L’individuation chez Duns Scot et Gilbert SimondonPlus que tout autre penseur, Duns Scot et Simondon se sont longuement arrêtés sur le rapport entre ce qui est surtout commun et ce qui est surtout singulier. Relever certaines assonances entre leurs thèses peut nous aider à mettre au point un modèle théorique pour déchiffrer le mode d’être de la multitude contemporaine. Cet article concerne : 1. La critique adressée par Duns Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-forme peut rendre raison du processus d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel » et celle de « commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et logique du « commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’ « universel ». 3. Le rapport paradoxal – fait à la fois d’addition et de soustraction – de l’individu individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-ils ou non des individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans les manuels scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de « transindividualité » et d’ « individuation collective ».
Qui veut aujourd’hui saisir par la pensée son temps propre (au lieu de perdre son temps en pensées délicates ou ronflantes, mais en tout cas inoffensives) doit s’arrêter longuement sur le rapport entre ce qui est surtout commun et ce qui est surtout singulier. Ce locuteur particulier, dont les énoncés ont suscité notre approbation ou notre irritation à la dernière assemblée des intermittents du spectacle, diffère de tous ceux qui ont pris la parole avant et après lui. Mais s’il diffère d’eux, constituant ainsi un être singulier, c’est précisément dans la mesure où il partage avec eux une « nature commune » : la faculté du langage. La capacité d’articuler des sons dotés de signification, réquisit biologique de l’espèce Homo sapiens, ne peut se manifester qu’en s’individuant en une pluralité d’êtres parlants ; inversement, une telle pluralité d’individus serait inconcevable sans une participation préalable de chacun et de tous à cette réalité préindividuelle qu’est justement cette capacité d’articuler des sons dotés de signification. Si l’exemple linguistique, de saveur trop « naturaliste », devait heurter les palais bergsoniens de bien des philosophes post-structuralistes, on pourrait songer aussi bien à la condition des migrants ou à la souple inventivité requise du travail intellectuel de masse. Dans les deux cas (mobilité et force d’invention), il s’agit de réalités préindividuelles historiquement déterminées qui n’en sont pas moins l’occasion d’un extraordinaire processus de diversification de l’expérience et de la pratique. Et réciproquement : individués dans toute leur eccéité, ce migrant et ce travailleur intellectuel ne cessent pourtant d’attester l’existence d’un fond indifférencié. Loin de se heurter, le Commun et le Singulier renvoient l’un à l’autre en une sorte de cercle vertueux.
Tout tient alors à la façon de comprendre en quoi consiste au juste ce renvoi réciproque. Et c’est ici que les boussoles s’affolent et que les sentiers bifurquent. Le Commun est-il le résultat d’une abstraction mentale, isolant et condensant certains traits présents en de multiples individus ? Est-ce au contraire quelque chose de tout à fait réel en soi et pour soi, indépendant de nos représentations ? Et surtout : le locuteur singulier est-il distinct de ses semblables parce que, à côté de la faculté commune de langage, il fait valoir d’autres caractéristiques, elles bien uniques et induplicables (par exemple un désir ou une passion) ? Ou bien ce locuteur n’est-il au contraire distinct de ses semblables, précisément, que parce qu’il représente une modulation particulière de la faculté commune de langage ? L’individuation advient-elle en vertu de quelque chose qui s’ajoute au Commun, ou a-t-elle lieu au sein de ce dernier ? Tels sont quelques uns des dilemmes qui, aujourd’hui plus que jamais, quadrillent la discussion sur le principium individuationis. Il est presque superflu d’ajouter que l’enjeu est ici à la fois logique, métaphysique et politique. Logique : pour penser adéquatement la « nature commune » (ou préindividuelle) dont descend l’individu individué, il convient peut être de renoncer au principe d’identité et à celui du tiers exclu. Métaphysique : à la lumière du lien Commun-Singulier, il est permis de postuler l’existence d’une intersubjectivité préalable, antérieure à la formation même de sujets distincts ; l’esprit humain, contrairement à ce que suggère le solipsisme méthodologique des sciences cognitives, est originairement public ou collectif. Politique : la consistance du concept de « multitude » dépend en bonne part de la façon de comprendre le processus d’individuation. Celle ci est un réseau de singularités qui, au lieu de converger vers l’unité factice de l’État, perdurent comme telles pour la raison précise que, dans les formes de vie et dans l’espace-temps de la production sociale, elles refont à chaque fois valoir la réalité préindividuelle qui se tient derrière elles, c’est-à-dire le Commun dont elles dérivent.
Il existe à ma connaissance deux penseurs qui, prenant l’individuation comme thème de prédilection, ont fini par s’occuper surtout de la « nature commune », de ses caractères et de son statut. : Duns Scot et Gilbert Simondon. Il y a dans cette dérive – partir pour les Indes et découvrir l’Amérique – quelque chose comme une nécessité riche d’enseignements. Pour justifier un tel rapprochement, il suffirait de dire : ces deux philosophes ont polémiqué contre la façon habituelle de comprendre le principium individuationis, et surtout contre sa réduction à une question bien circonscrite, dépourvue de conséquences sur l’ontologie générale. Et l’on pourrait ajouter : la réflexion de Simondon sur la « réalité préindividuelle », comme tout mouvement de pensée capable de déterminer une situation inédite, nous permet de lire autrement certains auteurs du passé, ou encore crée ses propres prédécesseurs. Mais si l’on en restait là, il ne s’agirait que d’un jeu érudit : et je n’ai, à vrai dire, de goût ni pour le jeu ni pour l’érudition. En relevant certaines assonances entre les thèses de Duns Scot et celles de Simondon, je voudrais plutôt tenter de mettre au point un modèle théorique – ni « simondonien » ni « scotien » au sens strict du terme – pour déchiffrer le rapport Commun-Singulier et, donc, le mode d’être de la multitude contemporaine.
Ces quelques notes (rien de plus, en vérité) concernent : 1. La critique adressée par Duns Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-forme, ou encore l’hylémorphisme, peut rendre raison du processus d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel » et celle de « commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et logique du « commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’ « universel ». 3. Le rapport paradoxal – fait à la fois d’addition et de soustraction – de l’individu individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-ils ou non des individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans les manuels scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de « transindividualité » et d’ « individuation collective ».

Misère de l’hylémorphisme

Sans être toujours en mesure de l’éviter, tant Duns Scot que Gilbert Simondon manifestent la plus vive défiance à l’égard de l’expression « principe d’individuation ». Elle est à leurs yeux trompeuse, car elle donne à croire que l’individuation serait due à un facteur particulier (le sacro-saint « principe »), isolable en tant que tel.
Duns Scot consacre une grande partie de l’ Ordinatio II, 3, 1 à passer au crible, puis à écarter un à un les différents candidats au rang de « principe » : quantité, qualité, espace, temps, etc. Inutile de chercher un aspect de la réalité capable, par lui-même, de garantir la singularité d’un être. Tous les aspects de la réalité, y compris les accidents les plus fugaces et les plus casuels, sont toujours communs : chacun est passible d’individuation, aucun ne peut la produire. Il est totalement illusoire de supposer, par exemple, que la singularité dérive de l’existence ou de l’indivisibilité : ce qui existe (ou ce qui se révèle indivisible) est un être singulier, mais ce n’est en aucune façon l’existence (ou l’indivisibilité) qui en fait le singulier qu’il est.
Pour Simondon (1989, p. 11), « ce qui est un postulat dans la recherche du principe d’individuation, c’est que l’individuation ait un principe». L’erreur capitale de ce postulat tient à ce qu’il assigne à l’individu constitué un primat ontologique, pour procéder ensuite à reculons et partir à la recherche de son prétendu élément séminal. Au lieu d’expliquer l’individu à partir du Commun, on explique ainsi le Commun à partir de l’individu. Pour corriger cette tendance fallacieuse, il est nécessaire de poser au centre de l’enquête l’être préindividuel, dépourvu d’unité numérique, et par là jamais réductible à un élément défini : « l’individu serait alors saisi comme une réalité relative, une certaine phase de l’être qui suppose comme elle une réalité préindividuelle, et qui, même après l’individuation n’existe pas toute seule, car l’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentiels de la réalité préindividuelle » (ibid. p. 12).
Critiquer l’idée que l’individuation aurait un « principe » signifie régler ses comptes avec le couple matière/forme. C’est en effet surtout à lui qu’a été confiée la charge de transformer une nature commune en un être singulier (l’ « humanité » en « cet homme », par exemple). Pour Simondon, l’hylémorphisme est un filet dont les mailles sont trop larges : il indique tout au plus certaines conditions en arrière-fond de l’individuation, sans fournir aucune élucidation sur l’opération en laquelle elle consiste : « on n’assiste pas à l’ontogénèse parce qu’on se place toujours avant cette prise de forme qui est l’ontogénèse; le principe d’individuation n’est pas donc saisi dans l’individuation même comme opération, mais dans ce dont cette opération a besoin pour pouvoir exister, à savoir une matière et une forme » (ibid., p. 11). Pour Duns Scot, ni la matière, ni la forme, ni même leur composé n’individuent, constituant plutôt le milieu où l’individuation doit s’accomplir : « L’entité individuelle n’est ni forme ni matière ni composition en tant que chacune de celles-ci est une nature [commune. Elle est la réalité ultime de l’être qui est matière, ou qui est forme, ou qui est composition, de sorte que tout ce qui est commun et cependant déterminable peut toujours être distingué » (Ordinatio II, 3, § 188, p. 176).
Duns Scot se propose en particulier de réfuter la thèse aristotélico-thomiste selon laquelle la tâche d’individuer reviendrait à la seule matière, la forme se voyant réserver le monopole de la « nature commune ». La réfutation a lieu à travers une célèbre expérience mentale : les anges, par définition dépourvus de corps matériel, sont-ils eux aussi des singularités distinctes, ou coïncident-ils sans reste avec l’espèce ? Duns Scot nous rappelle avant tout que, contrairement à ce que soutiennent ses détracteurs, la matière est, elle aussi, commune, ou plutôt a une « quidditas » : en sorte que sa présence n’assure pas l’individuation, pas plus que son absence ne l’empêche. En second lieu, il observe que la forme, à l’égal de toute autre « nature commune », est déjà par soi sujette, sans nul besoin d’intervention extérieure, au processus d’actualisation qui donne lieu à une pluralité d’individus inconfondables : « J’affirme donc qu’en fonction de la réalité par laquelle elle est une nature, toute nature [… est potentielle par rapport à la réalité par laquelle elle est “cette nature” et que, par suite, elle peut être “celle-ci” » (ibid, § 237, p. 196). La multitude angélique est une multitude d’individus individués : chacun d’eux est une « détermination ultime » du Commun, aucun ne le renferme en soi tout entier.
L’expérience mentale de Duns Scot (peut-être comparable, dans le langage de Simondon, à la défense d’une « individuation psychique » nouvelle et particulière par rapport à l’individuation « physique »), peut être reformulée, de façon tout à fait sérieuse, en se référant à la situation contemporaine. Le travail vivant postfordiste a pour matière première et instrument de production la pensée verbale, la capacité d’apprendre et de communiquer, l’imagination, bref les facultés distinctives de l’esprit humain. Le travail vivant incarne, donc, le general intellect ou « cerveau social », dont Marx a parlé comme du « socle principal de la production et de la richesse ». Le general intellect ne coïncide plus, aujourd’hui, avec le capital fixe, avec le savoir cristallisé dans le système des machines, mais fait un avec la coopération linguistique d’une multitude de sujets vivants. Tout cela est maintenant assez évident. Faire résonner ici la question de Duns Scot est déjà moins évident, mais pourtant légitime : les travailleurs cognitifs, partageant cette « nature commune » qu’est le general intellect, sont-ils des singuliers absolument distincts ou, pour ce qui touche à leur être « cognitifs » et « immatériels », n’y a-t-il pas de différence entre espèce et individu ? Certains soutiennent que la multitude postfordiste est constituée d’individus induplicables dans la mesure, et dans la mesure seulement où chacun dispose d’un corps matériel. Mais peut-être demeure-t-on ici trop fidèle au critère défendu par Thomas d’Aquin dans le De ente et essentia : la matière comme seul principium individuationis. Une solution de ce genre est pleine d’inconvénients. Elle pose en effet qu’au lieu d’être le terrain propice à l’individuation, le Commun se situe à ses antipodes. Les travailleurs cognitifs ne seraient pas singuliers en tant que cognitifs, mais au-delà et indépendamment de ce fait. En toute rigueur, il n’y aurait pas alors de multiples travailleurs cognitifs, mais un seul travailleur cognitif/espèce, exemplifié par de nombreux êtres identiques. Il existe cependant d’excellentes raisons, logiques et politiques, d’avancer « qu’il est parfaitement possible qu’il y ait une pluralité d’anges dans la même espèce » (ibid, § 227, p. 193), ou qu’il est parfaitement possible que la « nature commune » – en l’occurrence le fait d’être tous des expressions du general intellect – ait sont « actualité ultime » dans une multitude de singularité distinctes.

L’opposition du Commun et de l’Universel

Pour penser sérieusement le Singulier, il faut planter sa tente dans le Commun : dans ce Commun que Duns Scot nomme « nature » et Simondon « préindividuel ». L’individuel en tant que tel est une catégorie extrêmement générale et indéterminée, tout le contraire de l’individuation. Si l’on considère deux individus sans faire référence au Commun, on est contraint de conclure qu’ils sont tous les deux un « un », un « celui-ci », un « je » : donc qu’ils sont indiscernables, exactement comme des citoyens qui vont voter. En dehors du Commun, il y a identité, et non singularité. L’identité est réflexive (A=A) et solipsiste (A n’est pas relié à B) : tout être est et demeure lui-même, sans entretenir le moindre rapport avec quelque être que ce soit. La singularité, au contraire, jaillit d’une réalité préindividuelle préalablement partagée : X et Y ne sont des individus individués que parce qu’ils configurent de façon différente ce qu’ils ont en commun.
Pour comprendre l’articulation intime du Singulier et du Commun, il convient toutefois de relever le hiatus séparant le Commun de l’Universel. L’habitude d’employer les deux termes comme des synonymes presque interchangeables nous fait perdre la partie de l’individuation avant même de l’avoir commencée. Le Commun s’oppose à l’Universel tant du point de vue logique que du point de vue ontologique. Préciser avec soin cette double coupure est peut-être une des tâches essentielles de la philosophie à venir (ainsi que le point d’honneur des mouvements politiques les plus radicaux du présent). Je me contenterai ici d’un relevé sténographique des arguments de Duns Scot et de Simondon qui semblent justifier cette inférence a priori étrange : « si Commun, alors non Universel ». À la place du rapport d’inclusion dans l’Universel de l’individu déjà constitué, les deux auteurs mettent l’accent sur le rapport d’appartenance préalable au Commun de l’individu en voie d’individuation.
Pour Duns Scot, le Commun est « inférieur à l’unité numérique » (Ordinatio II, 3, § 8; p. 89); pour Simondon, l’ « être préindividuel est un être qui est plus qu’une unité » (Simondon 1989, p. 13). Et seul ce qui échappe à l’unité numérique « est compatible sans contradiction avec la multiplicité » (Ordinatio II, 3, § 9, p. 90) ; lui seul est partageable et communicable, ou « peut se trouver chez un autre sujet que celui chez qui il se trouve” (ibid). Muriel Combes observe que pour Simondon « c’est seulement en fonction d’un être préindividuel compris comme “plus qu’un”, c’est-à-dire comme système métastable chargé de potentiels, qu’il devient donc possible de penser la formation d’êtres individués » (Combes 1999, p. 13). Notons le pluriel : « êtres individués ». S’il n’était pas « plus qu’un », le Commun ne pourrait se rattacher simultanément à de multiples individus : mais puisque l’individuation d’un individu seul est inconcevable (comment distinguer alors l’exemplaire singulier de l’espèce ?), il n’y aurait pas du tout de processus d’individuation et pas même, en toute rigueur, quoi que ce soit de commun. Tel est le premier point de divergence, essentiel, avec l’Universel : ce dernier est en effet toujours doté d’unité numérique. Ou plutôt : l’Universel est la façon dont l’esprit assigne subrepticement une unité numérique au Commun. Les concepts de « beau », d’ « intelligent », d’ « homme », etc., transfèrent le préindividuel dans le cadre de la réalité individuée. Les prédicats universels ne rendent pas compte de la « nature commune » qui précède et rend possible l’individuation, ils se contentent d’abstraire certaines caractéristiques uniformément récurrentes parmi des êtres déjà individués.
Le Commun est une réalité indépendante de l’Intellect : il existe même quand il n’est pas représenté. L’Universel, au contraire, est un produit de la pensée verbale, un ens rationis dont l’intellect est l’unique demeure. Duns Scot : « J’affirme encore qu’ [… il y a dans les choses, indépendamment de toute opération de l’intellect, une unité qui est inférieure à l’unité numérique, c’est-à-dire l’unité propre au singulier, et qui est néanmoins réelle; cette “unité” est l’unité propre à une nature [commune » (Ordinatio II, 3, § 30, p. 98). De la même façon, pour Simondon, le « préindividuel », loin d’être une construction mentale, est la réalité dont l’esprit lui-même descend et dépend : « l’individu a conscience de ce fait d’être lié à une réalité qui est en sus de lui-même comme être individué » (Simondon 1989, p. 194).
D’un point de vue gnoséologique, on devrait donc parler d’un réalisme du Commun et d’un nominalisme de l’Universel. Le Commun, inférieur à l’unité numérique, est présent en soi et pour soi dans une multiplicité de sujets singuliers. L’Universel, subsistant seulement dans l’intellect, est en revanche introuvable dans tel ou tel des sujets singuliers auxquels il peut être attribué. Le Commun – par exemple la « nature humaine » ou le « general intellect » – n’est pas un prédicat des individus Pierre, Paul ou Jacques, mais ce dont procède l’individuation même de Pierre, Paul ou Jacques, en tant qu’êtres distincts auxquels conviendront ensuite les prédicats les plus divers. Inversement l’Universel – par exemple le concept d’ « homme » ou celui d’ « intelligence » – est un prédicat qui s’ajoute à des individus déjà individués, sans jouir pourtant d’une réalité propre en aucun d’entre eux. Comme l’écrit en une formule percutante Sondag dans son admirable commentaire de Duns Scot, « une nature [commune est individuable et non-prédicable, un concept est prédicable et non-individuable » (Sondag 1992, p. 36). C’est le réalisme du commun qui conduit Simondon à émettre l’hypothèse provocatrice d’une « ontologie précritique » : d’une ontologie qui, tenant les catégories transcendantales de Kant pour un résultat tardif du processus d’individuation, valorise l’existence effective d’une réalité préindividuelle (et antéprédicative). « Il faut intégrer au domaine de l’examen philosophique l’ontogénèse, au lieu de considérer l’être individué comme absolument premier. Cette intégration permettrait [… aussi de refuser une classification des êtres en genres qui ne correspond pas à leur genèse, mais à une connaissance prise après la genèse » (Simondon 1989, p. 206). Le Commun, au sein duquel il n’est pas encore possible de distinguer entre sujets et prédicats, est pour ainsi dire la condition de possibilité extra-mentale des catégories a priori dont jouit l’esprit.
Puisqu’il est prédicable et doté d’unité numérique, l’Universel est soumis aux principes d’identité et du tiers exclu : Jean est homme ou non-homme, il n’existe pas d’autre possibilité. En tant qu’il manque d’unité numérique et n’est pas prédicable, le Commun ne se plie pas au principe d’identité ou à celui du tiers exclu : la « nature humaine » est et n’est pas l’individu individué Jean ; le general intellect est et n’est pas tel travail cognitif singulier. Duns Scot : « s’il est vrai que la nature de x, qui est réellement présente chez x, peut très bien être présente chez un autre singulier, on ne peut véritablement pas dire que “x est la nature de x” » (Ordinatio II, 3, § 37, p. 102). Simondon: « Pour penser l’individuation, il faut considérer l’être non pas comme substance, ou matière, ou forme, mais comme système tendu, sursaturé, au-dessus du niveau de l’unité, ne consistant pas seulement en lui-même, et ne pouvant pas être adéquatement pensé au moyen du principe du tiers exclu; l’être concret, ou être complet, c’est-à-dire l’être préindividuel, est un être qui est plus qu’une unité. L’unité, caractéristique de l’être individué, et l’identité, autorisant l’usage du principe du tiers exclu, ne s’appliquent pas à l’être préindividuel […; l’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation » (Simondon 1989, pp. 13-14).
L’hétérogénéité logique et ontologique qui sépare le Commun de l’Universel se présente aujourd’hui comme alternative politique entre Multitude et État. Les singuliers qui composent la multitude postfordiste exposent une « nature commune » comme leur propre présupposé réel (et inséparable) : ils exposent donc tout entier le processus d’individuation dont ils sont le dernier résultat. Qu’on l’appelle general intellect ou coopération linguistique, ce présupposé commun est sur le point de surgir au premier plan comme principe constitutionnel inédit, soviet du travail cognitif, démocratie non représentative. L’État, qui s’oppose à la multitude, ne fait que transposer le Commun dans un ensemble de réquisits universels, dont lui seul est le détenteur légitime. L’État postfordiste assure une sorte de réalité politico-militaire factice à cet ens rationis qu’est l’Universel comme tel. La démocratie représentative et les appareils administratifs opèrent une substitution systématique de l’Universel, prédicable mais non-individuable, au Commun, individuable mais non-prédicable.

L’individuation : surplus et déficit

La différence entre Commun et Singulier pourrait être à bon droit comparée à la différence entre puissance et acte. Duns Scot : « la réalité de l’individu est, pour ainsi dire, un acte qui détermine la réalité de l’espèce, laquelle est, pour ainsi dire, possible et potentielle » (Ordinatio II, 3, § 180, p. 172). Le Singulier ne se distingue pas du Commun par la possession de quelque qualité supplémentaire, mais parce qu’il détermine de manière contingente et induplicable toutes les qualités déjà contenues en lui. Le Singulier est la « réalité ultime » du Commun, exactement comme l’acte est la réalité ultime de la puissance. L’analogie du couple puissance/acte et du couple préindividuel/individuel affleure également souvent chez Simondon : « On pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification que les philosophes présocratiques y mettaient: [… la nature est réalité du possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée » (Simondon 1989, p. 196). Et Muriel Combes précise: « Avant toute individuation, l’être peut être compris comme un système qui contient une énergie potentielle. Bien qu’existant en acte au sein du système, cette énergie est dite potentielle car elle nécessite pour se structurer, c’est-à-dire pour s’actualiser selon des structures, une transformation du système » (Combes 1999, p. 11). Ne dépendant d’aucun facteur ou « principe » particulier, l’individuation, tant chez Duns Scot que chez Simondon, est une individuation modale : elle n’est que le passage d’un mode d’être à un autre.
L’acception modale de l’individuation, sur la base de laquelle le Commun est Singularité-en-puissance, et la Singularité Commun-en-acte, rend plausible l’énoncé simultané de deux assertions qui pourraient, à première vue, sembler discordantes, voire carrément contradictoires : a. l’individu ajoute quelque chose à la nature commune ; b. l’individu n’épuise pas en lui la perfection de la nature commune. Prises ensemble, ces deux assertions nous disent : un individu est à la fois plus et moins que l’espèce (tandis qu’il n’est jamais assimilable à elle). Comment concevoir un excès qui, sous un autre aspect, constitue une déficience ? L’incompatibilité apparente de ces deux assertions disparaît dès que l’on considère que ce « plus » et ce « moins » ont une seule et même racine : le Singulier comme acte. L’individualité ajoute à la « nature commune » (general intellect, faculté de langage, mobilité des migrants, etc.) le mode d’être de l’ « actualité ultime ». Ce mode d’être, à la différence de la forme ou de la matière, ne se manifeste que dans une singularité distincte : en sorte qu’il faut conclure que « cet homme » contingent est plus que la « nature humaine ». Mais le Singulier, toujours du fait qu’il est une « réalité ultime », n’en demeure pas moins en deçà du Commun. L’individu individué ne résume pas en lui la perfection inscrite dans la « nature commune », car il n’est qu’une de ses innombrables déterminations possibles. Aucun singulier ne peut exposer le Commun en tant que tel, ce dernier contenant comme son trait essentiel la communicabilité et la partageabilité, c’est-à-dire la relation entre de multiples singuliers. Tout travail cognitif ajoute quelque chose au general intellect, mais il n’en représente pas tout entier la puissance, puissance qui se donne à voir dans l’agir de concert d’une multitude.
Évoquons rapidement quelques corollaires déductibles de ces deux assertions fondamentales. Reprenons la première : « l’individu ajoute quelque chose à la nature commune ». Cela signifie que la singularité n’est pas le pur résidu d’une série infinie d’oppositions et de délimitations. Selon Duns Scot, « cet homme » n’est pas un singulier parce qu’il est distinct de tous les autres individus, il est distinct de tous les autres individus « par quelque chose en lui de positif » (Ordinatio II, 3, § 49, p. 109). Qu’on l’appelle « actualité ultime » (avec Duns Scot), ou « résolution d’un état métastable chargé de potentiel » (avec Simondon), cette positivité du Singulier contraste avec le modèle négativo-différentiel d’individuation qui prévaut dans les sciences humaines influencées par le structuralisme. Gérard Sondag observe que la position de Duns Scot nous offre quelques bonnes raisons de révoquer en doute la célèbre thèse de Ferdinand de Saussure d’après laquelle, dans la langue, un élément singulier n’est défini que par sa non-coïncidence avec le reste : « on ne peut pas soutenir qu’à l’intérieur d’un système constitué ses éléments se définissent seulement par leurs différences mutuelles, ou que ces différences réciproques sont la condition suffisante de leur individualité – théorie qui pourtant a pu passer pour convaincante, pendant quelques dizaines d’années, dans un grand nombre de recherches dans les sciences de l’homme et dans celles du langage (les premières prenant souvent modèle sur les dernières » (Sondag 1992, p. 43).
D’après notre seconde assertion « l’individu n’épuise pas en lui la perfection de la nature commune ». En guise de corollaire, on pourrait énoncer : le processus d’individuation, qui fait d’un animal humain une singularité induplicable, est toujours circonscrit et partiel ; ou plutôt inachevable par définition. Pour Simondon, le « sujet » déborde les limites de l’ « individu », vu qu’il contient en lui, au titre de composante inéliminable, une part de réalité préindividuelle, riche en potentiels, instable. Cette réalité préindividuelle coexiste durablement avec le Je singulier, sans jamais toutefois se laisser assimiler à lui. Elle dispose donc de ses propres expressions autonomes. Du préindividuel surgit l’expérience collective : laquelle, pour Simondon, ne consiste pas en une convergence de multiples individus individués, mais tient aux diverses façons dont s’exprime ce qui, en chaque esprit, n’est pas passible d’individuation. « Ce n’est pas véritablement en tant qu’individus que les êtres sont rattachés les uns aux autres dans le collectif, mais en tant que sujets, c’est-à-dire en tant qu’êtres qui contiennent du pré-individuel » (Simondon 1989, pp. 204-5). On l’a dit, la perfection de la nature commune ne se manifeste que dans l’interaction entre singuliers, sans appartenir à aucun d’eux en particulier. La préposition « entre », généralement employée avec insouciance, est ce que nous offre de mieux le langage ordinaire pour indiquer ce qui, tout en existant réellement en dehors de l’esprit, n’en est pas moins « inférieur à l’unité numérique ». « Entre » désigne le milieu de la coopération productive et du conflit politique. Dans ce « entre » le Commun nous montre son second visage : préindividuel, il est également trans-individuel ; non seulement fond indifférencié, mais aussi sphère publique de la multitude.

L’ange et le travailleur cognitif comme « individus de groupe »

Revenons, pour finir, aux anges. Pour Duns Scot, bien qu’ils soient dépourvus de corps matériel, ils sont des singularités distinctes. Sinon, nous dit-il, il faudrait en conclure que « du seul fait qu’il est dépourvu de matière, un individu quelconque enfermait en lui-même la perfection tout entière de l’espèce » (Ordinatio II, 3, § 249, p. 202) : ce qui, nous l’avons vu, est une erreur grossière. Un discours analogue vaut pour les travailleurs cognitifs, dont la « nature commune » est le general intellect. En tant qu’ « actualités ultimes » du cerveau social, ce sont des individus individués. Mais, notons le bien, ils le sont même sans aucune considération des corps désirants que, n’étant pas des anges, ils possèdent assurément. L’individuation des travailleurs cognitifs doit concerner en premier lieu leur être cognitifs. Toute autre hypothèse n’est que bavardage fastidieux.
Cela dit et redit, demandons nous si la « question des anges » (et celle, parallèle, du rapport general intellect/multitude) ne se prête pas pourtant à une autre interprétation. Une fois admis sans état d’âme que l’absence de matière n’empêche pas l’individuation, on ne peut néanmoins s’empêcher d’avoir l’impression que, dans le cas des anges, il existe une proximité anomale entre le Singulier et le Commun. Il est presque impossible de penser cet ange particulier en dehors de l’ensemble compact dont il fait partie : Puissances, Dominations, etc. Le chérubin singulier, doté, c’est entendu, d’unité numérique, semble ne plus avoir derrière lui d’être préindividuel qui, « inférieur à toute unité numérique », le relierait à tous ses semblables. Il constitue certes une « actualité ultime », mais, il faut l’ajouter, une actualité qui, en un mouvement réflexif, expose en elle-même le rapport puissance/acte ; il constitue certes une singularité , mais une singularité qui exprime ostensiblement le passage du Commun au Singulier. La thèse thomiste selon laquelle les anges ne seraient pas sujets à l’individuation n’est qu’une façon erronée d’enregistrer cette situation paradoxale. Mais réfuter cette erreur ne doit pas nous dispenser d’affronter le paradoxe.
Tant pour les anges de Duns Scot que pour les travailleurs cognitifs d’aujourd’hui, eux aussi caractérisés par une sorte d’étrange juxtaposition du Singulier et du Commun, les réflexions de Simondon sur l’ « individuation collective » se montrent tout à fait éclairantes. De quoi s’agit-il ? La part de réalité préindividuelle qui demeure irrésolue en tout sujet singulier exige un nouveau processus d’individuation qui pourtant – nous y voilà ! – ne peut advenir in interiore homine, à l’intérieur de l’esprit, mais seulement entre une multiplicité d’esprits. Cette seconde individuation donne lieu, précisément, au collectif. À l’encontre de bien des superstitions philosophico-politiques, Simondon soutient que le collectif ne réduit pas la singularité, mais qu’il l’affine et accroît sa puissance. Le collectif est le milieu où le pré-individuel se convertit en trans-individuel. Et l’individu psychique, en s’individuant à nouveau dans le collectif transindividuel, devient un « individu de groupe » : « Il n’est donc pas juste de parler de l’influence du groupe sur l’individu; en fait, le groupe n’est pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus groupés; d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le groupe est groupe d’individus [… le groupe n’est pas non plus réalité interindividuelle, mais complément d’individuation à vaste échelle réunissant une pluralité d’individus » (Simondon 1989, pp. 184-5).
Nous pouvons alors reformuler la « question des anges ». Tant les anges que les travailleurs cognitifs se présentent comme des individus de groupe. Dans un cas comme dans l’autre, il y a concomitance, enchevêtrement inextricable de deux individuations : psychique et collective. La proximité anomale du Singulier et du Commun s’explique par le primat de l’expérience transindividuelle dans la vie de chaque individu individué. Le travailleur cognitif, « actualité ultime » du general intellect, reflète dans sa singularité contingente le « entre » où surviennent les relations entre les multiples travailleurs cognitifs. À l’égal de l’ange c’est un travailleur positivement distinct qui, pourtant, ne se laisse pas penser en dehors de l’ensemble auquel il appartient. Précisons : c’est justement la distinction positive de ce travailleur cognitif qui se verrait négligée si l’on ne prêtait pas attention à l’agir de concert auquel il participe, à la coopération productive et politique dans laquelle il est inclus, à la réalité transindividuelle qui lui échoit (et qui acquiert en lui une tonalité intime à nulle autre pareille).

(traduit de l’italien par François Matheron)

Bibliographie

COMBES, M., Simondon. Individu et collectivité, Paris, Puf, 1999.

DUNS SCOT, Le principe d’individuation (Ordinatio II, 3, première partie), introduction, traduction et notes par Gérard Sondag, Paris, Vrin, 1992.

SIMONDON, G., L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.

SONDAG, G., Introduction à Duns Scot, Le principe d’individuation, cit., pp. 7-84.