Le 11 septembre 2001, le monde a changé brusquement. Brusquement, parce qu’il s’est produit de manière inattendue sous nos yeux, en direct, mais comme tout grand événement de l’histoire, le processus qui a conduit au 11 septembre a été de longue durée. Et le 11 septembre est un grand événement de l’histoire parce qu’un nouveau sujet de l’histoire – le fondamentalisme – apparaît brusquement et se montre dans toute sa puissance. On scrute le monde lorsqu’un nouveau sujet social, économique, politique fait son apparition – peu importe qu’il ait gagné telle ou telle bataille. Pour moi, le Moyen Age se termine avec l’apparition des révoltes paysannes allemandes, un cycle qui durera jusqu’à la fin du XIXe siècle, quand l’industrialisation de masse dans le monde conduira à l’apparition d’un nouveau sujet social et à sa nouvelle scansion temporelle : le prolétariat.
Le 11 septembre marque essentiellement deux choses : la découverte de la fragilité de l’Occident – fragilité militaire du gendarme du monde, car malgré toute technologie de guerre, le facteur humain reste décisif dans tout affrontement ; et fragilité du rôle d’occupant du monde, qu’il soit ouvertement colonisateur ou « référence idéologique et culturelle » : il y a un autre monde possible, et c’est celui du fondamentalisme, de la charia, pas celui de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, pas celui de la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, pas celui du 7 novembre 1917.
L’autre chose qui marque le 11 septembre, c’est la fin de la gauche, c’est-à-dire de la gauche qui s’enracine dans le conflit capital/travail, qui était un conflit global porté par un sujet politique global : le prolétariat. Le conflit qui s’ouvre avec le 11 septembre est d’une tout autre nature – la gauche n’a pas sa boîte à outils pour l’interpréter et se divise essentiellement en deux courants : l’un qui défend l’Occident contre les barbares, l’autre qui fait un clin d’œil aux barbares contre l’Occident. Le conflit prend donc un caractère idéologique, proprement religieux : beaucoup, à gauche, ont célébré la chute des tours jumelles, véritable épitomé de frustration et d’incompréhension, ils ont célébré leur propre fin, en interprétant à tort le fondamentalisme comme la continuité des luttes de libération nationale contre le colonialisme et l’impérialisme – comme si c’était le panarabisme, comme si c’était le panafricanisme. Comme s’il s’agissait du Vietnam. alors que c’est précisément de la rupture avec cette « tradition » (et les formations politiques et classes dirigeantes qui les représentaient), c’est-à-dire de la rupture avec la « politique », avec les « classes » et la « société », que se nourrit l’intégrisme.
C’est ce conflit qui conduit à la renaissance des droites et des nationalismes occidentaux – qui se posent en « vrais défenseurs de la civilisation occidentale », en exaltant ses aspects les plus religieux et, en politique, en partisans des mesures sécuritaires et des tournants autoritaires, considérant la fragilité de la démocratie – son excès de règles « tutélaires » pour les minorités – comme la cause de son déclin. Et l’ennemi commun de ces droites et de ces nationalismes devient « le migrant ». Or s’il y a un sujet politique, social, économique qui s’oppose au fondamentalisme, c’est le migrant, l’errant. Les migrants fuient les horreurs de la Syrie et du Moyen-Orient, ils fuient les horreurs de l’Afrique, ils fuient les horreurs de l’Amérique centrale et du sud : ils veulent l’Occident. Ils fuient parce qu’ils cherchent la vie, tout le contraire de l’intégrisme, qui a fait du martyre, du sacrifice, de l’étreinte de la mort la force de son idéologie, la réserve inépuisable de sa guerre. Le nationalisme identitaire de la droite n’est pas du tout intéressé par la lutte contre le fondamentalisme – c’est la raison même de sa croissance politique, sa « proposition » autoritaire pour notre salut. Nous sommes toujours avec les Turcs aux portes de Vienne.
Et l’autre sujet politique opposé au fondamentalisme, ce sont les femmes : parce que c’est précisément sur le corps des femmes – destinées à porter des martyrs – que se fonde la solidité masculine du fondamentalisme du djihad. Ceux qui s’émeuvent des luttes des femmes iraniennes – un processus, lui aussi, de longue haleine – parce qu’elles coupent leurs mèches en public ou parce qu’elles défient la police morale au prix de l’emprisonnement et des coups annoncés et parfois de la mort, sous-estiment souvent la puissance politique globale de ce sujet nouveau. Ce sujet est nouveau parce qu’il n’a rien à voir avec le conflit capital/travail, avec le XXe siècle, mais s’inscrit dans le conflit ouvert par le fondamentalisme avec l’Occident. Nous n’y sommes pas « déjà allés », nous n’y sommes pas « encore arrivés ».
L’Occident, effrayé, « chasse » le fondamentalisme, réagit avec sa puissance de feu, menant une guerre après l’autre, échouant dans l’une après l’autre, dans le Golfe, en Irak, en Afghanistan. Le fondamentalisme en ressort chaque fois plus fort. Le 11 septembre est d’abord reproduit – à Madrid, à Londres, à Paris – puis la constitution d’un État, daech, est même tentée ; enfin, le principe indéfectible de la destruction d’Israël – le véritable « corps étranger » – devient une guerre ouverte.
Aux images terribles du kibboutz de Kfar Aza répondront d’autres images de petits Palestiniens déchiquetés par les bombes israéliennes, chez eux ou dans quelque hôpital ; pour chaque horreur commise, quelqu’un lèvera le doigt, se souvenant d’autres horreurs. Et nos cœurs s’effondreront et se déchireront – parce que tout cela est vrai, et que chaque vie humaine est précieuse.
Ce n’est pas ainsi que l’on peut comprendre ce qui se passe et ce que l’on peut faire (à part espérer des couloirs humanitaires, espérer un cessez-le-feu rapide, espérer un cessez-le-feu sous quelque forme que ce soit – mais cela nous dépasse vraiment, et nous devons prier tous les dieux du monde).
Et pour comprendre ce qui se passe, pour « expliquer » le Hamas, le nationalisme d’Israel et la progression de la droite dans le monde, le désarroi et le déclin de la gauche, et ce que nous devons faire, nous devons parler de ce qui précède.
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