68. Multitudes 68. Automne 2017
Majeure 68. Quand le néolibéralisme court-circuite nos choix

Le court-circuitage néolibéral des volontés & des attentions

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Notre imaginaire politique repose sur un principe de légitimation largement partagé. À l’intérieur de certaines limites, une pratique ou une institution sont reconnues comme légitimes dans la mesure où elles correspondent aux choix exprimés par les individus qui y participent. Nos régimes politiques sont tenus pour « démocratiques » si les gouvernants et les lois sont choisis en faisant le décompte des volontés individuelles exprimées par des votants et des électeurs au cours de consultations périodiques. Les marchés sont reconnus comme « libres » et optimisateurs si l’offre et la demande de travail, de services et de biens marchands s’ajustent en fonction des choix des salariés et des préférences des consommateurs. En régime de « démocratie de marché », nos deux grands principes macro-structurels d’organisation sociale reposent donc sur les choix opérés par nos volontés individuelles.

Libéralisme et volontés individuelles

L’ensemble de pensées qu’on rassemble sommairement sous la catégorie (éminemment problématique) de « libéralisme » trouve son tronc commun dans la promotion de tels choix individuels comme fondements légitimateurs des pratiques et des institutions. Que l’on s’interroge sur l’acceptabilité de certaines pratiques sexuelles ou de certains contrats économiques, l’agent premier et ultime évoqué par ce type d’approche est celui de « l’adulte consentant ». Se faire mettre en laisse et fouetter les fesses, signer un contrat de travail qui augmente la charge horaire sans augmentation de salaire, absorber des produits mettant en péril la santé, demander à un médecin d’abréger les souffrances causées par une maladie en phase terminale : tout ceci devient admissible, pour d’authentiques libéraux, dès lors que les parties prenantes sont reconnues comme adultes et comme consentantes – c’est-à-dire agissant sur la base d’un choix délibéré.

Cette tradition libérale a une histoire longue et complexe, marquée par des conflits internes et des courants fortement opposés les uns aux autres. Les partisans de la liberté de choix accordée aux individus (les « libéraux ») étaient perçus comme les « progressistes » du début du XIXe siècle. En défendant un principe d’auto-organisation sociale immanente, ils s’opposaient à des « conservateurs » soumettant les choix individuels à certains principes transcendants (tel dogme religieux, telle différence de caste, telle forme de gouvernement prétendument naturel). Aujourd’hui encore, sur des questions comme l’émancipation sexuelle, la légalisation des drogues ou l’euthanasie, les libéraux défendent des positions qu’on identifie habituellement avec la gauche, voire avec l’extrême-gauche (« libertaire »). Un clivage hérité des années 1840 a toutefois scindé cette tradition libérale en opposant un courant capitaliste, qui confie l’organisation sociale au jeu concurrentiel des choix opérés par les agents économiques réunis au sein d’un marché « libre », à un courant socialiste, qui promeut l’intervention de l’État pour corriger certaines injustices et certaines inégalités biaisant la concurrence entre les individus.

Capitalisme absolutiste et alignements automatiques

La fin du XXe siècle a vu triompher sous le nom de « néolibéralisme » une version intégriste de cette tradition libérale capitaliste, qui a progressivement (ou plutôt : régressivement) érodé une grande partie des limites correctives apportées par les lois sociales aux inégalités et aux injustices structurelles qui biaisent les rapports entre individus sur le marché libre. D’un certain point de vue, on peut donc décrire notre période historique, depuis les années 1980, comme une forme de « capitalisme absolutiste » (en démarquage d’une expression de Franco Berardi1), au sein duquel rien ne viendrait plus s’opposer au libre entrejeu de volontés radicalement individualisées, mises en compétition au sein de mécanismes de marché. La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle états-unienne, en novembre 2016, a explicitement mis au pouvoir – bien davantage qu’un « populiste » – un capitaliste absolutiste, qui place tous ses copains chefs d’entreprise multinationales à la tête des administrations politiques de façon à aligner absolument les législations étatiques sur les intérêts (à court-terme) du capital.

Dans sa rhétorique, ce capitalisme absolutiste (néolibéral) conserve des références de façade à la « volonté du peuple », aux opinions des électeurs, aux désirs des contribuables ainsi qu’aux attentes des consommateurs. Les grands prêtres et théologiens de la religion néolibérale – nobélisés depuis plusieurs décennies autour de l’Université de Chicago – insistent précisément à traduire tout comportement humain en termes de choix individuel : le délinquant « choisit » de commettre un crime lorsque celui-ci lui rapporte plus de gain qu’il ne lui cause de perte (d’où le besoin de durcir les pénalités) ; le chômeur « choisit » de ne pas travailler lorsque ses allocations lui rapportent autant qu’un salaire (d’où le besoin de réduire les indemnités) ; le chef d’entreprise « choisit » d’embaucher (d’où le besoin de fluidifier le marché du travail) ; en dernière analyse, le petit actionnaire choisit de placer ses fonds (de pension) dans les produits financiers qui lui rapportent le plus (d’où le besoin de tout comptabiliser de façon « transparente »).

Voilà pour l’idéologie officielle au nom de laquelle se légitime l’ordre social en régime néolibéral. Cette légitimation a apparemment de plus en plus de difficulté à entraîner l’adhésion, si l’on en croit le nombre croissant d’électeurs « choisissant » de voter pour des tribuns tenant des discours illibéraux (ou de ne pas voter du tout). La plupart desdits tribuns ne font pourtant que roucouler la même ritournelle des choix du peuple (strictement ethnicisé et nationalisé) et des préférences individuelles. Le plus intéressant se passe ailleurs. Car la promotion intégriste du choix individuel est surtout minée de l’intérieur par toute une série de développements (technologiques, médicaux, administratifs), qui ont en commun de court-circuiter cette volonté individuelle censée servir de justification ultime à l’ensemble de l’édifice social.

Le capitalisme absolutiste (intégralement financiarisé) se fatigue de moins en moins à faire croire que les décisions qu’il impose sont librement choisies par les agents qui les subissent ou les implémentent, ou par des délibérations rationnelles qui assureraient leur fondement ontologique. Il affiche de plus en plus insolemment sa prise d’indépendance (à prétention absolutiste) par rapport à ce que pourraient croire, dire ou penser ceux et celles dont il coordonne les gestes producteurs. Par des mélanges toujours complexes de bonnes vieilles méthodes fortes (violence physique et/ou chantage à la misère) et de nouveaux dispositifs d’incitation relevant d’un soft power, il se fait fort de pouvoir aligner les volontés dans les directions qui lui conviennent le mieux.

Derrière quelques manœuvres maladroites parce que trop visibles (on fait revoter le peuple quand sa volonté ne va pas dans la direction désirée), de nouvelles technologies, de nouvelles substances chimiques, de nouveaux modes de « gouvernance » sont désormais à sa disposition pour opérer ces alignements de façon automatique, loin des regards et des critiques. En deçà même de ce qui ressemble à des appareils de pouvoir appliqués sur nos sociétés pour aligner nos choix (prétendument « libres ») dans telle ou telle direction, il faut commencer par prendre la mesure de ce qui est en train d’arriver à l’automatisation de nos attentions.

L’avènement d’une exo-attention électrique

Après avoir survolé de très haut l’évolution des pensées libérales, prenons encore davantage de hauteur pour envisager d’encore plus loin l’évolution des rapports que l’humanité a développés avec ses outils et ses machines dans le domaine de l’aide à la perception et à la pensée. Depuis plusieurs millénaires, les humains ont élaboré des systèmes de symboles leur permettant tout à la fois d’extérioriser des représentations (exo-perception : peintures rupestres de la grotte Chauvet), d’enregistrer des pensées (exo-mémoire : épopées et textes écrits) et de faciliter la manipulation de concepts (exo-computation : bouliers et traités de géométrie). Depuis plusieurs siècles, les humains ont développé divers appareils automatiques augmentant leurs capacités sensorielles (exo-sensation), à la fois dans la distance (les « prolongements de l’humain »dont Marshall McLuhan faisait la définition des media), dans le temps (les techno-images théorisées par Vilém Flusser et Friedrich Kittler) et dans des échelles de sensibilité jadis inaccessibles à nos appareils perceptifs somatiques (les microscopes, télescopes et autres ralentis, inventés et diffusés depuis la Renaissance).

Au sein de cette histoire très longue de l’extériorisation de nos capacités sensorielles et mentales dans diverses formes d’appareillages techniques, c’est peut-être par l’extériorisation de la capacité attentionnelle que se caractérise notre début de troisième millénaire. Les différents dispositifs associant depuis un demi-siècle exo-sensation (les capteurs, capables d’opérer à travers des distances, des temporalités et des échelles inédites), exo-mémoire (les bases de données) et exo-computation (les algorithmes, ordinateurs et serveurs mobilisés par l’apprentissage profond) rendent possible l’émergence d’une exo-attention que l’humanité n’a encore jamais connue à ce jour – exo-attention dont les possibilités, les espoirs et les risques restent encore quasiment vierges de toute exploration.

Bien entendu, tout le processus industriel tend depuis bientôt deux siècles à remplacer la force humaine par de l’énergie circulant dans des machines, ce qui implique toujours de rendre ces machines quelque peu sensibles aux matières qu’elles transforment. Cette attention machinique primitive a fait des sauts qualitatifs brutaux en nous permettant en quelques années de déchiffrer des textes imprimés, de traduire des écrits avec un taux d’erreurs en diminution rapide, de reconnaître des visages humains, de piloter des avions et de conduire des voitures dans nos rues pourtant saturées d’événements imprévisibles. Nous arrivons désormais au point où les appareillages techniques peuvent prendre en charge non seulement certaines capacités perceptives simples, mais de véritables tâches attentionnelles.

Pour en comprendre les enjeux, il convient de distinguer aussi clairement que possible trois termes proches. La sensation est à localiser dans l’exposition d’un système sensoriel à des stimuli généralement extérieurs ; la perception consiste en une première sélection (plus ou moins automatique) de certaines données au sein de ces stimuli, sélection opérée par notre système perceptif somatique ; l’attention proprement dite consiste en un certain effort visant à opérer une seconde couche de sélection permettant de réagencer les rapports entre le donné sensoriel et le donné perceptif (ou d’opérer un retraitement différent de ce donné perceptif). Nous sommes aujourd’hui au seuil d’une évolution qualitative d’énorme importance, qui a véritablement décollé il y a moins d’une dizaine d’années avec l’ascension rapide des méthodes relevant de l’apprentissage profond (deep learning), attribuées à des algorithmes dits « auto-apprenants ».

Jusqu’à ce jour, l’attention humaine a été guidée, dynamisée, orientée par ce que les subjectivités humaines avaient pu imaginer être pertinent pour faciliter leurs pratiques, avec pour horizon général d’éviter les douleurs, de jouir de plaisirs ou d’obtenir des intensités de divers types. La nouveauté de l’apprentissage profond, dans sa version « non-supervisée », tient à ce que l’on peut désormais faire mouliner des algorithmes au sein d’énormes bases de données et les laisser faire émerger des corrélations potentiellement significatives sans que celles-ci n’aient été préalablement imaginées, définies ni paramétrées par des subjectivités humaines. Dans une fameuse expérience de 2012, les chercheurs de Google Brain ont en effet déclaré avoir pu, grâce à des algorithmes d’apprentissage profond, laisser une énorme puissance de computation se repérer au sein d’une énorme base de données d’images hétéroclites, avec pour résultat d’identifier ce que nous autres humains considérons comme un chat – et cela bien entendu sans que nous ne précisions aux appareils ce qu’était un chat ni comment le reconnaître.

Le dispositif technique ainsi agencé a bel et bien donné un exemple de court-circuitage de notre attention. Comme le soulignait Vilém Flusser, les automatismes ont pour fonction de court-circuiter l’intervention humaine. La propriété des dispositifs d’apprentissage profond non-supervisé tient à ce qu’ils court-circuitent le passage jadis nécessaire par des subjectivités humaines, non seulement dans le moment de la reconnaissance d’objets, mais plus fondamentalement dans le moment de la formulation d’hypothèses de pertinence.

On peut suggérer de parler d’exo-attention à partir du moment où cette fonction précise de formulation d’hypothèses de pertinence peut être effectivement et efficacement déléguée à un appareillage automatisé associant des capteurs sensoriels à de la computation algorithmique. L’enjeu de tels appareillages n’est bien entendu pas de redécouvrir ce que sont les chats. De même que les exo-squelettes aident certain humains à porter des charges physiques trop lourdes pour leur corps organique, de même les appareils exo-attentionnels sont censés nous aider à porter des charges attentionnelles trop lourdes pour nos capacités mentales individuelles. C’est déjà ce que fait l’algorithme PageRank – tel qu’il est connecté et ajusté en permanence à toutes les recherches intelligentes que nous autres humains menons à travers lui – en nous permettant de trouver en une fraction de seconde des informations que notre seule attention somatique individuelle ne pourrait dénicher qu’après des années, voire des vies entières de recherche.

De l’extériorisation de l’attention
à l’emprise des agencements machiniques

La vision proposée ci-dessus d’une progressive extériorisation des facultés humaines à travers des dispositifs techniques ne donne que la moitié de l’histoire qu’il convient de raconter. D’une part, les travaux récents d’Antonio Casilli sur le digital labor ou de Marie Lechner sur les dessous des bots font apparaître de toutes parts des rallongements de circuits humains, là où un imaginaire technophile se plait à nous faire imaginer le fluide déroulement automatique des algorithmes. On a baptisé hétéromation cette présence de travailleurs humains précarisés, sous-payés à la micro-tâche, recrutés dans les zones périphériques des îlots de prospérité globalisée2. Nos courts-circuits prétendument automatisés sont farcis de petits travailleurs et travailleuses du clic, cachés dans l’imaginaire de méga-machines de computation qui n’hésitent guère à se montrer dans leur vérité – à l’image du Mechanical Turk d’Amazon, dont le nom vient d’un joueur d’échecs prétendument automatique mais en fait habité par un humain replié dans son ventre.

D’autre part, comme le soulignait pertinemment Maurizio Lazzarato lors d’une discussion tenue à la Biennale du Design de Saint-Etienne en mars 2017, les humains n’extériorisent jamais impunément leurs capacités corporelles dans des appareillages techniques. Ceux-ci sont toujours produits, vendus, appropriés au sein de certains rapports de production qui conditionnent largement par avance les usages qu’en feront la plupart de leurs utilisateurs. Il serait illusoire de penser qu’il y a des corps individuels qui extériorisent leurs capacités ; il y a surtout des appareils de pouvoir qui exploitent des appareillages techniques pour extraire davantage de profit des corps réunis autour d’eux. Pour le dire dans les termes de Deleuze et Guattari : il faut commencer par les agencements machiniques (et les asservissements qu’ils induisent) – c’est-à-dire par les configurations que forment, ensemble et indissociablement, les humains et les machines au sein de certains rapports de force et d’appropriation de ressources3. L’exo-attention, de ce point de vue, ressemble moins à un exo-squelette individuel qu’à l’ensemble hétérogène que forment les yeux et le visiocasque, les mains et le joystick, la console vidéo et la ferme de serveurs, le Cloud et la centrale nucléaire, le capitalisme financier, le système électoral et la forme de régime médiarchique qui assure leur symbiose temporaire.

En passant des courts-circuits opérés par les appareillages techniques aux appareils de capture mis en place à travers certains rapports de production, nous retrouvons les questions propres au (néo)libéralisme évoquées en début de cette présentation. Exo-attention et court-circuitage de la volonté caractérisent ensemble les dispositifs indissociablement techniques et économico-politiques qui re-structurent en permanence nos rapports à notre environnement naturel, social et mental. L’enjeu ultime de ces (ré)agencements machiniques n’est pas tant d’augmenter nos puissances mentales que de reconfigurer nos modes de subjectivation. Quels types de subjectivités se façonnent aux carrefours des appareillages exo-attentionnels et du néolibéralisme court-circuiteur des volontés individuelles ? Quels types de politiques pourraient espérer s’élever à la hauteur de leur inquiétante complexité ? C’est à quelques points révélateurs des évolutions en cours dans ces restructurations que se consacrent les articles réunis dans ce dossier.

Quelques chantiers ouverts dans ce dossier

Francesco Adorno analyse quelques discours et quelques pratiques de « moral enhancement » par voie chimique. La volonté de réussir pousse ici la volonté à reconnaître ses limites physiologiques. Dès lors que mes choix résultent, entre autres choses, de certains taux de neurotransmetteurs dans mon cerveau, l’absorption de certaines substances chimiques peut m’aider à « mieux vouloir », c’est-à-dire à choisir ce que je ne choisis pas spontanément, mais que je devrais vouloir choisir si mon désir (subjectif) pouvait s’aligner sur mon intérêt (objectif). Cette morale médicamentée court-circuite ma volonté spontanée pour imposer cet alignement par la force irrésistible de la chimie. Un cas d’école en est magistralement disséqué par le beau livre récent d’Alan Schwartz consacré à la façon dont les USA ont progressivement mis en place le monstre quadri-face du déficit attentionnel (ADHD, catégorie psychiatrique), du capitalisme pharmacologique (CIBA et Shire promouvant les Ritaline, Adderall et autres amphétamines), des insuffisances du système éducatif (incapable d’accommoder les enfants dans leur neurodiversité attentionnelle) et de la pression compétitive exacerbée sur les marchés du travail néolibéralisés (poussant élèves, étudiants et employés à recourir à des substances chimiques pour « augmenter leur performance »)4.

Abad Ain Al-Shams s’intéresse à la façon dont d’authentiques libéraux promeuvent un « paternalisme libertarien » pour orienter subrepticement nos choix de façon à les aligner sur nos intérêts (ou sur les leurs ?). En reconsidérant nos interactions sociales du point de vue des « architectures de choix » qui les conditionnent en sous-main, la doctrine du « nudge » propose une méthode douce d’influencer nos comportements basée sur des petits coups de pouce souvent imperceptibles. Depuis la réforme des systèmes de santé ou de retraite jusqu’à l’organisation spatiale d’une cantine scolaire, le monde social devient le terrain d’exercice d’une activité de design potentiellement omniprésente, supposée bienveillante mais néanmoins inquiétante. Sa face obscure s’illustre au mieux dans la conception et le fonctionnement des casinos où des machines à sous parviennent à piéger la libre volonté des joueurs pour en vampiriser jusqu’à la dernière goutte de crédit5.

Le court-circuitage de nos attentions et de nos volontés est particulièrement bien illustré par le geste – désormais quotidien – d’accepter formellement des conditions d’utilisation dont nul d’entre nous n’a le temps de lire les interminables paragraphes défilants. Nous acceptons n’importe quoi les yeux fermés, renonçant par pragmatisme, confiance ou lassitude, à connaître ce que nous affirmons pourtant approuver. Sous la surface d’une soumission inconditionnelle, cette cécité volontaire (potentiellement synonyme de servitude) s’accompagne toutefois de certaines formes de négociation, que Geneviève Vidal analyse ici en synthétisant en un bref article le résultat de ses enquêtes sur les dispositifs numériques qui nous conduisent à opérer un « renoncement négocié ».

Tout est certes en place pour parachever ce « devenir-nègre du monde » qu’Achille Mbembe analyse éloquemment : pharmacologie, gouvernance, design et algorithmes nous asservissent en infiltrant nos volontés depuis le dessous, « par la production d’indifférence, le codage forcené de la vie sociale en normes, en catégories et en chiffres, ainsi que par diverses opérations d’abstraction qui prétendent rationaliser le monde sur la base des logiques de l’entreprise ». Avec pour résultat de nous faire travailler comme des « nègres » : « automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant plus qu’un seul et même faisceau, la fiction d’un sujet humain nouveau,» entrepreneur de soi-même», plastique, et sommé de se reconnaître en permanence en fonction des artefacts qu’offre l’époque, s’installe6 ».

Mais cette face d’asservissements bien réels coexiste avec le déploiement de nouveaux potentiels politiques, dont les mouvements sociaux émancipateurs gagneraient à prendre mieux la mesure. La traduction d’extraits du dernier ouvrage de Mark B. N. Hansen7 inscrit ce court-circuitage des volontés individuelles dans la perspective du développement d’un nouveau type de media, propres au XXIe siècle, dont la particularité est justement de ne pas s’adresser à nos consciences, ni même à nos perceptions, mais de connecter automatiquement différents points de sensibilité du monde (y compris au sein de notre propre corps), sans plus s’adresser à des « sujets » humains. L’internet (très proprement appelé) « des objets », aboutissement idéal du néolibéralisme globalisé censé maximiser nos libertés individuelles, a pour vocation de fonctionner tout seul, sans se laisser entraver par l’erratisme des volontés subjectives ni ralentir par les aléas de délibérations collectives – comme une vaste architecture de choix agencés pour notre bien, mais par des programmes. C’est bien un nouveau type de médialité qu’il faut reconnaître ici, appelant de nouveaux types d’interventions.

Deux entretiens, réalisés séparément par Nicolas Nova et Joël Vacheron avec Constant Dullaart et Silvio Lorusso, viennent réinjecter la contribution essentielle que les pratiques artistiques apportent à ces questions. Leurs analyses s’articulent en effet à des gestes concrets et créatifs de court-circuitages des courts-circuits néolibéraux. Leur mix inséparable de médiactivisme et de médiartivisme est exemplaire de ce que nous pouvons faire aujourd’hui avec les media du XXIe siècle – sans nous contenter de les subir comme des fatalités ou des malédictions, mais en apprenant à faire jouer en eux le jeu inhérent à tout artefact humain.

À partir de la symptomatologie des dispositifs de nudge ou de priming (amorçage) discutée dans l’article de Abad Ain Al-Shams, qui mènent en sous-main nos choix en court-circuitant notre attention et nos délibérations conscientes, Brian Massumi esquisse ce à quoi ressemblent déjà les nouvelles formes de politique et de pratiques artistiques capables de nous réorienter au sein de l’énorme champ de court-circuitage qui est celui du néolibéralisme dominant. Un autre article du même auteur, publié dans le no67 de Multitudes, analysait déjà les stratégies de « préemption » qui n’attendent pas que les criminels suspectés passent à l’acte, mais qui visent à anticiper des agissements dont on neutralisera les nuisances en précipitant leur avènement. Ici aussi, le moment du choix et de la volonté individuelle se trouve court-circuité, à la fois du côté des procédures policières, qui calculent des probabilités statistiques, et du côté des « terroristes » potentiels, coupables avant même d’avoir sévi. Une spirale incontrôlable s’instaure ainsi autour de volontés suspect(é)es, que l’anticipation bureaucratico-algorithmique vide de tout contenu, au nom de notre désir abstrait de sécurité.

Dans sa contribution à ce dossier, extraite de son prochain ouvrage à paraître en traduction française8, Brian Massumi analyse la façon dont les dispositifs néolibéraux valorisent un ensemble de traits comme l’intuition, l’intensité ou les contrastes, que des pratiques activistes peuvent apprendre à retourner pour catalyser de nouveaux devenirs, en direction de politiques « dividualistes » qui s’inventent déjà partout à travers nous, même si nous n’avons pas encore appris à les identifier comme telles. C’est l’un des enjeux de cet article, et de ce dossier dans son ensemble, que de nous aider à mesurer la présence, les enjeux et les puissances de telles politiques dividualistes.

Pouvoir absolu ou leurre (presque) parfait ?

L’ensemble de ce dossier est basé sur la prémisse que les découvertes des « sciences du comportement humain » – qu’elles concernent les neurotransmetteurs chimiques, le design de nos environnements ou le fonctionnement de nos algorithmes prédictifs – donnent des moyens de contrôle absolument inédits sur nos motivations intérieures, sur nos vies sociales et sur notre avenir. Les experts du moral enhancement, du nudge, des media du XXIe siècle et de l’analytique du data mining apparaissent comme les nouveaux maîtres du monde. Un livre récent de Michael Lewis retrace la biographie croisée d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman, dont la collaboration a été au cœur des recherches relatives aux questions d’amorçage (priming) et de modulation des paramètres comportementaux non-rationnels9. Toute une génération de psychologues, micro-économistes, neuro-économistes, éditorialistes, gurus du management et autres décideurs ont appris à analyser nos collaborations en distinguant un Système 1, appuyé sur l’intuition qui a l’avantage de permettre des décisions instantanées basées sur une incorporation de souvenirs antérieurs, et un Système 2, appuyé sur un recul réflexif, qui apporte une vérification rationnelle exigeant un certain temps de latence mais permettant d’éviter le piège des apparences trompeuses et des fausses corrélations10. En montrant l’importance de ce que le spinozisme faisait relever de « l’imagination », opérant en dessous de ce qu’il exaltait dans les mérites propres de « la raison », c’est bien un court-circuitage de la délibération et du choix réfléchi qui est au cœur du propos, dont l’enjeu est une affaire de vitesse de décision – le titre original du best-seller de Kahneman (Thinking Fast, Thinking Slow) revendiquant à juste titre le statut de « pensée » pour les deux processus.

Entre 2007 et 2008, les master-classes de Kahneman, auxquelles a contribué Richard Thaler (l’un des deux papes du nudge), ont vu passer parmi leurs élèves tous les nouveaux maîtres du capitalisme numérique : Jeff Bezos (Amazon), Larry Page (Google), Sergey Brin (Google), Nathan Myhrvold (Microsoft), Sean Parker (Facebook), Elon Musk (Space X, Tesla), Evan Williams (Twitter), Jimmy Wales (Wikipedia)11. Le triomphe ultime et monstrueux du savoir « psychographique », court-circuitant nos choix à force de si bien les comprendre, est généralement épinglé dans le rôle joué par Alexander Nix, le PDG de l’entreprise Cambridge Analytica, qui a donné à Steve Bannon et à Donald Trump les moyens algorithmiques de cibler avec une précision diabolique l’inconscient des électeurs américains, de façon à les convaincre subliminalement des splendeurs du capitalisme absolutiste – après avoir réussi à convaincre une majorité d’électeurs britanniques des beautés du Brexit12.

Faut-il trembler devant cette hégémonie triomphante des court-circuiteurs omniprésents, omniscients et omnipotents ? Ou ne convient-il pas plutôt de mobiliser les vertus de notre Système 2 (réflexif) pour prendre un peu de recul face aux fanfaronnades auto-promotionnelles des gurus du Système 1 (intuitif) ? Un article récent de Tamsin Shaw rappelle que les études psychologiques sur les effets de l’amorçage sont particulièrement revêches à la réplication empirique qui devrait pourtant asseoir leur scientificité. Les travaux de David R. Shanks ont suggéré que les théoriciens du priming font preuve d’une tendance (encore plus forte que les autres scientifiques) à sauter vers les conclusions et les données qui confortent leurs hypothèses de départ, là où d’autres hypothèses seraient peut-être plus crédibles13. Bref, tout se passe comme si les apologistes du Système 1 se fiaient eux-mêmes excessivement à leur Système 1 – non toutefois sans vouloir simultanément empocher tous les bénéfices de crédibilité scientifique attachés à la réflexivité méthodologique du Système 2.

D’où la question : et si la ruse de la déraison néolibérale consistait surtout à nous faire croire que nous sommes davantage dirigés par croyances irrationnelles que nous ne le sommes vraiment ? Autrement dit : le court-circuitage de nos processus délibératifs ne résulte-t-il pas autant d’effets de manche (et de leurre), vantant les mérites du court-circuitage, que du fonctionnement réel de nos esprits ?

L’intérêt des politiques dividualistes esquissées par Brian Massumi paraît ouvrir une ligne de fuite féconde au sein d’une alternative qui pourrait vite se révéler figée et paralysante. Non, il ne faut pas se fier à l’appareil de scientificité douteuse mobilisé par les gurus du management néolibéral pour justifier (comme inéluctable ou comme optimisateur) un téléguidage de nos comportements aligné en dernière analyse sur la croissance du PIB, non sans hyper-vitaminer au passage les profits de quelques multinationales. Mais non, il ne faut pas non plus jeter le bébé de la puissance intuitionnelle avec l’eau du bain de la psychologie comportementale. Le leurre principal, dans toute cette affaire, consiste sans doute à opposer de façon trop rigide Système 1 et Système 2 (alors qu’ils interagissent incessamment) et à ne voir partout que des courts-circuits, alors que chaque court-circuitage en forme de feedback entraîne ailleurs des rallongements de circuits porteurs de nouvelles possibilités de feed-forward.

Tout l’enjeu d’un temps de réflexion et d’un espace de délibération sur ces questions – temps et espace qu’espère contribuer à déployer cette majeure de Multitudes – consiste précisément, d’une part, à reconnaître la puissance propre des intuitions que notre corps développe au sein d’environnements sensibles infiniment riches et complexes, au cours d’expériences, éminemment collectives, dont notre raison analytique ne pourra jamais que saisir quelques brides, parfois cruciales mais souvent très pauvres. C’est l’une des grandes vertus des travaux de Brian Massumi et d’Erin Manning que de nous aider à mieux comprendre le fonctionnement et l’importance de cette « danse de l’attention » dont les gestes exigent d’adopter des hypothèses de neurodiversité bien différentes de celles qui dominent les neurosciences et la psychologie behavioriste14.

Mais l’enjeu de ces questionnements consiste également, d’autre part, à mobiliser nos capacités de réflexions individuelles et de délibérations collectives, non seulement pour résister à la myopie d’une maximisation du PIB socialement et écologiquement suicidaire, mais surtout pour inventer de nouvelles manières de nous approprier nos nouvelles préparations chimiques, nos nouvelles formes de design et nos nouveaux appareillages de médialité, afin de réorienter nos devenirs vers d’autres modes de vie et de collaboration. Théoriciens, scientifiques et philosophes ne suffiront pas à déjouer les leurres et les pièges du court-circuitage de nos volontés et de nos attentions. Nous avons plus que jamais besoin de l’inventivité concrète d’artistes comme Silvio Lorusso et Constant Dullaart pour frayer les voies de nouveaux alliages et de nouvelles alliances entre nos expériences sensibles et nos expérimentations réfléchies.

1 Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’heure du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016.

2 Voir à ce propos Hamid R. Ekbia et Bonnie A. Nardi, Heteromation and Other Stories of Computer and Capitalism, Cambridge MA, MIT Press, 2017, ainsi que les travaux en cours d’Antonio Casilli, par exemple <www.casilli.fr/2016/10/01/digital-platform-labor-transformations-du-travail-et-nouvelles-inegalites-planetaires>, de Marie Lechner, par exemple, « Le bruit des bots », in Jeff Guess et Gwenola Wagon, Haunted by Algorithms, 2017, <hauntedbyalgorithms.net> ainsi que le beau catalogue dirigé par Olivier Peyricot (dir.), Working Promesse, Saint-Étienne, Cité du Design, 2017.

3 Voir par exemple Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 94-120.

4 Alan Schwarz, ADHD Nation. The Disorder, the Drugs, the Inside Story, Londres, Little Brown, 2016.

5 Voir à ce propos le splendide ouvrage de Natasha Dow Schüll, Addicted by Design. Machine Gambling in Las Vegas, Princeton University Press, 2012.

6 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013/2015, p. 13.

7 Mark Hansen, Feed-Forward. On the Future of 21st Century Media, University of Chicago Press, 2015.

8 Brian Massumi, Le pouvoir à la fin de l’économie, traduit par Armelle Chrétien, Montréal, Éditions Lux, 2017.

9 Michael Lewis, The Undoing Project: A Friendship that Changed our Minds, New York, Norton, 2017.

10 Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2: les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.

11 John Brockman, « A Reality Club Discussion on the Work of Daniel Kahneman », Edge, 27 mars 2014, en ligne sur www.edge.org/conversation/daniel_kahneman-on-kahneman

12 Voir sa mise en scène promotionnelle sur la vidéo www.youtube.com/watch?v=n8Dd5aVXLCc.

13 Tamsin Shaw, « Invisible Manipulators of your Mind », New York Review of Books, 20 février 2017 (merci à Marc Saint-Upéry pour m’avoir signalé cette référence). Un article de 2013 paru dans The Economist résumait déjà bien les critiques et les doutes portant sur les fondements expérimentaux de la psychologie du priming « Trouble at the lab », The Economist, 18 octobre 2013. Pour une bonne étude de cas mettant en doute l’importance effective du priming, voir David R. Shanks et al, « Priming Intelligent Behavior : An Elusive Phenomenon », PLOS One, 24 avril 2013, disponible sur http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0056515 ; pour une vue d’ensemble du problème, voir Ben R. Newell et David R. Shanks, « Unconscious Influences on Decision Making: a Critical Review », Behavioral And Brain Sciences, 37:1, 2014, disponible sur http://cms.unige.ch/fapse/EmotionLab/pdf/Coppin%20(2014).%20BBS.pdf

14 Voir à ce propos Erin Manning et Brian Massumi, Thought in the Act. Passages in the Ecology of Experience, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014, dont l’extraordinaire premier chapitre a été traduit en français dans « Vivre dans un monde de textures. Reconnaître la neurodiversité », Chimères, no78, 2012, p. 101-112.