Des luttes à multiples faces

L’imaginaire des Anonymous, des luddites à V pour Vendetta

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5 novembre 2011. C’est le jour anniversaire de la Conspiration des poudres de Guy Fawkes, tentative avortée d’attentat contre le roi d’Angleterre et le Parlement britannique à sa solde en 1605. Jour symbole du soulèvement d’un « juste » et de quelques proches contre un pouvoir arbitraire. Jour symbole d’une révolte incarnée désormais par le masque de ce même Guy Fawkes, extirpé de V pour Vendetta, film hollywoodien inspiré de la bande dessinée anarchiste du même nom, imbibée de contre-culture et signée David Lloyd et Alan Moore.
En ce 5 novembre, date clé de la BD comme du long métrage, les Anonymous orchestrent une opération « IRL », traduisez « in real life ». Main dans la main avec les activistes anticapitalistes d’Occupy Wall Street et leurs collègues Indignés partout dans le monde, ils organisent un « Bank Transfer Day ». Chaque citoyen est invité à vider son compte en banque de chez les HBC et autres J P Morgan Chase, pour mettre ses deniers dans les coffres d’organismes moins voraces, de type mutuelles ou « credit union ». Et les vidéos, préparant par un buzz des plus classiques sur le Web cette opération également nommée « Cash Back », de se clore sur l’inévitable et théâtrale conclusion de tous les messages des Anonymous : « Nous sommes Anonymes. Nous sommes Légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n’oublions pas. Redoutez-nous. »
Dans la rue ou derrière les écrans : tous contre ACTA !
Depuis un an, Anonymous sort de son bois virtuel. La créature insaisissable née des farces et attrapes de la Toile s’émancipe avec ses manifestants masqués dans les rues de la planète. Illustrations parmi bien d’autres les 11 février, 10 mars, 31 mars, 28 avril ou encore 9 juin de cette année 2012 : pour crier son opposition à la pieuvre de l’Empire nommée ACTA (« Anti-Counterfeiting Trade Agreement », en français « accord commercial anti-contrefaçon »), l’être protéiforme appelé Anonymous prend corps dans une centaine de villes du monde, à portée de matraques tout comme leurs tout récents frères de combat d’Occupy Wall Street lors de leurs sit-in.
L’hydre révoltée issue du Net n’abandonne certes pas ses traditionnels champs de labours numériques. En ces premiers mois de 2012 sont visées bon nombre de cibles virtuelles parmi les soutiens de l’Empire. Ainsi sont attaqués en mode DDoS, pour « Distributed Denial of Service » ou en français « attaque distribuée par déni de service », les sites du FBI, des ministères de la justice français et américain, des officines ès copyright de l’Italie ou des États-Unis, ou du gouvernement polonais, premier en Europe à avoir déclaré qu’il appliquerait les règles liberticides de contrôle et de censure des communications en ligne préparées en catimini entre 2007 et 2010 par l’aimable club de l’ACTA. Attaque DDoS donc, c’est-à-dire stratégie d’encombrement d’un serveur ou d’un service en ligne par saturation d’une multitude de requêtes simultanées, mais aussi parfois « défaçage » de certaines pages d’accueil, se retrouvant du jour au lendemain avec des « tags » virtuels, slogans ou images installées par quelque « pirate » anonyme en lieu et place de la propagande pro-ACTA…
Sauf que le groupe informel, multipolaire et sans hiérarchie ajoute désormais des cordes on ne peut plus concrètes à ses arcs digitaux. De Lyon à New York, de Sao Paulo à Prague, et de Bruxelles à Toronto, les molécules humaines de cet être collectif se reconnaissent dès lors, dans le monde dit réel, au visage de Guy Fawkes tel que conçu par la Warner sur le strict modèle de son dessin de BD. Je suis, tu es, nous sommes tous Anonymous. Des pixels numériques du Net au béton des trottoirs, nul besoin de licence, de cotisation ou d’autorisation patentée pour se revendiquer Anonymous. Sans le moindre chef à plumes, Anonymous est un label mutant, à disposition des hackers, simples internautes et autres manifestants pour leurs micro-révoltes et contestations diverses. Bref, Anonymous est moins une organisation qu’une idée en actes, en mots et en iconographie : ce qu’on appelle de plus en plus couramment un « mème », se propageant tel un virus sauvage et se transformant au fil des réappropriations d’un bout à l’autre de nos deux planètes, la virtuelle et la réelle.

4chan et le « lulz » aux origines du nom « Anonymous »

Le patronyme « Anonymous » est né aux environs de 2006 sur un « imageboard » : 4chan. Un imageboard est la version dédiée aux images d’un babillard ou « Bulletin Board System », dont l’enjeu est le partage de fichiers mais aussi la libre discussion entre internautes sur tous les sujets possibles et imaginables. Avec Usenet, véritable réseau de forums, ce type de services de stockage et d’échanges est aux origines mêmes de l’Internet, bien avant le World Wide Web en 1994. Sur la partie la plus débridée de 4chan, la section « /b/ » ou « random », les intervenants, qui pour la plupart laissent des commentaires sans identification, sont de simples « Anonymes ». Et quand est lancé en 2006 depuis 4chan le « Habbo Raid », l’action est tout naturellement portée par une bande d’Anonymes, avatars à la peau d’ébène qui bloquent l’accès à la piscine de ce monde virtuel trop propre sur lui qu’est Habbo Hôtel. Ce premier acte est de l’ordre du « troll », « matérialisation du mauvais esprit dans les lieux de rencontre du cyberespace ». Au même titre que l’attaque « pour déni de service » ou DDoS, ce type de farce intrusive ou de « lulz », pour employer le langage local, fait partie de la panoplie des armes employées aujourd’hui par ce collectif informel dont la croissance a très largement dépassé le cadre de 4chan. Reste que le nom « Anonymous » n’était à l’origine qu’une blague récurrente, un « mème Internet » justement, qui consistait à traiter la horde des « sans nom » de l’imageboard comme s’il s’agissait d’une communauté d’individus voire d’une unique personne de chair et d’os.
Le plus fort, dans cette histoire, tient à la façon dont ce « collectif sans nom », devenu peu à peu « un être collectif » fictif, à la faveur des références à Guy Fawkes et du langage grandiloquent qui l’accompagne, a pris sens au fur et à mesure de la politisation toujours plus intense de ses initiatives. Des premières actions contre l’Église de Scientologie en 2008 aux attaques contre les banques et institutions financières décidant de lâcher leur client Wikileaks en décembre 2010, alors que débute la divulgation de plus de deux cent mille câbles diplomatiques américains, de la guerre contre Sony, suite à ses poursuites contre des hackers ayant « craqué » la PS3 en 2011, aux multiples guérillas contre les multinationales et les gouvernements voulant surveiller et punir les internautes partageurs au nom d’une version absolutiste de la propriété intellectuelle en mode ACTA, la réincarnation impossible de Guy Fawkes en « Anonymous » est devenu une contre-fiction diablement efficace. Elle prend le visage d’une justice se voulant supérieure aux lois du moment, couvrant et justifiant de sa vérité singulière, subjective et immanente des actions à la limite de la légalité, voire carrément illégales…

Les enfants internautes de Ned Ludd et des luddites

Comment, sous ce regard, ne pas voir en ces Anonymous, jeunes rebelles nés avec les technologies du numérique, les héritiers paradoxaux des luddites, tisserands et artisans de la bonneterie du nord-ouest de l’Angleterre qui ont pris les armes entre 1811 et 1816 contre l’introduction de machines les transformant en esclaves de l’industrie ? Car ces briseurs de mécaniques s’étaient donné pour chef un personnage fictif, un certain Ned Ludd. Ce nom de pure invention, comme le soulignent Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, « leur servait à désigner une grande variété d’actions, mais aussi à renforcer la cohésion d’un mouvement très hétérogène et à empêcher l’identification individuelle par l’armée et la police. » Et cette référence au « Roi Ludd », autrement appelé « Général Ludd », « plutôt qu’elle ne met en avant une doctrine, brandit un être collectif dont l’identité économique, sociale et culturelle est dans sa nature même insaisissable. » À deux siècles d’intervalle, la création presque improvisée de l’être collectif des luddites puis celle des Anonymous répondent au même double objectif : d’une part la mise en place d’une cohésion symbolique interne forte entre acteurs très disparates ; d’autre part la nécessité d’une identité introuvable, à même de rendre le plus difficile possible le repérage par les autorités de quelque responsable des actes commis par les révoltés au nom de leur vision de la justice.
Curieusement, les apparitions et la montée en puissance, d’un côté de Ned Ludd, et de l’autre du fantôme anonyme de Guy Fawkes, semblent se répondre à deux moments clés, et rigoureusement inverses, de notre histoire industrielle.
Côté pile, les luddites s’opposent non pas aux machines, comme le voudrait une vision caricaturale de leur mouvement, mais au machinisme, c’est-à-dire à la mécanisation de leur travail en des tâches parcellaires et déshumanisantes. Comme l’écrit en 1811 un journaliste du Nottingham Review : ces machines-là, laineuse mécanique ou nouveau métier à tondre automatique qu’ils ne peuvent s’approprier comme hier leurs appareils, « ne sont pas détruites par hostilité à toute innovation (…) mais parce qu’elles permettent de fabriquer des marchandises de peu de valeur, d’apparence trompeuse, qui portent atteinte à la renommée de la profession et qui, de ce fait, contiennent les germes de sa destruction. » Dès 1812 et plus au Nord que le Nottinghamshire, dans les Midlands, l’opposition à l’introduction de nouveaux procédés mécaniques est plus vigoureuse, non seulement pour des raisons de « travail bâclé », mais par rejet des prémisses du fordisme, refus du laisser-faire et de « l’abandon des modes traditionnels de régulation de la production ». De la même façon, c’est bien cette transition vers le capitalisme industriel contre laquelle luttent les artisans et compagnons tondeurs de drap du Yorkshire. Ces luddites défendent certes un « ancien monde », mais sans opposition à la machine en tant que telle et au nom d’une « éthique du faire », qui n’est pas si loin que ça de celle des hackers, amoureux des arts de la belle programmation…Côté face, les Anonymous défendent un « nouveau monde », celui de l’Internet, de la libre programmation, du détournement, du sample de tout et n’importe quoi et de la totale liberté d’expression contre « l’ancien monde » des banques, des multinationales, des industries du divertissement mais également des gouvernements et de leurs logiques de contrôle. Mais la vision qu’ont les Anonymous de leurs ordinateurs, de leurs tablettes et de leurs smartphones est étonnamment proche de celle qu’avaient l’artisan et les communautés de métiers de leurs outils : elle s’oppose aux mécaniques de l’usine fordiste, ainsi que des médias de masse et de leur culture au kilomètre. À leur façon chaotique et parfois ambiguë, les Anonymous sont donc les agents d’une transition très exactement contraire à celle d’il y a deux siècles : si les luddites se sont battus, au risque de finir au bout d’une corde, contre le passage d’une technique à échelle humaine à une Machine autant sociale qu’industrielle, destructrice de leur métier et de leur communauté, les Anonymous revendiquent une reprise en main du destin de chacun via des machines à l’échelle humaine, personnalisées, ainsi que des applications, logiciels et plus largement productions de l’esprit libérés des carcans du copyright et d’une vision absolutiste et financière de la propriété intellectuelle. Autrement dit : les luddites luttaient pour préserver leur métier, donc leur autonomie, là où les Anonymous agissent contre cette même Machine à décerveler pour garder ou reconquérir leur propre autonomie. Aussi n’est-ce pas surprenant de constater l’évolution des Anonymous, des écrans à la rue, et de la farce digitale du « lulz » à des positions de plus en plus radicales contre les excès du capitalisme financier et de l’ultra-libéralisme.

Le Destin, madame la Justice et les rituels de l’émeute

Beaucoup plus subtile que le film, la bande dessinée V pour Vendetta – qui est à la base de son scénario – met en scène les dialogues intérieurs de deux personnages : V bien évidemment, dynamiteur portant le masque de Guy Fawkes, mais aussi Adam Susan, Commandeur de l’Angleterre qui devient dans le long métrage le Chancelier Adam Sutler, sans doute pour mieux sonner comme un certain Hitler et perdre du même coup toute son épaisseur. Dans un passage d’anthologie du premier tome de la BD, le lecteur découvre le Commandeur, au cœur de son bunker de télésurveillance et de techno ultra-sophistiquée : il parle à la figure du Destin, métaphore de la Machine, et lui dit « Je t’aime ». Puis c’est au tour de V de s’adresser verbalement à « Madame la Justice », incarnée par une statue au sommet de la Cour d’assises de Londres :
« Voilà, lui dit V, ton vrai visage est finalement dévoilé, tu n’es plus MA Justice. Tu es sa Justice, maintenant tu as choisi un autre amant. Eh bien, on peut être deux à ce jeu.
– Aaah ! Hugh ! Qui est-elle, V ? Comment s’appelle-t-elle ?
– Elle s’appelle Anarchie et c’est une maîtresse bien meilleure que tu ne l’as jamais été ! Elle m’a appris que la justice n’est rien sans la liberté. Elle est honnête. Elle ne fait pas de promesses, et ne les trahit pas, tout ton contraire, Jézabel. Je me suis longtemps demandé pourquoi tu ne pouvais me regarder dans les yeux, maintenant je sais. Adieu donc, ma belle. Notre séparation me peinerait même maintenant, si je ne savais que tu n’es plus la femme que j’ai aimée. Voici donc un dernier cadeau que je laisse à tes pieds. »
Et le paquet en forme de cœur d’exploser et de détruire cette Dame Justice…
Le masque de Guy Fawkes que porte V tout comme la fiction de Ned Ludd représentent pour les révoltés des deux époques une façon de refuser un Destin tout tracé, et de se lever au nom de l’idéal d’une Justice bafouée par les autorités, puissances de l’argent ou puissances politiques. Ludd, d’ailleurs, était également appelé « Le justicier » ou « Le Grand Exécuteur ». Les deux scènes imaginées par Alan Moore symbolisent à merveille le rapport à ces Idées, à ces « consistances » comme le dirait Bernard Stiegler, que sont la Justice ou le Destin.
Mieux : elles montrent l’ambiguïté de toute action violente au nom de l’un, de l’autre, ou par exemple de l’Anarchie. Il n’y a pas de guerre propre. L’ennemi, lui aussi, est à la façon du Commandeur ou des défenseurs du droit d’auteur en quête d’un idéal de justice, même si ce n’est pas le même. À l’inverse, le bris de machine, l’exécution, le dynamitage, réel ou virtuel, supposent d’emprunter les armes de ceux que l’on combat. Surtout lorsqu’il s’agit par exemple d’un « DOX », technique consistant à publier des infos personnelles d’une ou plusieurs personnes sur Internet, comme l’ont fait en septembre 2011 certains Anonymous en mettant en ligne les données de vingt cinq mille policiers autrichiens afin de dénoncer une loi sur le stockage des données personnelles votée par leur gouvernement.
Tout comme aujourd’hui les Anonymous, les luddites utilisaient une large gamme d’actions, depuis les pétitions ou la désertion des machines jusqu’aux expéditions de destruction dans les usines qui ont fait leur renommée. Mais ces actes, et tout particulièrement les raids et les émeutes, respectaient des conventions indispensables à leur « auto-légitimation ». On ne peut agir en luddite ou en Anonymous sans entrer dans un théâtre et en respecter l’esthétique, le langage et les codes : « Les déguisements et les peintures corporelles, les rituels et les serments secrets avaient une double fonction. Ils devaient renforcer le sens de la fraternité au sein des communautés ouvrières tout en assurant la sécurité des ouvriers révoltés en les maintenant dans la clandestinité. De nombreux témoignages évoquent les ouvriers se peignant le visage en noir ou se déguisant en femmes lorsqu’ils se préparaient à attaquer des machines . »
Ned Ludd lui-même, ce personnage de fiction, est d’ailleurs représenté dans certaines gravures de l’époque en travesti, dans des vêtements de femme ! Peut-on pour autant faire de lui un pionnier de la révolte queer ? Ce serait osé. En revanche, le masque de Guy Fawkes, les peintures et le travestissement des luddites participent du même type de jeu que le décorum des professions juridiques, du langage ou même de la toge des avocats et magistrats : ils orchestrent une entrée dans une arène qui n’est autre que le théâtre de la justice.

Luther Blissett et Robert Johnson sont dans un bateau (sans pub)

Au-delà de cet habillage symbolique, l’autre grand point commun entre les mouvements luddites, Anonymous mais aussi Occupy Wall Street est de se définir comme des révoltes de « sans grade ». Entre les ouvriers anglais de la bonneterie luttant dans la clandestinité pour sauver leur métier, il y a deux siècles, les « anonymes » de 4chan et des attaques contre les sites de gouvernements ou de multinationales, et puis ces « 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption du 1 % restant », selon le slogan d’Occupy Wall Street, il y a plus d’une affinité.
En revanche, l’imaginaire des Anonymous a cette forte spécificité de tirer sa sève de celui d’Internet. Et si l’on peut repérer des prémisses de « l’éthique du faire », de la « do-ocracy » des hackers dans les revendications luddites, on n’y trouvera jamais quelque réflexion sur la liberté absolue de l’information et la nécessité d’une transparence de nos gouvernants. Pas plus qu’on n’y décèlera l’idée, au cœur de la célèbre « Déclaration d’indépendance du cyberespace » (1996) de John Perry Barlow, ex-parolier du Grateful Dead et fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, que les acteurs de l’Internet doivent se gouverner eux-mêmes, selon les règles de leur monde à eux, en opposition à celles des pouvoirs de la planète.
De fait, les Anonymous sont aussi des activistes des médias. Sur ce terrain, ils semblent étonnamment proches de ce Luther Blissett créé en 1994 par un groupe de jeunes de Bologne d’après le patronyme du seul joueur de foot noir pratiquant à l’époque dans le championnat italien… « Sous ce nom, des centaines d’activistes du monde entier, adeptes du cultural jamming, chercheront à envahir les médias pour en détourner le potentiel de diffusion ». De la même façon que tout internaute a aujourd’hui la liberté de se dire Anonymous, un grand nombre de plumitifs se sont approprié le « nom multiple » Luther Blissett pour pratiquer de « gais mensonges », canulars médiatiques mis en scène « collectivement et anonymement » afin de « produire un nouveau sens de la réalité ».
Enfin, un dernier parallèle mérite d’être ici opéré, avec un collectif informel moins connu qui, pendant une année à partir de fin 2003 a procédé à plusieurs « attaques spectaculaires contre les espaces publicitaires de la RATP » : Stopub. Car là encore, à la façon du mouvement Reclaim the Street au Royaume-Uni, Stopub partageait avec les Anonymous d’aujourd’hui une absence totale d’organisation et de hiérarchie, la capacité donnée à tous de s’en revendiquer mais aussi une « éthique du faire », en l’occurrence du détournement, du « tagage » voire de la destruction des pubs du métro. Mieux : les activistes de ce mouvement ont créé une figure en nom collectif comme Ned Ludd : Robert Johnson, « nom d’un bluesman américain décédé en 1938, utilisé au départ comme simple pseudonyme pour procéder à l’ouverture de certains sites auprès des hébergeurs. (…) Intronisé “grand ordonnateur des mouvements anti-pub” par la base des activistes, Robert Johnson représente, en l’absence de chef réel du mouvement, le référent ultime dont chacun peut revêtir l’identité pour s’exprimer librement dans les médias. L’analyse des propos et des déclarations rapportés en son nom témoigne de la très grande hétérogénéité pour ne pas dire plus de ceux qui s’en réclament. »
L’étrange rébellion sans organisation ni véritables militants des Anonymous s’inscrit donc dans une longue histoire, les premiers mouvements « nomistes », comme on les appelle parfois, étant nés dès le Moyen-Age. L’usage d’un masque ou surtout la création d’un héros « contre-fictif » comme symbole d’un soulèvement ont à la fois une dimension opérationnelle pour protéger les révoltés anonymes et une capacité à créer du mythe. À l’imaginaire du Net, les Anonymous ont ainsi ajouté, grâce à V pour Vendetta et au masque de Guy Fawkes, une légende tenant à la fois de la contre-culture, du romantisme et de l’anarchisme. La mayonnaise intellectuelle a pris, et elle a profité de cette chambre d’écho inouïe des réseaux sociaux et plus largement de l’Internet, pour permettre à cet « Anonymous » transformé en Guy Fawkes d’agir aux limites de l’illégalité sous ses multiples identités avec un impact que jamais n’ont eu Luther Blissett, Robert Johnson ou Ned Ludd.