À qui s’adresse cette proposition de dépasser le capitalisme en utilisant ses instruments financiers récents ? Les explications sur la blockchain données par Guillaume Helleu et Anthony Masure présentent cette dernière comme une tentative de la communauté des hackers, appelés ici « mineurs », de réguler collectivement un système qui donne la possibilité de créer de la valeur supplémentaire à qui est estimé par la communauté avoir réussi le plus joli hack, le plus joli hachage de la transaction travaillée, pour l’inscrire sur la blockchain. Apparemment, ce hack n’a de sens que s’il s’agit d’une transaction payée en bitcoins ou autre monnaie cryptée, puisque le hack qui s’inscrit sur la blockchain est une traduction, en monnaie cryptée, de l’activité que l’on souhaite déposer. La valeur qualitative de l’activité ainsi inscrite semble indifférente ; son caractère individuel ou collectif également. N’est-ce pas le propre du capitalisme que cette tendance à transformer tout en sous-jacent homogène de la création de valeur ?
L’utilisation de la monnaie cryptée, bitcoin ou autre, est ainsi valorisée par cette possibilité de produire de la valeur tout au long de son chemin, et d’augmenter la valeur de la monnaie cryptée grâce à la reconnaissance par la communauté de la performance du mineur : la valeur du bitcoin s’est effectivement envolée depuis sa création. On peut alors se demander – naïvement – comment, vu l’inscription séquentielle et non modifiable des transactions sur la blockchain, cette envolée peut être suivie d’une régression. Car, apparemment, la valeur du bitcoin fluctue, comme celle de toutes les monnaies. Et le travail collectif de la communauté impliquée va être de faire dériver ces fluctuations vers le haut, si la parité entre la monnaie cryptée et la monnaie régnante reste de mise, ou vers une multiplicité de valeurs, si la monnaie cryptée et ses dérivés président à la création d’un collectif d’un nouveau type, une communauté non locale, un rhizome créatif1.
On attend de la finance, à son niveau élémentaire, qu’elle fournisse les moyens, étalés dans le temps, de financer dans l’immédiat des projets essentiels : logement, consommation, études, évènements exceptionnels. Elle donne l’illusion d’un revenu extensible et garanti, alors que des fluctuations multiples, et peu prévisibles, remettent cette garantie en question. Les dérivés de crédit sont faits pour parer à ces fluctuations, mais ils traduisent des options contradictoires. Surtout, ils ne sont accessibles qu’à des organisations maniant la monnaie dont la masse est suffisante pour que les calculs complexes, les algorithmes qui les régissent, puissent être mis en place. Le revenu universel n’est pas pour l’instant au programme des banques capitalistes, alors que paradoxalement, il pourrait leur assurer des retours sur investissement réguliers. La crise financière de 2008 a éclaté quand les ménages n’ont plus été capables de rembourser les emprunts pour l’accession à la propriété, sur la réalisation desquels toute l’économie financière prospérait. Aujourd’hui, l’industrie de la production des dérivés de crédit a trouvé de nouveaux sous-jacents, les prêts étudiants notamment, dont le montant global s’envole également. Sans revenu universel comment vont-ils être remboursés, comment ne vont-ils pas plomber la vie des jeunes diplômés ?
L’envol du bitcoin et autres monnaies cryptées déposées sur des blockchains, se fait grâce à quels sous-jacents ? Le développement de l’intelligence artificielle et des start up, par exemple ? À lire Brian Massumi, on a l’impression que le surplus de vie, réprimé par l’organisation capitaliste et bureaucratique du travail, trouverait enfin à s’épanouir et à fonder un bouquet de valeurs qualitatives et attractives suffisantes, si la monnaie cryptée se dérivait en autant de valeurs que d’activités enregistrées.
La constitution d’une place financière alternative
La volonté affirmée de produire de la valeur monétaire supplémentaire par le biais d’un système technique et communautaire ne paraît pas particulièrement post-capitaliste en soi, tant le capitalisme s’est caractérisé par la volonté d’élargir le surplus pour le redistribuer, évidemment, de manière fort inégale selon les acteurs de l’économie : des miettes pour les salariés, des sommes attractives pour les actionnaires.
Les raisonnements proposés dans les articles de ce dossier laissent de côté les conditions concrètes dans lesquelles se produit le surplus en régime capitaliste, comme, récemment, dans le cas des produits dérivés. Le capitalisme industriel a décollé quand les ingénieurs se sont aperçus qu’en mettant le travail humain en adjacence à des machines, on lui faisait produire beaucoup plus qu’en additionnant des travaux artisanaux. C’est l’image de la fabrique d’épingles d’Adam Smith. Il y a donc, au cœur du surplus, une innovation technologique constante, extrayant du travail et de la vie une valeur croissante, freinée par la lutte des classes et les arbitrages de l’État.
On peut évidemment dire, comme le fait Brian Massumi, que cette innovation technologique est un assujettissement du surplus de vie au capital. Mais on ne peut cependant pas oublier que l’innovation technologique est mue par des travailleurs, chercheurs et ingénieurs, qui ont reçu la formation nécessaire au management du travail, et qui ont accepté la vocation de l’entreprise d’augmenter indéfiniment le rendement, de faire croitre l’économie. Pour les travailleurs ordinaires, que leurs valeurs propres portent vers d’autres horizons que celui qui borne leur exploitation, l’innovation technologique est interdite dans la situation de travail, c’est la soumission à l’existant qui est requise. Un système post-capitaliste libérerait leur énergie, et dans le sillage du dernier capitalisme, briserait la frontière entre vie privée et vie de travail, comme l’a esquissé l’économie numérique.
Quand le travail se complexifie et s’intellectualise, quand le bridage de la capacité inventive des travailleurs crée un ennui au travail ou provoque des comportements divers de fuite, ingénieurs et patrons vont chercher à incorporer dans le paradigme dominant les valeurs dessinées par les mouvements sociaux.
Les travailleurs intellectuels, « cognitifs » comme les appelle Yann Moulier Boutang, peuvent aussi chercher à créer des plages de travail autonomes et isolées de l’affolement capitaliste par le biais d’un système monétaire ad hoc. C’est ce que semblent proposer les articles de Brian Massumi et de l’ESCA, qui comptent sur la production de dérivés spécifiques et sur la blockchain pour tenter d’installer une place financière alternative.
Sur les modalités concrètes de cette tentative, on reçoit ici très peu d’informations, sauf : 1o qu’elle mettrait en question la valeur, qu’on peut supposer être la valeur-travail héritée du marxisme ou la valeur produite par le système de prix dominant, 2o qu’elle mettrait en avant une pluralité de valeurs portées par des activités autonomes enregistrées dans la blockchain, 3o que ces valeurs ne seraient pas comparées et échangées, mais disposeraient de leur être propre dans chaque bloc. C’est un premier pas intéressant. Mais on aimerait en savoir davantage sur la façon dont tout cela peut se traduire en agencements collectifs réels.
L’exemple du CERFI et ses quatre règles constituantes
Le peu qu’on en apprend définit-il un système alternatif au fonctionnement capitaliste actuel, sinon dans l’espace d’un fonctionnement collectif limité ? Mais a-t-on besoin de cette mise en scène financière pour faire advenir une plage de travail intellectuel autonome ? L’expérience déjà ancienne du CERFI dans les années 1972 à 1976 montre que, dans une situation politique assez particulière – le post 68 –, des commandes d’État, ou aujourd’hui, des commandes privées (de fondations par exemple), peuvent donner les moyens de vivre à des formes de vie post-capitalistes. On pourrait y trouver un modèle à la fois assez proche par ses intentions, et très différent par ses modalités, de ce que propose ici l’ECSA. On peut en résumer sommairement le fonctionnement par quatre règles constituantes.
La première règle d’une telle communauté qui conteste la valeur travail est de donner un revenu de base égal à tous, quelle que soit la quantité de travail qu’il ou elle fournit, mais dès que son apport à la communauté est incontestable. La deuxième règle est de fournir aux différents groupes d’activité, qui poursuivent des valeurs diverses, les moyens techniques de travailler. La troisième règle est de créer un point de fuite, la possibilité de financer un projet ou un objet exceptionnel. Enfin, la quatrième règle ou règle zéro, constituante, est que le groupe soit un attracteur beaucoup plus large que ses membres. Ceci est permis par la publication de ses recherches et par la tenue d’une assemblée générale fréquente ouverte à toutes les interpellations, permettant toutes les agrégations ainsi que les recompositions des groupes d’activité.
Il est évident que, dans un tel dispositif, les commandes et autres tâches à assurer dans le système extérieur ne suffisent absolument pas à la rémunération de l’ensemble des participants, à côtés des permanents investis. Parmi les personnes agrégées, certaines continuent de participer à des activités professionnelles « normales ». Comme le dit Brian Massumi, une certaine duplicité est dès lors nécessaire, d’autant plus difficile à assumer que le travail du groupe porte notamment sur la critique de l’activité professionnelle « normale », sur la critique du pouvoir2. Cette duplicité fait pourtant partie de la force d’attraction du groupe, et aussi de ses ressources d’information.
La perspective de bénéficier de produits financiers dérivés est sans doute plus souriante que le labeur de production d’études et de numéros de revue3 auquel s’est adonné le CERFI. Mais on peut se demander comment de simples citoyens gagneront concrètement un accès au maniement financier de produits financiers dérivés. Dans les articles de la Majeure, ceux-ci sont présentés de façon générale comme des instruments de couverture de risques concernant le commerce de marchandises réelles. Mais, dans les empilements récents de produits dérivés, ils font aussi l’objet des manipulations évoquées dans l’article de Randy Martin, à savoir que les banques composent de nouveaux titres qu’elles revendent sur les marchés financiers en associant différents titres liés à différents prêts ; elles induisent par cette opération une valeur nettement supérieure à la valeur censée émaner de l’économie dite « réelle ». Voilà le surplus à partir duquel les auteurs rassemblés dans cette Majeure pensent pouvoir asseoir leur remise en cause de la valeur, alors qu’il est produit grâce à des technologies financières et informatiques fondées précisément sur l’usage capitaliste de la valeur.
Monnaies locales et innovation collective
On peut se demander dans quelle mesure un tel surplus n’est pas créé, à un niveau plus humble, par les monnaies locales imaginées et expérimentées avant la diffusion d’Internet,4 ou par les systèmes de troc qui ont été mis en place en Argentine au moment de la crise du peso, ou en Russie pendant la transition entre Gorbatchev et Eltsine. Et surtout, il convient de réfléchir plus précisément à ce qui en a fait des agencements ouvrant réellement une perspective post-capitaliste.
Quand en Argentine ou dans les systèmes d’échanges locaux, on décide qu’une heure de travail vaut la même chose, quel que soit le contenu du travail, celui du psychanalyste et de femme de ménage ; pour la femme de ménage, un nouvel horizon véritablement post-capitaliste s’ouvre brusquement. Cela ne va pas durer longtemps, mais cela fait entrevoir une remise en cause des hiérarchies de valeurs fondées sur la qualification, le nombre d’années d’études ou la compétitivité. On découvre alors brutalement que le travail est rémunéré pour se reproduire dans la même hiérarchie, et que le capitalisme bloque l’élévation des connaissances, la promotion sociale. Les monnaies locales ne remettent pas autant en cause la valeur que le dispositif suggéré par Brian Massumi et l’ESCA, mais elles comportent peut-être une manière de dégager un surplus disponible pour de l’investissement.
Sur une plate-forme donnant accès au développement d’une pluralité de valeurs, y a-t-il surplus de jouissance, comme l’indiquait Jean-François Lyotard5 pour le capitalisme qui a permis au travail technologiquement coordonné d’abattre des murs de minerai ou des choses inimaginables auparavant ? Les travailleurs n’ont pas joui de se faire exploiter, mais d’être capables d’exploiter la mine en profondeur, alors qu’avant, ils ramassaient des cailloux en surface.
Il est curieux que, dans les articles de cette Majeure, cette capacité de la technologie de subsumer le travail humain dans sa dimension collective, cette capacité de lui faire rendre plus, ne soit pas questionnée, sauf dans le domaine financier et informatique. On prend les technologies là où elles en sont, et on affirme qu’on peut les faire dériver au-delà du capitalisme, dans un mode de connexion qui ne serait plus quantitatif, et qui ne jouerait plus sur le niveau d’exploitation admissible compte-tenu des nécessités de la reproduction. Mais d’où viendraient les nouvelles valeurs? Dans les expériences auxquelles nous avons participé, on peut les résumer, d’un côté, par l’assomption de l’égalité entre les participants malgré les différences de formation, de production, et, de l’autre, par le choix d’expérimenter de nouvelles technologies, ou de nouvelles valeurs, ou du nouveau quoi que ce soit, bref, par le choix de l’innovation collective6. Ce choix transparaît évidemment à l’horizon des travaux de l’ECSA, mais il n’est peut-être pas inutile d’en rappeler le caractère fondamental, afin d’éviter le risque d’enfermer les participants dans des dispositifs techniques conçus pour eux plutôt que par eux.
Vers un revenu garanti ?
Au-delà des perspectives ouvertes ici par cette reconsidération des enjeux de la finance, on pourrait enfin voir apparaître le choix de garantir un revenu sensiblement constant malgré les aléas de la production, qui préside à la revendication du revenu universel, et qui présidait déjà à la mise en place des premiers dérivés lors de la crise de la tulipe aux Pays-Bas au XVIIe siècle. N’est-ce pas ainsi qu’on pourrait revisiter l’histoire à très long terme de la finance, en mettant en lumière son ambivalence constitutive ?
D’une part, la finance invente constamment des dérivations qui augmentent son emprise tout en lissant les retours sur investissements, de façon à tempérer les risques de chute brutale des revenus qui mettraient en péril la survie économique des entreprises et des particuliers. D’autre part, elle opère au sein d’une logique qui restreint de fait ces mécanismes de garantie du revenu aux investisseurs et aux actionnaires, maniant des actifs en nombre suffisant pour pouvoir équilibrer profits et pertes. Loin que l’ensemble des participants soit associé à la gestion de la monnaie comme commun, les technologies financières maniées dans le secteur en font une machine à drainer la fortune vers les comptes les plus grands.7
Une triple critique est alors envisageable. Dans un premier temps, comme le font les dénonciations habituelles des emballements qui ont conduit à l’effondrement de 2008, on peut souligner que ces mécanismes originellement conçus (ou du moins vendus) pour lisser le risque, contribuent en réalité à l’exacerber. Il est de fait, depuis quatre siècles, que la prise en compte du seul intérêt strictement individuel des agents du système les pousse à multiplier les surenchères et les irresponsabilités de façon proprement catastrophique en l’absence de souci du bien commun.
Dans un second temps, comme le font aussi les critiques émanant de la gauche traditionnelle, on peut souligner le fait que tout l’édifice de la finance conduit à la concentration de la richesse vers les personnes les plus fortunées, que, pour faire image, on dit être le 1 % le plus riche de nos populations. La finance constitue de ce point de vue une énorme et indéfendable pompe à ressources, qui relaie sur l’ensemble de la société l’extraction de plus-value opérée par le capitalisme industriel sur les travailleurs, et remplit insolemment les caisses des plus privilégiés.
Mais, dans un troisième temps – et ce pourrait être la perspective choisie, quoiqu’insuffisamment explicitée par ce dossier de Multitudes, perspective qu’avaient déjà dégagée les travaux de Christian Marazzi,8 par exemple – on pourrait s’appuyer sur ce que Randy Martin appelle ici la « logique sociale des produits dérivés » pour montrer que cette logique tend, depuis quatre siècles au moins, à mettre en place des mécanismes prétendant garantir le revenu. Parler de « communisme de la finance » (Marazzi) relève bien entendu de la plaisanterie, aussi longtemps que la finance opère comme un outil d’accaparement du commun au seul profit des plus riches. Mais cela fait voir également une perspective d’évolution possible, dans le long terme, vers une gestion institutionnelle de la monnaie – liquidité et crédit – comme commun, dans le cadre d’une Union européenne investissant dans la transition écologique.
La véritable perspective post-capitaliste dont est porteuse la finance depuis la fin du XVIIe siècle pourrait bien être à la fois celle du revenu universel garanti et celle de la maîtrise du devenir par la gestion des communs. Les incessantes crises que la finance a produites tout au long de son histoire n’apparaîtraient ainsi que comme des soubresauts dus au manque fondamental dont son projet profond était porteur (à l’insu même de ses agents). On ne sortira du régime des bulles alternant avec les crash qu’en faisant bénéficier tout le monde, travailleurs aussi bien qu’actionnaires, d’une garantie de revenu et d’une gestion collective dont la finance fait miroiter la perspective, mais qu’elle est incapable d’assurer tant qu’elle n’universalise pas la promesse qu’elle réserve aujourd’hui aux seuls investisseurs tout en continuant à en exclure les investis9.
1 Deleuze G. et Guattari, F., Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1981, pp. 9-37.
2 Recherches, « L’accumulation du pouvoir ou le désir d’État », CERFI, Paris, septembre 1982.
4 Multitudes no 27, 2006, Jean Zin, « Revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales » ; et les travaux de l’économiste belge Bernard Lietaer.
5 Lyotard J.F., L’économie libidinale, Minuit, Paris, 1974.
6 L’expérience en cours de la ZAD de Notre Dame des Landes montre bien le caractère crucial du caractère collectif de l’innovation pour une forme de vie post-capitaliste.
7 Giraud G., L’illusion financière, Éditions de l’Atelier, Paris, 2013.
8 Marazzi C., Et vogue l’argent, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2004 ; La brutalité financière, Éditions de l’éclat, Paris, 2013. Pour les deux ouvrages, traduction de l’italien par Anne Querrien et François Rosso.
9 Feher M., Le temps des investis, Éditions La Découverte, Paris, 2017.