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Majeure 81. Kinshasa Star Line

Le Congo et Cuba
Pour une ré-existence des latitudes

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À prononcer les mots « art global », le risque est déjà grand de se ranger derrière les vainqueurs du moment, en se positionnant du côté du même (ou plutôt : de l’homogène), comme un protagoniste du Premier Monde, afin de privilégier un signifiant dominant. La mondialisation n’a toujours pas procédé aux modifications nécessaires à la sphère artistique, qui permettraient de transformer la structure héritée de la modernité occidentale, rattachée à l’entreprise coloniale, afin que l’on puisse enfin écrire d’autres histoires de formes et de pratiques, d’autres histoires de l’art. Il conviendrait à tout le moins de pouvoir procéder à la désactivation d’un paradigme tenace, celui des longitudes Nord-Sud, ou même des blocs Est/Ouest, afin de permettre l’éclosion manifeste d’une longue histoire effective, décentrée, d’allers-retours entre les pays du Sud eux-mêmes. L’écriture d’une histoire des modernités (et là encore le pluriel est crucial) et d’une contemporanéité des arts du monde pourrait être celle de pratiques artistiques prenant des libertés par rapport à un canon dominant, en privilégiant cette fois les latitudes. C’est en ce sens que les échanges entre le Congo et Cuba s’avèrent remarquables de vigueur et de résonance symbolique : même attestés et étudiés, ils restent cependant encore largement ouverts à la recherche contemporaine.

Cuba, colonie espagnole de 1492 à 1902, a vécu l’arrivée de centaines de milliers d’esclaves d’Afrique (essentiellement entre 1521 et 1886)1. Le brassage intense des populations de l’archipel s’exprime notamment dans le dicton populaire : En Cuba, el que no tiene de Congo tiene de Carabali, qui indique que tout Cubain a au moins quelques gouttes de sang congolais, ou à défaut, qu’il compte parmi ses ancêtres des Africains originaires de Carabali (Nigéria). Des auteurs cubains majeurs ont exploré les influences exercées par le Congo sur Cuba. Citons seulement Alejo Carpentier (La Musique à Cuba), Lydia Cabrera (Reglas de Congo : Palo Monte Mayombe, qui explore les cultes originaires du bassin du Congo), ou Fernando Ortiz, sur la présence de vocables africains dans le parler cubain. En sens inverse, il est peut-être temps d’examiner l’influence que Cuba a pu exercer sur le Congo. De mon côté, j’aimerais pouvoir proposer une interprétation poétique d’un épisode curieux et peu exploré à ce jour de l’expédition militaire d’Ernesto Che Guevara au Congo en 1965. Pourquoi revisiter une œuvre à tant d’égards aussi datée, aussi étrangère à nos préoccupations actuelles que le Journal du Congo d’Ernesto Che Guevara2 ? Comment lire ce texte, qui tient de la propagande, de l’instruction militaire, mais aussi du journal intime et de l’album photo, dans sa dimension décoloniale, charriant une lourde cargaison imaginaire ? Dans quelle mesure ce journal introduit-il aux enjeux d’un retour à Kinshasa, au Congo, qui se prolonge dans une aventure artistique qui démonte (en coupant/décalant ?) certains sédiments de la modernité occidentale pour déranger les certitudes trop vite figées en clichés ?

Ce sont ces questions que je tâcherai de débrouiller. Pour le faire, il me faudra commencer par l’expérience de la « guerre révolutionnaire » du Che au Congo, qu’il s’agit d’une certaine manière d’approcher par une initiation guerrière – que le Che dirige – et une initiation rituelle, à laquelle le Che assiste en spectateur. Ces deux initiations inaugurent, dans leurs registres, leurs logiques, et leurs limites propres, des luttes de solidarité tiers-mondiste entreprises contre la colonialité. Je tenterai de les croiser avec une initiation artistique, dans le cadre de rencontres Sud-Sud, qui montre comment une certaine conception de l’art et des biennales peut s’enraciner dans une généalogie plus longue, en réactivant les initiations précédentes. Il s’agira enfin d’examiner une proposition décoloniale de l’esthétique et de l’art contemporain qui œuvre à une ré-existence du paradigme des latitudes.

Initiation guerrière

« Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité,
camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve,
tenter de mettre sur pied un homme neuf 3 ».

Frantz Fanon

Quiconque examine les décennies 1955-1985 sera frappé de constater le surgissement, et bientôt le foisonnement, d’initiatives dénommées alors tiers-mondistes, qui lancent des ponts politiques, économiques, militaires, mais aussi culturels entre les pays récemment libérés du joug colonial et ceux qui avaient depuis longtemps obtenu leur indépendance : ces ponts tentent soigneusement d’éviter l’alignement servile sur les modèles états-unien, soviétique ou européen. Après la conférence de Bandoeng (1955), Cuba jouera un rôle de premier plan dans l’organisation de telles solidarités entre pays postcoloniaux. Citons à titre d’exemples : la première conférence de la « Tricontinentale » en 1966, le soutien militaire au MPLA pendant la guerre civile en Angola (1975-91)4 et à la Révolution sandiniste au Nicaragua (1978-79), ainsi que la troisième édition de la Biennale de La Havane en 1989.

Dans son aventure postcoloniale de 1965, le Che décide de porter aux Congolais une assistance dépourvue de toute arrière-pensée impérialiste, purement désintéressée ; en somme, une aide fraternelle d’un pays du Tiers-Monde à un autre des mêmes latitudes. Cette première aventure militaire tiers-mondiste doit être inscrite dans le contexte d’autres évènements antérieurs pour être comprise. En décembre 1964, le Che prend la parole dans l’enceinte des Nations Unies à New York, afin de dénoncer l’opération dite humanitaire menée par l’armée belge (aidée par des mercenaires étrangers), afin de secourir les Occidentaux pris en otages à Stanleyville (désormais Kisangani) par Gbenye, partisan de Patrice Lumumba. Immédiatement après son séjour à New York, le Che se rend à Alger pour une longue tournée à travers sept pays africains, qui le tiendra éloigné de Cuba pendant trois mois. Le discours adressé en février 1965 aux étudiants algériens fustige l’impérialisme sous toutes ses formes, auquel l’URSS participe à sa manière, car les Soviétiques s’avèrent incapables de porter une assistance inconditionnelle à leurs alliés du Tiers-Monde5.

Lorsqu’il rentre à Cuba, le Che a droit à une explication en règle avec Fidel, qui n’apprécie guère la critique à peine voilée à l’égard de l’URSS. Le Che disparaît dès lors complètement des radars, il subit même une opération de chirurgie esthétique visant à le rendre méconnaissable, et prépare dans le plus grand secret son opération au Congo. Cinq ans à peine après l’indépendance, le Congo est profondément divisé entre plusieurs zones, qui risquent de mener ce jeune géant africain à l’éclatement : à l’ouest, la capitale Kinshasa est quasiment réduite à l’impuissance sur le reste du territoire qu’elle contrôle mal ; au centre, le maquis du Kwilu est aux mains de Pierre Mulele, ancien ministre de Lumumba ; enfin plus à l’est, une portion du territoire sur les rives du lac Tanganyika est passée aux rebelles qui se réclament eux aussi de l’héritage de Lumumba, mais les chefs de guerre (pour l’essentiel : Gaston Soumialot et Laurent-Désiré Kabila) sont incapables de s’entendre entre eux.

L’année 1965 présente à bien des égards l’allure « d’une multitude de Vietnam » que le Che appelait de ses vœux6 : il y a d’abord en premier lieu le Vietnam lui-même, qui parvient à tenir tête militairement aux États-Unis ; ensuite vient l’Afrique, et plus singulièrement le Congo, qui pourrait, avec un petit coup de pouce cubain, s’aligner sur le socialisme de ses voisins (Zambie, Tanzanie et Congo-Brazzaville) ; et enfin, l’Amérique latine, où Cuba se charge de souffler sur les braises répandues par les nombreuses guérillas (au Venezuela et au Guatemala, notamment) que connaît le continent à l’époque.

Lorsque le Che débarque au Congo en avril, il est dans la répétition, la parodie, et il se risque enfin à éprouver sur le terrain sa théorie de l’homme nouveau 7. Dans la répétition, car il se dit que ce qui a réussi dans la révolution cubaine pourrait se perpétuer au Congo, en adoptant trait pour trait les tactiques cubaines de combat idéologique et militaire. Rappelons en effet qu’au lieu d’affronter Fulgencio Batista à La Havane, les guérilleros cubains débarquent, après une odyssée marine, à 700 km à vol d’oiseau à l’est de la capitale, où ils prennent position sur les hauteurs de la Sierra Maestra. Che Guevara répète cette opération à l’échelle du Congo : après une traversée aventureuse effectuée de nuit sur le lac Tanganyika, il établit son camp de base à Kibamba. Ses troupes sont alors à plus de 1 500 km de Kinshasa, centre du pouvoir néocolonial à abattre. Mais le Che est aussi dans la parodie, car il a subi une opération de chirurgie esthétique qui le rend méconnaissable, même auprès de ses proches ; il s’affuble en outre du pseudonyme « tatu », qui signifie « trois » en kiswahili, et se retrouve à la tête d’une quinzaine de Noirs cubains tous pareillement habillés, ce qui fera croire aux agents des douanes tanzaniens de l’aéroport de Dar-Es-Salaam où ils atterrissent, qu’il s’agit d’un groupe de musiciens de jazz cubains. Enfin, il est dans la mise en œuvre de sa doctrine de la guerre révolutionnaire qui est profondément tragique.

Tout se passe comme si le Che extrayait des grands poèmes épiques, des monuments philosophiques, et des pièces de théâtre classiques (depuis l’Iliade d’Homère jusqu’à la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel en passant par Le Cid de Corneille8) la pulpe tragique, pour en faire le critère par excellence lui permettant de déterminer la qualité des guerriers qu’il a décidé de former. Pour le Che, il s’agit avant tout de savoir si on est prêt à mourir en affrontant l’ennemi impérialiste. Ce faisant, il débarrasse l’art de la guerre de son côté strictement utilitaire, pour l’amener sur le versant de l’héroïsme. Le Che considère en effet qu’il lui faut façonner des combattants révolutionnaires dans la glaise des héros de tragédie : les bons soldats doivent être prêts à affronter le combat sans crainte d’y perdre leur vie. « Quel sens peut avoir la phrase “Jusqu’à la mort, si nécessaire”? La réponse renferme la solution de sérieux problèmes dans la création des hommes de demain9 ». Le théâtre réel d’opérations militaires s’est soudain mué en théâtre imaginaire. Le Che s’imagine que ce qui a si bien réussi à Cuba ne peut que se répéter avec autant de succès au Congo où il est entouré de camarades de combat censés se confondre dans le paysage en vertu de leur couleur de peau ; surtout, il veut mettre au point sa théorie de l’homme nouveau en vérifiant à quel point les combattants congolais se montreront à la hauteur du héros hégélien de la lutte pour la reconnaissance : au combat, ils devront dans tous les cas de figure préférer la mort à la défaite10.

Il y a ici comme un jeu de miroirs : alors que le Che a lui-même qualifié son aventure d’échec11, certains ne manqueront pas d’y discerner rétrospectivement un don de voyance : en pariant dès 1965 sur Laurent-Désiré Kabila, avec des réserves sévères il est vrai, le Che aurait misé sur le bon numéro, puisque celui-ci a mis fin à la dictature de Mobutu en 1997. Aujourd’hui, il est difficile de se défaire de l’idée que le Congo reste profondément fragilisé, tant à ses frontières qu’au sommet de son État, et qu’il reste, en raison de ses richesses minières et forestières, la cible de prédilection des puissances économique prédatrices, qu’elles soient chinoises, européennes, étatsuniennes ou même africaines. L’échec déclaré du Che en 1965 s’est certes renversé en une victoire de Kabila en 1997, mais cette victoire elle-même a le goût amer d’une défaite – provisoire – du peuple congolais face aux forces de la mondialisation en 2020. Les situations se renversent, les victoires s’avèrent des échecs, et inversement. Le Che a constaté lui-même que la « cubanisation des Congolais » qu’il poursuivait s’était transformée en « congolisation des Cubains12 ». Aujourd’hui, on peut aller un pas plus loin, même si nous donnons à ce terme ambigu de congolisation un sens plus étendu, en le réhabilitant ; nous assistons à une congolisation du monde tant il est vrai que le monde industriel moderne et les nouvelles technologies dépendent de matières premières abondantes en RDC, parmi lesquelles le cuivre, le coltan, le cobalt, le lithium, le bois précieux, etc.

Tout au long de sa lutte de guérilla au Congo, le Che affronte de nombreux obstacles qui lui semblent plus difficiles à vaincre que les obstacles militaires. Il n’hésite pas à énumérer ces obstacles, ainsi que ses difficultés à les surmonter. Ceux-ci sont dus principalement aux cadres mentaux congolais traditionnels : cloisonnements tribaux, croyance au « dawa » (potion magique qui leur permet de se protéger des balles ennemies), etc. Le Che aborde sans détour ces questions qui témoignent de son regard involontairement transi d’héritage colonial et occidental sur les Congolais ; il reste pourtant cette interrogation parmi les nombreuses qui subsistent : quel regard posaient donc ses camarades cubains noirs sur les guérilleros congolais13 ?

Initiation rituelle

« Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale14 ».

Marcel Proust

Parmi les photos qui illustrent les mémoires du Che au Congo, il y en a une, incongrue, qui sort du lot15. Celle-ci est d’autant plus incongrue qu’elle n’est pas légendée. Alors que la majorité des photos montrent des hommes en uniforme militaire et en armes vaquant à diverses occupations, une photo énigmatique nous montre le Che au milieu d’un groupe d’Africains en civil. Seul le Che est en tenue militaire ; il arbore son proverbial béret. À sa droite se tient un homme dont la tête disparaît sous la protection d’un masque-heaume imposant tout empanaché de plumes ; son corps est lui aussi entièrement dissimulé derrière des fibres de raphia. Plus loin se tient un autre homme dont la tête est elle aussi couverte d’un masque, cette fois de dimensions plus modestes ; il tient un bâton sur l’épaule. Si l’on examine attentivement la photo, il n’y a aucun doute : les deux hommes masqués sont les figurants principaux d’une cérémonie d’initiation chez les Bembe, Congolais qui vivent en bordure du lac Tanganyika.

Il convient de remarquer que le colonisateur belge avait interdit ces cérémonies depuis les années 1920. Comme l’explique Achille Mbembe, les missionnaires blancs considéraient ces pratiques comme étant diaboliques, mais surtout comme des concurrentes redoutables au dogme chrétien qu’ils tentaient d’imposer :

« Sans grande surprise, les premiers missionnaires interprétèrent les objets africains à partir du paradigme de la « sorcellerie diabolique » qui avait, des siècles durant, prévalu en Occident. […] Présentés comme des symboles matériels de l’inclination des Africains à l’idolâtrie, les objets cultuels, en particulier, subirent la réprobation des missionnaires16. »

Cette photo atteste donc en premier lieu d’un phénomène répandu dans les zones rebelles du Congo des années 1960 : la soudaine résurgence des pratiques cultuelles traditionnelles, brutalement supprimées par le colonisateur belge17. Ce dont la photo atteste en second lieu demeure en revanche profondément énigmatique : comment le Che a-t-il réussi à se faire admettre au sein de cette cérémonie secrète, lui qui s’est toujours montré si réticent à l’égard des pratiques « magiques » congolaises ?

Le Che étant muet sur la question, un mot d’explication sur la cérémonie s’impose. Chez les Bembe18, la circoncision des jeunes garçons constitue un préalable nécessaire à l’entrée dans le monde adulte. Après l’opération, mise sur le même pied que le passage de la vie au trépas, les adolescents quittent leur village pour s’aventurer en forêt. Ils bénéficient là d’une sorte de résurrection, qui les fait passer du statut de monstres informes à celui d’adultes. À l’aube de la cérémonie, l’esprit d’Alunga revêt le masque-heaume et quitte la forêt pour ensuite tournoyer de village en village durant toute la journée. Sa déambulation s’effectue avec l’assistance d’un guide (c’est l’autre personnage masqué à gauche d’Alunga sur la photo). Le soir venu, Alunga abandonne son masque pour regagner la caverne souterraine où il réside en permanence. C’est l’esprit d’Alunga, avec son masque-heaume à deux faces en Janus ecwabuka, qui apparaît à côté du Che sur la photo.

La « participation » de ce dernier à la cérémonie de circoncision est considérable et énigmatique à la fois. Nous assistons à un affrontement déconcertant de masques en majesté et, tout à la fois, à leur évitement mutuel : le Che, qui a tout fait pour dissimuler son visage véritable, s’instaure au Congo comme maître d’un protocole d’initiation visant à vaincre la crainte de la mort chez ses disciples guerriers ; il lui arrive à présent de prendre part au rite de passage des jeunes bembe sous le regard masqué d’Alunga : s’est-il seulement rendu compte de ce parallèle pour le moins imprévisible ? Cette énigme posée en termes simples et antagonistes est condamnée à nous hanter ; mais il faudra la compliquer, afin de ne pas se contenter de réponses trop rapides au rébus formulé par le sphinx hybride composé du Che et d’Alunga. La posture du Che peut certes prêter à la caricature : on entend l’écho du cri terriblement réducteur Patria o Muerte dans les termes du choix sans issue imposé par le Che à ses combattants : naître homme nouveau ou mourir. C’est encore un autre stéréotype que l’on perçoit dans le marxisme simpliste qu’il propose aux Congolais en lieu et place du christianisme tout aussi simpliste du colonisateur.

Mais nous pouvons également laisser sa chance à la nuance : serait-il par exemple possible que cette photo nous montre qu’Alunga et le Che combattent le même adversaire, la colonialité, avec des armes différentes ? Regarder cette photographie, cela peut-il néanmoins nous aider à mieux savoir une histoire, celle de l’aventure d’une rencontre tiers-mondiste, sinon paradoxale, tout au moins troublante ? En tout cas, celle-ci finit par défier l’imagination, puisque c’est une image arrachée à une rencontre qui donne forme à l’inimaginable, difficile à limiter à un face-à-face de la peau blanche et du masque noir. Au-delà d’une présence sur la photo et d’une participation à l’initiation, se noue une triple apparition : celle qui permet la photo, celle qui nous confronte à l’autre, celle d’un horizon des possibles. La photographie, qui est capable d’engendrer un nombre illimité de tirages, « possède donc l’éminente puissance épidémique19 », où se loge précisément son insistance. On connaît la prolifération marchande de l’icône photographique du Che ; pour ma part, je préfère au fétichisme de cette image trop colportée l’énigme du Che chez les Bembe.

Initiation artistique

« Il n’y a pas de monde réel qui serait le dehors de l’art20 ».

Jacques Rancière

Qu’on le regrette ou non, les initiations auxquelles le Che et les confréries traditionnelles congolaises nous conviaient appartiennent définitivement au passé. Il reste qu’avec les outils conceptuels dont il disposait à l’époque, avec ses tâtonnements, ses intuitions, ses repentirs, mais aussi ses fulgurances sur le terrain aux côtés des Congolais, le Che a anticipé des problématiques brûlantes encore aujourd’hui. Inscrite dans l’histoire croisée de solidarités Sud-Sud, cette aventure militaire a certainement inauguré une brèche dans l’histoire inimaginable d’autres initiations. L’initiation artistique en est une : celle-ci œuvre, d’une autre façon, à la conversion de notre regard et de notre expérience sensible. Une question demeure cependant : comment cette conversion s’affirme-t-elle dans le sillage de l’expérience du Che au Congo en 1965 ?

Année-pivot, 1989 a vu comme par un heureux hasard du calendrier coïncider des événements géopolitiques aux conséquences majeures : retrait des troupes soviétiques en Afghanistan, manifestations sur la place Tien An Men, chute du mur de Berlin. De son côté, le champ de l’art a connu trois expositions majeures inaugurant un nouveau chapitre dans l’histoire de l’art contemporain, celui de l’art global. Ainsi, Magiciens de la terre au Centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de La Villette à Paris, The Other Story à la Hayward Gallery de Londres21 et la troisième édition de la Bienal de La Habana ont présenté chacune à leur façon les nouveaux enjeux artistiques et politiques d’envergure mondiale, héritiers des guerres d’indépendance en Afrique et en Asie, et du mouvement des non-alignés. Avec le temps et une certaine distance critique, les modèles proposés par Magiciens de la Terre d’une part et par la troisième Biennale de La Havane de l’autre se sont révélés des modèles antagonistes dans leur approche, comme a pu le constater l’artiste congolais Chéri Benga, participant aux deux événements22. Malgré la volonté de décentrement affichée publiquement par les organisateurs de l’exposition parisienne, l’écriture de l’histoire proposée par ceux-ci n’est pas parvenue à se départir de son regard eurocentrique, selon lequel c’est dans les capitales occidentales que se joue le sort de l’humanité ; en revanche, la Biennale de La Havane, lancée en 1984 à l’initiative de Fidel Castro, s’est focalisée dès sa deuxième édition sur l’art du « Tiers-Monde », c’est-à-dire sur ce qu’on appellera par la suite le « Sud global ». Dans une généalogie autre de l’histoire de l’art global, l’année 1989 représenterait à coup sûr un déplacement de terrain d’affrontement : il s’agit de passer de la lutte militaire à une lutte sur le terrain de l’art pour favoriser une ré-existence des solidarités décoloniales.

Sa troisième édition a fait de La Havane un point de référence dans l’histoire des biennales, mettant en évidence la production artistique provenant principalement de pays non occidentaux ; cette édition a d’ailleurs coïncidé avec un certain nombre de décisions novatrices en matière de curating. Tout d’abord, elle a renoncé à présenter les artistes en raison de leur nationalité, et ensuite aucun prix n’a été décerné, s’écartant ainsi du modèle classique de la biennale vénitienne. Mais la décision la plus cruciale, cependant, était d’un autre ordre : l’invitation avait été adressée non seulement aux artistes de la périphérie mondiale, mais aussi aux artistes de la diaspora du Sud global vivant en Occident. De ce fait, la redéfinition de l’événement a considérablement élargi le concept de Tiers-Monde, permettant ainsi le surgissement d’une cartographie plus complexe d’un monde façonné par la migration. Cette décision a constitué à coup sûr un des premiers signaux que le Sud global, dont les divers destins migratoires sont depuis longtemps liés au Nord et à l’Occident, adressait à la face du monde entier. Une autre différence importante était que la Biennale de La Havane ne s’inscrivait nullement dans l’idée d’un art non occidental resté à l’écart de la modernité occidentale, et donc seulement comparable à celle-ci en termes de manifestations artistiques à prétention universelle. En revanche, il y a bien eu dès le départ une volonté affichée qui visait à aborder les « multiples modernités » qui avaient émergé au sein de la périphérie. Malgré une critique vigoureuse de la domination occidentale, les discussions à La Havane ont rapidement écarté l’idée qu’il serait possible ou même souhaitable de tracer une ligne claire entre l’Occident et « le reste » du monde23. La défense de cette position a permis de construire des approches théoriques, curatoriales et artistiques inscrites au départ dans l’histoire de solidarités tiers-mondistes. Ces approches ont dépassé les postures purement anticoloniales, afin de définir des stratégies et des opérations artistiques décoloniales inédites. Par là même, elles ont ouvert la voie à une critique formulée de l’intérieur à travers une esthétique décoloniale, qui peut rendre visibles les pratiques historiques de résistance, voire de ré-existence, comme l’artiste africain-colombien Adolfo Albán Achinte préfère les appeler. Selon lui, l’esthétique décoloniale nous invite en effet à :

« penser à une société différente, dans laquelle la diversité esthétique ouvre à une possibilité de comprendre d’autres conceptions de la beauté, de la créativité, du propre et de l’approprié, de l’artistique, où nous n’estimons pas qu’un tissu, une couverture, une canne de commandement, une marimba de chonta, une danse de vieux bambou, une « juga » ou un alabao puissent paraître déplacés24. »

Répondant à cette main tendue, les projets artistiques et les biennales des Suds globaux, comme l’ont inauguré la deuxième et la troisième éditions à La Havane (1986 et 1989), ou comme ils se poursuivent dans l’approche artistique, théorique et politique de la deuxième édition de Yango, Biennale de Kinshasa (2020-2021), proposent des plateformes décoloniales où une esthétique de la ré-existence des latitudes peut avoir la chance de surgir. L’aesthesis est comprise ici comme la surface sensible sur laquelle les communautés réinventent leur vie qui avait été délégitimée par les institutions coloniales : c’est ainsi par exemple que la photo qui convoque les mânes d’Alunga et du Che devrait permettre à ces derniers de nouer un dialogue trop tôt interrompu. S’inscrivant dans l’utopie de solidarités Sud-Sud, une esthétique de ré-existence des latitudes a ainsi le potentiel de rendre visibles, audibles, dansables, appréhendables des imaginaires inouïs face aux homogénéisations culturelles, économiques, sociopolitiques à l’ère de la mondialisation.

1 Jacques Houdaille, « Nombre d’Africains introduits à Cuba », Population, 1971, vol. 26, no 4, p. 761 762.

2 Ernesto Che Guevara, Journal du Congo : souvenirs de la guerre révolutionnaire, Paris, Mille et une nuits, 2009. Pour une histoire de l’édition de ce livre, voir William Gálvez, El sueño africano de Che: qué sucedió en la guerrilla congolesa?, La Habana, Casa de las Américas, 1997.

3 Frantz Fanon, Les damnés de la terre [1961], Paris, La Découverte, 2002, p. 305.

4 Cf. le remarquable documentaire de Jihane El Tahri : Cuba, une odyssée africaine, 2007. Disponible sur : www.youtube.com/watch?v=QxSeBGCpW24, consulté le 15 septembre 2020.

5 Ernesto Che Guevara, Justice globale : plaidoyers pour un autre socialisme, Paris, Flammarion, 2010, p. 12-13.

6 « Créer deux, trois, une multitude de Vietnam, telle est la consigne ». E. Che Guevara, « Message à la Tricontinentale [publié le 16 avril 1967] » dans Justice Globale : plaidoyers pour un autre socialisme, op. cit., p. 65-94.

7 E. Che Guevara, « Le Socialisme et l’Homme à Cuba [publié en mars 1965] » dans Justice globale : plaidoyers pour un autre socialisme, op. cit., p. 29-63.

8 Dans l’Iliade d’Homère, voir le duel entre Achille et Hector ; Le Cid de Corneille : « As-tu peur de mourir ? » s’exclame Rodrigue face à son adversaire dans l’Acte 2 de la pièce ; on connaît l’interprétation qu’a proposée Alexandre Kojève du Chapitre IV « Le combat et la mort en leur abstraction » de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel : dans le combat à mort qui oppose deux adversaires, celui qui préfère la défaite à la mort deviendra l’esclave du maître vainqueur. En bon élève de Kojève, Jean-Paul Sartre réserve aux Africains le rôle de l’esclave hégélien dans son texte Orphée Noir, où il leur promet un avenir radieux de maîtrise sur leurs maîtres d’hier ; Frantz Fanon réfutera dans Peaux noires, masques blancs cette vision messianique et naïvement optimiste.

9 E. Che Guevara, Journal du Congo : souvenirs de la guerre révolutionnaire, op. cit., p. 118.

10 Ibid., p. 362.

11 Ibid., p. 14 : « Ceci est l’histoire d’un échec. »

12 Ibid., p. 14.

13 « Nous avions, nous aussi, nos préjugés. Pour être francs, nous ignorions pratiquement tout de l’Afrique. Nous étions imprégnés des films de Tarzan – Tarzan et son chimpanzé Cheetah. C’était la seule chose que nous connaissions de l’Afrique ». Celui qui parle ainsi n’est autre que le Commandant cubain Victor Dreke, From the Escambray to the Congo: In the Whirlwind of the Cuban Revolution, New York, Pathfinder Press, 2002, p. 137. Toutes les traductions non référencées sont nôtres.

14 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome III : La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1988, p. 587.

15 Cette photo apparaît à la page 213 du Journal du Congo du Che. On la découvre également à la 37e minute du documentaire Cuba, une Odyssée africaine de Jihane El Tahri (voir supra).

16 Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, p. 204-205.

17 Benoît Verhaegen, Rébellions au Congo, Bruxelles, Les Études du Crisp, 1966.

18 Nous puisons ici largement dans Viviane Baeke, « Rites de passage et savoirs d’initiés en République Démocratique du Congo » dans Initiés : bassin du Congo, Paris, Éditions Dapper, 2013 ; Pol Pierre Gossiaux, « Le Bwamè du Léopard de Babembe (Kivu-Congo). Rituel initiatique et rituel funéraire », Anthroposys, 2006, sur : www.anthroposys.be, consulté le 15 août 2020.

19 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 35.

20 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 83.

21 Grâce à l’initiative de l’artiste, écrivain et éditeur, Rasheed Araeen, cette exposition réunissait des artistes asiatiques, africains et des Caraïbes dans le Royaume-Uni de l’après-guerre.

22 Pour une discussion plus approfondie sur leurs différences, voir : Sara Alonso Gómez, Désobéissance artistique : l’art latino-américain face aux injonctions de l’art global, thèse doctorale.

23 Gerardo Mosquera, « The Third Bienal de La Habana in Its Global and Local Contexts » dans Making Art Global (Part 1): The Third Havana Biennial 1989, Londres, Afterall Books, 2011 ; Sara Alonso Gómez, « Seamos realistas, demandemos lo imposible », Artefacto visual, 2019, vol. 4, no 6, pp. 95-100, sur : www.revlat.com/numero-6?fbclid=IwAR2Dmplm8v6d0CgsNIEnzfdM618p-qdUrWWAz7K4R1xstmjp0nFPMaLMJrY.

24 Adolfo Albán Achinte, « Estéticas decoloniales y de re-existencia: entre las memorias y las cosmovisiones » dans Julieta Haidar et Graciela Sánchez Guevara (dir.), La arquitectura del sentido II: La producción y reproducción en las prácticas semiótico-discursivas, Ciudad de México, Instituto Nacional de Antropología e Historia – INAH, 2011, p. 96 (nous traduisons et mettons en italiques).