Entretien avec Mathilde Duclos
par Monique Selim
Monique Selim : Vos travaux portent sur le revenu universel – ou plus exactement le revenu d’existence inconditionnel – comme outil de solidarité sociale dans le cadre d’une tradition française d’État-providence. Vous réfléchissez en termes de théorie politique qui constitue votre domaine de spécialité. Pouvez-vous préciser ici les différents axes de votre problématique et les questions que vous vous posez aujourd’hui, après deux années de pandémie de Covid. En quoi par exemple le revenu universel – là où il a été expérimenté, ou dans un scénario imaginé a-t-il ou aurait-il bénéficié – et à qui – durant ces longs mois de contaminations, d’enfermement et de déréliction pour beaucoup ? En effet le revenu universel est – me semble-t-il – dans la littérature disponible peu articulé à la santé publique et aux politiques mises en place, ce à quoi la conjoncture actuelle pousse fortement.
Mathilde Duclos : Avant la pandémie, je me suis surtout penchée sur les débats français autour du revenu universel. J’ai d’abord recherché les différentes prises de position des acteurs et des actrices impliqué·e·s dans la fabrique des politiques sociales, qu’il s’agisse de parlementaires, de syndicalistes, de personnes impliquées dans des associations, etc. J’ai ensuite pu compléter ces points de vue en m’entretenant directement avec les professionnel·le·s concerné·e·s. Ce que je me disais, c’est qu’en recomposant et en analysant cette controverse politique concrète, je parviendrais à dire quelque chose d’une notion peu étudiée en théorie politique, à savoir la solidarité. Pour grossir le trait, je pensais que les acteurs et les actrices politiques étaient en désaccord autour de la question du revenu universel parce qu’iels portent différentes visions de ce que la solidarité devrait être, visions avec lesquelles le revenu universel n’était généralement pas aligné. Il me semblait alors intéressant et original de prendre ce point d’entrée, le revenu universel, pour révéler cette conflictualité autour de la solidarité. Et ce d’autant plus que la solidarité est souvent considérée comme quelque chose d’assez consensuel. Même si ces beaux mots sont loin de toujours se traduire en actes, il est très courant d’entendre qu’être solidaire c’est important et qu’on ne l’est même jamais assez.
La pandémie n’a pas rebattu les cartes théoriques autour du revenu universel dans le sens où je ne suis pas sûre qu’elle nous ait appris quelque chose que la littérature existante n’incluait pas déjà. En revanche, il est vrai que la Covid‑19 a exacerbé et rendus visibles au plus grand nombre des problèmes auxquels le revenu universel prétend apporter une réponse satisfaisante. On peut citer quelques exemples ici : avec un revenu universel, aurait-on vu autant de personnes, jeunes, étudiantes, faire la queue pour recevoir de l’aide alimentaire d’urgence ? n’aurait-il pas constitué un moyen de faire face aux violences intrafamiliales ? les personnes occupant les fameux métiers indispensables n’auraient-elles pas été mieux reconnues ? un tel outil ne serait-il pas susceptible de réduire l’anxiété ressentie par beaucoup à l’idée de perdre leur emploi ? avec un revenu universel, les gens pourraient-ils plus facilement quitter leurs « jobs à la con » pour consacrer leur temps et leur énergie à ce qui compte vraiment pour eux ? etc.
Je ne dis pas que la réponse à toutes ces questions est « oui », les choses sont plus compliquées que ça. Ça serait même une erreur que de penser que tout se règle par magie, par le simple fait de verser de l’argent à tout le monde. Disons seulement que dans ce contexte, celleux qui plaidaient pour que chacun·e perçoive un revenu de manière inconditionnelle avaient des chances de rencontrer une audience plus disposée à les écouter. Mais une fois n’est pas coutume avec le revenu universel, on aurait pu croire que la mayonnaise allait prendre, pourtant elle n’a pas pris. Est-ce la faute à un manque de courage politique, comme suggère le titre de l’essai de Benoît Hamon consacré au revenu universel ? Certain·e·s pourront aussi mettre cet échec sur le dos du faible poids politique des quelques soutiens à la mesure, ou encore mettre en avant la forte incertitude entourant le financement d’un projet d’une telle ampleur. On peut finalement trouver beaucoup de raisons qui expliqueraient bien cette situation.
Ces deux années de pandémie de Covid m’ont amenée à me pencher sur une autre hypothèse. Comme le souligne Réjane Sénac (ma directrice de thèse) dans un ouvrage récent, les mobilisations contemporaines contre les inégalités sont définies par leur radicalité. C’est-à-dire que ces luttes – qu’elles soient antiracistes, féministes, antispécistes ou encore écologiques – ciblent explicitement les racines des maux qu’elles dénoncent et qu’elles localisent dans un système capitaliste patriarcal et écocidaire. De ce point de vue, la parole des partisan·e·s du revenu universel peut paraître plus molle, plus réformiste, moins radicale en somme… Il semble ainsi qu’une telle mesure répondrait à une logique de colmatage voire de soutien à un capitalisme à bout de souffle alors que beaucoup préfèreraient le pousser à la rupture pour envisager un avenir désirable. Mais je pense que le revenu universel n’est qu’un outil : en lui-même, il n’est ni intrinsèquement radical, ni intrinsèquement réformiste. Tout dépend de la manière dont celui-ci est mis en œuvre et mis en récit. Voilà ce à quoi je réfléchis en ce moment : quelles conditions doivent être réunies pour que le revenu universel constitue un outil radical ?
M. S. : Vous portez une attention critique aux effets différentiels du revenu universel sur les hommes et les femmes en considérant le genre comme une catégorie d’analyse ici comme ailleurs inesquivable. Vous soulignez ainsi dans un article publié dans Raisons politiques que les contraintes propres à l’émancipation des femmes sont finalement peu prises en compte par les promoteurs du revenu universel qui paraissent appliquer l’argument d’autonomie de façon indistincte aux hommes et aux femmes. Vous avancez ainsi que le revenu universel pourrait n’aboutir finalement qu’à des « petits arrangements au sein d’un régime de domination qui reste inchangé » dans une conception qui fait de la liberté individuelle une qualification idéale du libéralisme. Pouvez-vous développer votre réflexion sur cette dimension genrée du revenu universel ?
M. D. : Je me suis intéressée dès le début de mes recherches à la dimension genrée de cette proposition. J’ai commencé à y réfléchir depuis l’articulation entre le care et le revenu universel que l’on retrouve par exemple chez Sandra Laugier. En m’appuyant sur la littérature récente, et notamment sur le travail de Nancy Fraser et d’Axel Honneth, je me suis ainsi demandée en quoi une mesure de redistribution monétaire à l’image du revenu universel pouvait aussi répondre à des demandes de reconnaissance symbolique du travail réalisé à titre gratuit – surtout par des femmes – dans la sphère privée ou encore de toutes les tâches de soin marchandisées mais mal payées et surtout mal vues voire invisibilisées.
Dans l’article publié dans Raisons Politiques, mon approche est différente. J’y réponds à deux spécialistes du revenu universel, Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght à l’occasion de la parution en français de l’ouvrage Le revenu de base inconditionnel : une proposition radicale. Certes, la question « des femmes » y est abordée. Cependant, la perspective libérale sur le genre développé par les auteurs me paraît insatisfaisante. Ils soutiennent en effet que les femmes seraient les grandes bénéficiaires de la mise en place d’une telle mesure puisque avec cette somme d’argent supplémentaire, elles pourraient se libérer des contraintes qui pèsent sur elles, que ce soit dans leur vie professionnelle ou personnelle. Avec un revenu universel, les femmes seraient donc plus libres puisqu’elles pourraient quitter leur patron ou leur compagnon pénible pour se consacrer davantage à ce qui les anime et moins à ce qui anime les autres. D’accord, sauf que ce raisonnement n’a rien de spécifique aux femmes. Tout comme elles, les hommes auraient plus de choix et pourraient ainsi dire « oui » à des options existentielles qui leur conviendraient et « non » à des options qui ne leur conviendraient pas. Comme vous le soulignez, l’argument d’autonomie est ici appliqué de façon indifférenciée à des individus à qui on adresse cette promesse politique : la liberté de choix doit être maximisée et le sera grâce à l’instauration du revenu universel. Autrement dit, ce qui compte c’est d’assurer l’empowerment et de retrouver de l’agency au sein d’une structure de choix inchangée et au sujet de laquelle aucune critique politique n’est portée.
Le raisonnement libéral pèche ici parce qu’il esquive la réalité des rapports sociaux de genre et ne reconnaît donc pas que sur la voie de leur émancipation, les femmes connaissent des contraintes à la liberté de choix qui leur sont propres. Ainsi, les femmes sont moins bien payées que les hommes seulement parce qu’elles sont femmes et le revenu universel ne changerait rien à cet état de fait si c’était la seule mesure mise en place. De même, c’est seulement parce qu’elles sont femmes qu’on attend d’elles qu’elles s’acquittent de leur rôle de reproductrices sociales en chef pour prendre en charge l’entretien des foyers et des corps qui les composent. Peut-on affirmer ici qu’avec un revenu universel elles auraient le « choix » de faire défection de leurs tâches de care ? De ne plus faire le ménage, de ne plus procréer, de ne plus s’occuper ni des hommes, ni des vieux, ni des enfants, ni des bébés ? Ce que je veux dire, c’est qu’il y a des obstacles spécifiques à la liberté des femmes. Disons que ceux-ci sont symbolisés par deux grandes figures : le mari et le patron. Avec un revenu universel tel que défendu par les libéraux, les femmes pourraient avoir plus le « choix » du mari ou du patron qu’elles souhaitent avoir. N’empêche qu’il resterait des maris et des patrons. On pourra peut-être dire que le régime de domination s’est assoupli, ce qui serait assurément une bonne chose, mais en tout état de cause il resterait en place. Pour cette raison, l’idée de « petits arrangements au sein d’un régime de domination qui reste inchangé » ne me semble pas constituer une perspective émancipatrice désirable, bien qu’elle paraisse plus réaliste car pas très ambitieuse. Elle présente notamment le risque de laisser beaucoup de femmes sur le bord de la route car il est probable que celles qui pourront trouver une forme d’aisance dans les interstices du capitalisme et du patriarcat sont déjà celles qu’un tel système avantage. Je conclus ainsi mon propos dans Raisons Politiques en disant que pour faire du revenu universel un outil féministe, il y a un vrai questionnement à mener autour du travail, ce qui rejoint mes sujets de recherche initiaux : en quoi le revenu universel est-il susceptible de déstabiliser nos représentations du travail pour y inclure plus de formes à l’image du travail de care compris dans un sens large ?
M. S. : Dans une perspective sociologique au sens général du terme, on doit considérer que, comme toute mesure ou intervention sociale et politique, le revenu universel vient s’introduire de l’extérieur dans des contextes microsociaux singuliers au sein desquels les acteurs et les actrices vont lui donner un sens propre. Les injections d’ordre institutionnel sont en effet toujours l’objet de réinterprétations différentes selon les configurations qu’elles pénètrent et selon la place qu’y occupent les sujets. Hommes et femmes sont, sur ce point, dans des positions à la fois égales par leur situation socio-économique dans l’échelle hiérarchique et leur appartenance à des groupes sociaux, et globalement inégales puisque s’ajoutent à leurs qualifications et capitaux individuels, ce qu’on appréhende pour les femmes comme des taches de care et plus largement de reproduction auxquelles fort peu choisissent d’échapper. Il me semble que l’accent est peu mis sur cette perspective de subjectivation sociale et politique du revenu universel et que nous ne disposons pas de matériaux recueillis dans des enquêtes de sciences sociales qui nous permettraient d’alimenter la réflexion. Pouvez-vous nous éclairer sur cette interrogation sociologique qui pointe − dans un croisement classe/genre approfondi − les profils singuliers des couches sociales et leurs dynamiques potentielles de réappropriation différentielle du revenu universel ? Prenons le cas emblématique par exemple des Gilets jaunes s’ils avaient eu l’opportunité d’un revenu universel ?
M. D. : C’est vrai que si le revenu universel était mis en place, il tomberait dans des contextes microsociaux uniques, complexes, et aurait un impact assez imprévisible. Je ne veux pas être l’oiseau de mauvais augure qui aime prédire que l’ensemble des effets pervers imaginables vont nécessairement se réaliser. Par exemple, il n’est pas fatal qu’avec un revenu universel, toutes les femmes réduiront leur temps de travail de manière subie pour prendre encore davantage en charge les tâches de soin. On peut toujours imaginer des cas différents. Mais il vaut mieux anticiper les problèmes et tâcher de les neutraliser dès l’étape de conception d’une politique publique que d’avoir à les régler une fois celle-ci mise en place… surtout quand on est déjà sûr·e·s que ceux-ci vont se produire dans une proportion non négligeable étant donné l’état des rapports de pouvoir existants. Ici l’exemple de la Finlande est particulièrement parlant. Une mesure ressemblant à un revenu universel – sans en être complétement un puisque les sommes n’étaient versées qu’à des personnes en situation de chômage de longue durée – y a été expérimentée entre 2017 et 2018. Un article de la revue Travail, Genre et Société a ainsi relevé que le genre n’a été pris en compte à aucun moment de la mise en œuvre de cette mesure : ni à sa conception, ni lors de la phase d’implémentation, ni ex post. Il n’est pas étonnant que l’on ait tant de peine à se rapprocher de l’égalité de genre si même les concepteur·trice·s des politiques publiques ne prennent toujours pas au sérieux ces enjeux dans leurs travaux. Surtout que comme vous le dites, on a besoin de données pour alimenter la réflexion et construire de meilleures politiques, plus soucieuses de leur impact sur la vie des femmes.
Mon propos me semble ici d’une grande banalité et en même temps je trouve quand même important de le redire : ce n’est pas parce qu’on met en place une mesure qui concerne tout le monde que celle-ci va toucher tout le monde de la même manière. Ou mieux : une mesure qui concerne tout le monde ne va pas toucher tout le monde de la même manière. Il ne suffit pas non plus de penser très fort que la mesure va avoir des effets bénéfiques pour une catégorie de la population pour que cela se vérifie dans les faits. Par exemple, on dit souvent que le revenu universel est une mesure de lutte contre la pauvreté, susceptible même d’éradiquer la pauvreté. Bon déjà même si on définit de manière très incomplète la pauvreté de manière monétaire (on est pauvre quand nos revenus ne dépassent pas un certain seuil) ça dépend donc du montant fixé. Il y a des propositions de revenu universel à 500 euros qui ne changeraient pas la donne de ce point de vue. Ensuite ça dépend de ce que l’on enlève pour financer la mesure : si on verse disons 1000 euros à tout le monde mais que tout d’un coup il faut payer pour que les enfants aillent à l’école, pour aller à l’hôpital, etc. ça ne changerait rien non plus… De même, si pour verser un revenu universel il faut rogner sur les dépenses d’accompagnement social, cette mesure s’apparenterait effectivement à ce qu’en disent ses détracteur·trice·s : un solde de tout compte. La société s’acquitterait ainsi de ses devoirs envers les plus démuni·e·s en leur versant ce maigre pécule et en les invitant à se débrouiller pour le reste en sachant que c’est mission impossible de s’en sortir dans ces conditions. Si on veut vraiment que le revenu universel bénéficie aux plus défavorisé·e·s, je pense que c’est possible mais il faut s’en donner les moyens politiques : un revenu universel ne suffit pas, cela ne peut pas être l’alpha et l’omega de la lutte contre la pauvreté.
Je pense que d’autres connaissent mieux le mouvement des Gilets jaunes que moi et seraient plus indiqué·e·s pour en parler et compléter mes propos. Cela dit, j’ai pu observer de mon côté que le revenu universel ne faisait pas partie de la liste des demandes des Gilets jaunes, ou sinon de manière très marginale. Je ne crois pas que ce soit un hasard, ou qu’on puisse l’expliquer par le fait qu’iels n’avaient jamais entendu parler de cette option. Même s’iels avaient eu l’opportunité d’un revenu universel, je ne suis pas sûre qu’iels en auraient voulu… mais c’est vrai qu’il faudrait mener l’enquête pour vérifier si mes intuitions sont bonnes. Ce qui me fait dire ça, c’est que leurs revendications étaient plutôt orientées vers l’amélioration de leurs conditions salariales : iels travaillent et estiment que ce travail doit leur permettre de vivre bien, et que ce n’est pas normal que des gens qui travaillent soient en situation de pauvreté, qu’iels aient du mal à payer leurs factures, faire le plein et finir le mois. Autrement dit, leurs demandes portent directement sur le travail avec l’idée que ce qui doit être mieux reconnu, c’est ce qu’iels font. Iels croient au travail et à sa centralité dans la société mais pensent que travailler doit leur assurer la sécurité matérielle, promesse aujourd’hui non remplie, ce qui relève de l’injustice. Iels ne revendiquent pas le droit d’échapper au cadre du travail s’iels le souhaitent, mais d’y rester dans de bonnes conditions. Or, je ne crois pas que ces demandes soient adressées à la solidarité nationale : ce n’est pas aux autres travailleur·se·s de compléter leur salaire, mais à leurs employeur·se·s sous la pression de l’État si nécessaire. Avec les Gilets jaunes, on se situe ici dans un cadre historique classique des luttes pour le travail. Sur ce point, la philosophie du revenu universel est différente : dans sa version généreuse, elle affirme que la sécurité matérielle doit être assurée pour toustes, quel que soit leur rapport au travail. Avec un tel revenu universel, le travail perdrait de sa centralité puisqu’on peut imaginer qu’on pourrait choisir de travailler moins, de travailler autrement, de ne pas travailler du tout et d’alterner entre ces options. Ce qui pointe ici, c’est donc une demande de liberté qui peut aller jusqu’à se libérer du travail. Comme je l’ai souligné, les demandes majoritairement portées par les Gilets jaunes ne sont pas formulées ainsi : il s’agit de demandes de justice pour les travailleur·se·s à l’intérieur du cadre existant, tandis que le revenu universel porte une demande de liberté pour toustes qui suppose un changement de cadre.
M. S. : Vous vous positionnez dans votre recherche en tant que politiste féministe et, tout en étant favorable au revenu universel, vous appelez à le réarticuler au travail pour éviter d’en faire ce qu’on appellera pour aller vite un salaire ménager et/ou maternel, favorisant une pente d’engluement dans le foyer. Il s’agirait d’éviter que le revenu universel ne devienne une proposition de plus de réparation sociale, une mesure de care pour les femmes dans des politiques visant l’équité de genre mais ne remettant pas en cause l’inégalité fondamentale entre hommes et femmes qui continue à structurer la société capitaliste. Les transformations du travail qui se sont produites dans les dernières décennies sont néanmoins considérables et l’accélération numérique qu’a renforcée la pandémie va encore intensifier les bouleversements de la sphère de l’emploi. L’ubérisation du travail selon la dénomination courante actuellement, le rôle des grandes plateformes sont désormais bien étudiés. Il faut aussi souligner que nombre de gens – des hommes peut-être plus que de femmes ? – trouvent dans les marchés numériques des ressources plaisantes à leurs yeux qui leur permettent à la fois des gains financiers et plus de liberté. Les paysages du travail et de l’emploi sont donc radicalement inédits, tout comme d’ailleurs, faut-il l’ajouter, ceux de l’inscription sexuelle puisque la période présente offre aux sujets le choix de leur genre. Le revenu universel prend donc place dans cette configuration spécifique d’amplification tous azimuts, au moins dans l’apparence, de la liberté. Appliqués aux femmes, ces changements radicaux obligent à reconsidérer ou plutôt repenser l’argumentation de l’articulation du revenu universel au travail. Comment voyez-vous pour conclure les nouveaux termes de ce lien ?
M. D. : Le revenu universel peut certes être vu comme un moyen d’accompagner les mutations du travail et ce qui les symbolise le mieux, à savoir l’ubérisation ou encore l’essor des plateformes… De même, il constituerait une chance pour les personnes qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat. Avec un tel matelas monétaire, certain·e·s pourraient prendre des risques économiques qu’iels n’auraient pas pris autrement. Mais encore une fois, je ne pense pas que l’on dessine ici un bel horizon politique si on se résout à faire du revenu universel un outil de transition vers cette forme de capitalisme. Oui celle-ci porte la promesse de lendemains qui chantent pour la classe bourgeoise qui s’y investit : avec un tel système, elle a à sa merci une armée de travailleur·se·s isolé·e·s, elle-même soumise aux fluctuations de la demande, mal protégée par le droit et qui porte sur elle l’entière responsabilité des échecs de ses microentreprises. Sans régulation, cela ne peut résulter qu’en une exploitation accrue des travailleur·se·s, alors que c’est l’émancipation qui leur est initialement promise. De ce point de vue, le revenu universel est défendu par les néolibéraux comme un moyen de « faire passer la pilule ». Les travailleur·se·s seront probablement épuisé·e·s de leur quotidien de tâcheron·ne·s des temps modernes courant de contrat en contrat en jonglant tant bien que mal pour maintenir leur comptabilité et leur relation client irréprochables… mais au moins iels auront la sécurité matérielle.
Pour ne pas tomber dans ce piège, il faut savoir reconnaître ces versions néolibérales du revenu universel et s’y opposer farouchement. Dans ces versions, le revenu universel n’est destiné qu’à masquer la violence d’un système économique qui fragilise les travailleur·se·s et fait d’elleux les parfaits sujets du capitalisme : des entrepreneur·se·s d’elleux-mêmes, sans collectif de travail sur lequel se reposer, en concurrence avec l’ensemble du genre humain et prêt·e·s à tout pour avoir leur part du gâteau. Cela peut aussi avoir pour fonction de légitimer les inégalités sociales qui résultent de cette organisation du travail : celleux qui ne correspondront pas à la forme de subjectivité attendue par le capitalisme (la figure de l’entrepreneur·euse agile, adaptable, multicompétences, etc.) auront plus de difficultés à mettre leur « échec » sur le dos d’une malchance à la loterie sociale. Puisque tout le monde a reçu un revenu universel, cet échec ne peut s’expliquer que par des manquements personnels. Pour moi, il n’est pas question d’accompagner ces mutations du travail qui nuisent aux travailleur·se·s. Il s’agit plutôt de leur redonner une autonomie collective sur leur travail, sur son contenu, sur son organisation, sur sa définition. De sorte que ce travail ne soit pas un facteur d’asservissement mais de libération, qu’il leur permette d’atteindre un « plus-être » et non pas un « moins-être », pour reprendre les mots de Paulo Freire.
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