité d’hévéa exigée pour remplir les quotas d’exportation de l’État colonial, on leur coupera les mains, on éventrera leurs femmes enceintes, on empalera leurs enfants, lorsqu’ils se révolteront dans les mines du Katanga, ils seront massacrés. Les mêmes méthodes de soumission et d’exploitation des corps se poursuivront d’ailleurs sous le règne de Mobutu comme durant les conflictualités liées à l’exploitation des minerais tels que le coltan à partir des années 90, alors que les artistes s’épuiseront à tenir la compromission face à des instances de pouvoir qui se succèdent comme autant de poupées russes, d’épigones les unes des autres, dans un registre dont la finalité, le langage, le geste et la moralité s’éparpillent au fil des années et de la diversification pourtant des opportunités.
L’artiste congolais post-colonial émerge dès lors comme une voie (et une voix) dans une longue tradition d’esclavage, de négation et de mort. La place où l’on croit l’avoir assigné est une vieille négociation dont il semble seul avoir la mémoire et la vérité. Même quand on croit le soumettre, c’est encore une vieille idée de lui, une idée avant tout fantasmée de ce qu’il est devenu entre-temps. Les pouvoirs issus de l’histoire coloniale, tant en Occident que dans les anciennes colonies, pouvoirs élargis à l’infini dans la falsification des moteurs de la vie comme de ses justifications et se réclamant de la production, du marché et du bénéfice illimités, se sont d’emblée présentés à lui comme une négation d’un futur pour l’art, comme les acteurs de son archéologisation, de sa mise à mort et de la mise à mort des possibilités de la vie telle qu’il participait à les vivifier et à les élargir, aussi n’existe-t-il pas un art congolais à proprement parler et cela n’existera sans doute jamais, si l’on considère que dès la fin brutale de son travail de création dans les cadres politiques traditionnels, c’est le monde entier, imaginé, fantasmé ou réellement en présence même dans ses parts les plus fragiles, qui est devenu l’interlocuteur de cet artiste, de son capital de l’imaginaire précisément inépuisable, et qu’en cela il a toujours été dans le futur.
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