En résonance avec mon travail artistique présenté dans ce numéro de Multitudes, cet article émet l’hypothèse que nous sommes au milieu d’une transition d’une économie basée sur l’information et la connaissance vers une économie que l’on peut décrire comme basée sur les neurones ou le cerveau. Tout comme l’économie industrielle naissante a subsumé les économies artisanales et agricoles, et tout comme les économies de l’information et de la connaissance de la fin du XXe et du début du XXIe siècles ont subsumé l’économie industrielle, de même cette économie émergente basée sur le cerveau subsumera celles qui l’ont précédée. Cet article examine les répercussions sociopolitiques, économiques et culturelles de cette transformation sur la psyché – plus particulièrement sur la question de la mutation du cognitariat (ou travailleur mental) en ce que je nommerai le « précariat surordonné » (superordinate precariat).
Mon utilisation du mot « cerveau » diffère quelque peu des usages vernaculaires. Le cerveau n’est pas simplement un système cristallisé et immuable de relations résidant à l’intérieur du crâne. Il s’agit plutôt d’un complexe situé à l’intérieur et à l’extérieur du crâne, caractérisé par une structure rhizomatique. Le cerveau a une composante intracrânienne constituée de populations de neurones et de leur réseau synaptique complexe. Cependant, ses capacités sont également situées, incarnées, mises en œuvre, étendues et distribuées. Par exemple, les yeux d’un·e artiste performeur·e, et leurs capacités physiologiques correspondantes sont adaptés à certaines longueurs d’onde de la lumière, et comme l’axe de chaque œil par rapport à l’autre est désaligné de quatre degrés, ils perçoivent la profondeur. De même, l’axe cerveau-intestin-microbiome, tel que décrit par Clair R. Martin et ses collègues, établit un flux interactif bidirectionnel entre le microbiome intestinal et le cerveau1.
Par ailleurs, ce cerveau intracrânien devient rhizomatiquement enchevêtré avec le milieu socioculturel et technologique qui forme sa contrepartie extracrânienne. Ensemble, ces systèmes relient, d’une part, un ensemble prédisposé et sculpté par l’expérience d’éléments neuronaux vibratiles intracrâniens, tels que le cortex visuel et ses connexions, aux lobes pariétal et temporal. D’autre part, ces systèmes relient entre elles des technologies de visualisation massives et illimitées qui permettent de voir les cieux et de scruter l’histoire profonde de la Terre à partir de laquelle la conscience animale, végétale et humaine a évolué. Aujourd’hui, ces relations forment des ensembles de données interactifs utilisés dans une myriade de contextes, alimentant collectivement l’iCloud et formant les diverses plateformes de la cosmotechnie mondiale.
Les capacités de ces technologies, les dimensions temporelles et spatiales uniques qu’elles engagent et rendent disponibles, se matérialisent dans les flux psychiques qui définissent la communication locale et globale en réseau du cerveau intracrânien – ce que Bernard Stiegler appelle « l’organogenèse exosomatique ». Les nouveaux écosystèmes technologiques basés sur les neurones sont radicalement différents de ceux qui les ont précédés et ces différences ont des conséquences importantes sur la modulation directe de la capacité de changement du cerveau, appelée neuroplasticité. Cet essai se concentre sur l’une de ces technologies – le « cerveau câblé » – et décrit sa capacité potentielle de guérison, de réhabilitation et d’émancipation, mais aussi de surveillance et de despotisme.
Le point central de mon argumentation est que nous sommes au milieu d’une transformation du capitalisme cognitif, au cours de laquelle le cerveau et l’esprit (mind) sont les nouvelles usines. Nous n’avons plus affaire à un prolétariat travaillant sur des chaînes de montage et fabriquant des objets et des choses, mais plutôt à un cognitariat travaillant devant des écrans, faisant des recherches sur le web et likant des posts sur Facebook et Instagram. Cette condition s’est intensifiée au cours de la pandémie, durant laquelle le numérique a envahi nos vies, le monde simulé submergeant parfois nos capacités attentionnelles. En outre, les technologies neuronales immanentes, comme les casques de Réalité virtuelle (RV) à interface cerveau-ordinateur (BCI, Brain-Computer Interface) sont en passe de faire progresser les technologies déjà utilisées (comme le cinéma et les plateformes virtuelles dirigées par le regard) pour intercéder entre le cerveau intracrânien et le cerveau extracrânien, entraînant une transformation ultérieure du cognitariat en « précariat surordonné ».
Ces technologies émergent en partie en raison du mélange de nouvelles contingences avancées de la numérisation, qui exigent une accélération des vitesses de travail mental, et de nouveaux niveaux d’attention nécessaires à produire des augmentations de la plus-value du travail intellectuel. Comme l’a dit Elon Musk à propos de la fusion de l’intelligence biologique et numérique, « c’est surtout une question de largeur de bande et de vitesse de connexion entre votre cerveau et la version numérique de vous-même, en particulier du côté de l’output 2 ». La division Moon Shot du bâtiment 8 de Facebook est également impliquée dans la course à la télépathie, avec ses nouvelles technologies « pensée-vers-texte » (thought-to-text) qui seront au moins cinq fois plus rapides que la saisie sur un téléphone portable, avec une vitesse pouvant atteindre 100 mots par minute (c’est du moins ce que prétend Facebook3).
Le cerveau sans organes et le complexe situé intracrânien-extracrânien
Le « cerveau sans organes » est une expression basée sur l’idée du corps sans organes provenant des écrits d’Antonin Artaud et paraphrasée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Comme le corps sans organes, le cerveau sans organes doit également créer un cerveau alternatif sans organes susceptible de nous libérer, d’une part, des intensités emprisonnantes des arrangements matériels créés par le code génétique et, d’autre part, des intensités du milieu socio-technologique politisé (aujourd’hui représenté par la pléthore de technologies d’apprentissage automatique et de cerveau câblé).
Dans la transition entre le capitalisme cognitif initial et son stade ultérieur (neuronal), l’accent passe du capital fixe de la chaîne de montage au capital circulatoire des assemblages cérébraux de réseaux neuronaux infusés psychiquement dans l’action vivante. Le neuropsychologue canadien Donald O. Hebb a été le premier à postuler que lorsque deux neurones déchargent ensemble leur influx nerveux, leur synapse commune se modifie4. La théorie de Hebb, souvent paraphrasée par l’expression fire together/wire together (« qui décharge ensemble câble ensemble »), comprend que l’activité nerveuse laisse une trace qui peut être modifiée et transformée. Le stockage de la mémoire à long terme, résultat de la potentialisation au niveau de la synapse, ainsi que les mémoires à court terme mises en jeu par l’attention sélective intériorisée représentent les nouvelles archives du capitalisme cognitif – équivalents d’un Atlas Mnemosyne d’Abby Warburg intériorisé. Les neurones, les réseaux neuronaux et leurs connexions fibreuses participent à des réseaux locaux et globaux, reliant, par exemple, le cortex visuel dans la partie postérieure, ou caudale, du cerveau aux actions des champs oculaires frontaux situés dans les lobes frontaux dans son pôle rostral. Ces connexions fournissent des souvenirs visuels à court terme, activés à partir de la mémoire à long terme, et la matière première pour des constructions narratives internes appelées « visualisations de scénarios ».
On parlait autrefois de « l’œil de l’esprit » (mind’s eye) pour désigner ce site de reconstitution mentale. Aujourd’hui, il est délimité par le système combiné de la mémoire à court et long terme et de l’attention sélective interne. Dans le capitalisme cognitif, le site d’archivage et sa sensibilité au contrôle se sont déplacés vers l’œil de l’esprit. La mémoire de travail, en tant que technique phénoménologique a priori, s’est mêlée aux institutions matérielles de collecte et d’enregistrement. Les technologies actuelles et celles qui seront bientôt disponibles étendront la juridiction de la domination numérique pour inclure l’archive des souvenirs et leur performance interne d’une manière qui n’a jamais été possible auparavant ; c’est, en fait, la véritable signification de l’endocolonisation parfois évoquée à ce propos. Les narrativités internes qui constituent la capacité d’autoréflexivité et de contemplation risqueront d’être normalisées lorsque les ondes cérébrales, aidées par des BCI reliées au réseau (plutôt qu’aux clics de souris), commenceront à être monitorées et dataifiées.
Du cognitariat au précariat surordonné
Tout un assortiment de technologies neuronales, actuellement à différents stades de développement, a (et aura) d’importantes conséquences politiques, économiques et sociales sur nos moyens de subsistance mentaux et intellectuels. Cet ensemble de techniques visent à privatiser les biens communs neuronaux du cognitariat formé par la classe des travailleurs mentaux et numériques. Ces technologies rejoignent Big Pharma, l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique, la consommation et l’économie neuronale, l’architecture paramétrique et le Big Data, pour produire ce que j’appelle le capitalisme neuronal néolibéral. Tout cela s’apprête à provoquer des mutations dans la subjectivité elle-même, et de transformer le cognitariat du début du capitalisme cognitif (ou sémiocapitalisme), pour en faire le précariat surordonné du capitalisme cognitif tardif (ou neuronal).
Le terme « précariat » a été utilisé à l’origine pour décrire un sous-ensemble de la classe ouvrière générale qui a émergé pendant les années Thatcher-Reagan, composé de personnes engagées dans un travail instable, comme les travailleurs itinérants, à contrats courts, voire à zéro heure, dont la subsistance était au mieux périlleuse parce qu’ils dépendaient d’un salaire sans couverture sociale. Le terme « précaire » a été adopté par le post-opéraïsme italien pour décrire l’une des caractéristiques des travailleurs du numérique, le cognitariat. Le terme de précariat « surordonné » (superordinate) vise à décrire une force de travail sursaturée d’ordres et d’ordonnancements en prise directe sur son cerveau, une subjectivité dans laquelle les conditions exagérées d’isolement et de numérisation 24/7 (illustrées pendant la pandémie de Covid-19) accentuent des tendances déjà présentes au sein des interactions numériques. Cette forme de subjectivité encore partiellement à venir nous connecte tou·tes au sein d’un système d’ordres et de commandes en réseau appelé le « cerveau câblé », tel que le décrit Slavoj Žižek dans son livre Hegel in a Wired Brain : « Le “cerveau câblé” désigne un lien direct entre nos processus mentaux et une machine numérique, un lien qui, s’il me permet de déclencher directement des événements dans la réalité par une simple pensée […], permet aussi à la machine numérique de contrôler mes pensées5 ». Le cerveau câblé est la dernière technique qui menace, à l’avenir, d’écraser et de subsumer toutes les autres techniques au sein d’une nouvelle organogenèse exosomatique ayant d’énormes implications pour le complexe situé intracrânien-extracrânien élargi.
Mon hypothèse est qu’au-delà de la précarité « normalement » éprouvée par le cognitariat – l’insécurité extrême de l’emploi causée par les contrats à court terme, le travail solitaire, la désolidarisation des autres travailleurs, la dissociation des réseaux de soins – un nouvel assortiment de caractéristiques distinctives est sur le point d’émerger. Parmi celles-ci figurent en particulier la subsomption neuronale et la mémoire irréelle, qui menacent d’induire de nouvelles formes d’insécurité, d’incertitude et de doute de soi, ainsi que de nouvelles conditions psychopathologiques d’aliénation.
La subsomption neuronale
La subsomption neuronale est à comprendre dans le cadre de ce qu’Antonio Negri avait appelé la « subsomption totale », inflation elle-même de la « subsomption réelle », caractérisée par le fait que la totalité de la vie se trouve traitée comme relevant du travail. Le travail n’est plus limité à l’usine, le capital s’immisce dans les structures moléculaires de nos corps pour en extraire de la plus-value. Au stade avancé (neuronal) du capitalisme cognitif, l’entité moléculaire de ce processus est la jonction synaptique des neurones – site de la potentialisation à long terme ainsi que de la mémoire à long terme.
Les mémoires à long terme sont cruciales pour la pratique de la visualisation de scénarios. La mémoire de travail extrait et mobilise les souvenirs à court terme de la mémoire à long terme pour construire des récits futurs imaginés dans nos esprits. Dans le capitalisme cognitif avancé, l’œil de l’esprit a remplacé ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » en tant que site de subjectivation. Au lieu que les lois régissant l’ordre sensible et les réseaux d’attention externes qu’il constitue, établissent des modes de perception et des formes de participation à un monde commun, un glissement s’opère vers une endocolonisation de l’image de la (ou des) pensée(s) qui constitue(nt) la cognition et le matériau vernaculaire du théâtre de l’œil de l’esprit.
Le pouvoir est désormais principalement orienté vers la normalisation de la diversité neuronale et vers le contrôle de l’œil de l’esprit, de façon à produire une population homogénéisée de personnes faciles à gouverner. Les nouvelles technologies du capitalisme neuronal, en particulier celles du cerveau câblé, constituent les conditions d’une subsomption neuronale dans laquelle nos pensées, conscientes et inconscientes, sont rendues lisibles et redevables d’une vie numérisée – soumettant les rouages de l’esprit à la souveraineté du Big Data et de ce que Shoshana Zuboff appelle le Big Other 6. De nouveaux logiciels similaires au logiciel espion Pegasus, qui prend secrètement le contrôle d’un téléphone portable, sont en voie de développement pour prendre subrepticement le contrôle des systèmes BCI virtuels intégrés à l’Internet-de-Tout (objets & sujets).
Que se passe-t-il lorsque l’expérience est remplacée par la simple pensée, et lorsque le travail est effectué à la vitesse de cette dernière ? Si les ondes cérébrales générées par un sujet peuvent être utilisées pour manipuler un curseur sur un écran d’ordinateur, diriger un bras robotique ou déplacer un fauteuil roulant, il n’est nullement aberrant d’envisager la possibilité que l’inverse se produise. Grâce à des réseaux de neurones convolutifs, Haiguang Wen et son équipe ont pu décoder et interpréter de manière fiable les signaux électriques enregistrés dans le cortex visuel et les zones connexes de sujets regardant des films7. Des réseaux neuronaux artificiels d’algorithmes d’apprentissage profond situés à l’extérieur du crâne, dans des technologies encore à inventer, pilotés par une intelligence machinique, pourraient bientôt générer des modèles de potentiels électriques susceptibles de pénétrer dans le cerveau intracrânien et de moduler directement son activité électrique locale et globale. En outre, des modèles puissants pourraient activer les jonctions synaptiques responsables de la plasticité neuronale, en particulier chez les enfants et les adolescents pendant les périodes dites critiques ou sensibles du développement neuronal, affectant ainsi l’architecture neuronale du cerveau.
La mémoire irréelle
La mémoire irréelle rejoint la subsomption neuronale comme deuxième composante clé susceptible de faire advenir la classe précaire surordonnée du XXIe siècle. Comme l’entrevoyait Jean Baudrillard, avec les souvenirs que génère la mémoire irréelle, « il ne s’agit plus d’imitation ni de redoublement, […] il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel, c’est-à-dire d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire […] qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties8 ». La mémoire irréelle, qui rend possible un état de manipulation absolue, est le produit de l’accélération technologique appliquée au cerveau intra-extracrânien et complexe du cognitariat, dont l’attention, captée à l’intérieur d’une galerie des glaces, peine à faire la différence entre le réel, l’imaginaire et le virtuel. Le système nerveux du cognitariat, composé des souvenirs à long terme et de leur substrat neuronal, se trouve élagué et greffé selon l’enchevêtrement idéologique contesté du milieu médiarchique et naturel.
Il convient de distinguer ici trois ordres de simulacres, chacun lié à une forme différente de mémoire. Le premier ordre est basé sur la contrefaçon d’un original. Les peintures et les dessins faits à la main constituent ce premier niveau de simulation. Le second ordre liquéfie la réalité et absorbe l’apparence. Il est fondé sur la loi commerciale de la reproduction mécanique à l’ère de l’industrialisation. Cette forme de simulacre se décline en deux étapes. Bien que réalisé avec un dispositif mécanique comme un film ou une caméra de cinéma, le premier stade est encore lié à un élément authentique enregistré par l’appareil. Lorsque nous regardons un film ou une photographie, nous voyons un objet dé-auratisé, mais qui est toujours lié à quelque chose d’original, comme des acteurs humains qui parlent dans un salon, ou des surfeurs qui chevauchent les vagues sur une plage. Dans la deuxième étape de ce simulacre de second ordre, l’élément authentique a été remplacé par une image de masse générée par la publicité ou le cinéma – par exemple dans les œuvres de la Pictures Generation ou le Marlboro Man de Richard Prince. La mémoire ainsi produite est qualifiée de mémoire prothétique. Le troisième ordre de simulation est celui dans lequel les éléments composants ne tirent leur signification que du fait qu’ils partagent un ensemble d’interrelations : ils ne fonctionnent que dans le cadre d’un modèle. Les fausses nouvelles et la société de la post-vérité sont des réponses à ce troisième ordre de simulation. La société disciplinaire se caractérise par les simulations de premier et de deuxième ordre, tandis que la société de contrôle relève principalement du troisième ordre, formé par la codification et la modulation – ordre au sein duquel le cerveau câblé est la source d’une mémoire irréelle.
Les principales différences entre les nouveaux systèmes techniques neuronaux (BCI liées à l’Internet-de-Tout) et les systèmes qui les ont précédés tiennent à leur dépendance ou indépendance vis-à-vis de l’expérience sensorielle. Les médias télémétriques et télépathiques tendent à être dissociés des expériences sensorielles directes qui sollicitent généralement la mémoire épisodique – source des souvenirs à long terme constitués à la suite d’une expérience personnelle directe. Par conséquent, les souvenirs enregistrés et récupérables dans le contexte d’un cerveau câblé seront détachés de nos expériences terrestres, ils seront de types surnaturels et surphysiques.
On peut supposer que les systèmes technologiques télémétriques et télépathiques se connecteront directement au cerveau matériel par le biais d’électrodes implantées ou d’écouteurs portables, court-circuitant ainsi partiellement la sensorialité. Ils sont voués à fonctionner comme le nœud central d’un système de relais complexe ou d’un assemblage de relations comprenant l’Internet-de-Tout, la réalité virtuelle (RV) et le World Wide Web. Avec le temps, cet assemblage deviendra de plus en plus abondant au fur et à mesure que la sophistication et la facilité d’utilisation des BCI se développeront, avec pour danger de submerger tous les autres systèmes naturels et médiatiques d’accès au cerveau matériel, les rendant superflus.
On peut anticiper que les systèmes télémétriques formeront des souvenirs très différents de ceux générés par la sensibilité, et qu’ils rendront possibles l’expérience et le souvenir de multiples passés fictifs, ainsi que d’existences simultanées. La subjectivité ne sera plus tant formée par l’expérience individuelle dans un monde variable que par les effets d’une automaticité machinique liée à une BCI. Complétant une tendance initiée par la photographie, le cinéma et la RV, le référentiel mnémotechnique – le référentiel complet de la mémoire stockée consciemment ou inconsciemment dans les réseaux du connectome neuronal – sera dominé par la mémoire machinique externalisée et distante d’un connectome synthétique9.
En spéculant sur les implications politiques d’un tel devenir technologique, je veux suggérer que ces diverses techniques représentent un assemblage intercesseur, au sens où elles constituent une nouvelle station-relais entre le monde et le cerveau. Elles ne sont à proprement parler ni intracrâniennes ni extracrâniennes, mais composent une forme intermédiaire de localisation, dotée d’effets modulateurs très différents. En fait, elles sont appelées à jouer un rôle central dans le modelage de la plasticité neuronale du cerveau, un peu comme un router à commande numérique par ordinateur, ou comme une imprimante 3D crée un objet physique à partir d’un modèle numérique, en déposant successivement de nombreuses fines couches de matériau. Avec toutefois cette différence cruciale : le modèle utilisé dépassera l’entendement humain et sera dirigé par des codes et des mémoires médiatisées étrangères à l’humanité.
Un exemple de cette condition « sublime » d’intelligence est apparu dans la machine AlphaGo de Google, qui a pu battre le champion de jeu de go Lee Sedol : « La machine de Google a effectué à plusieurs reprises des mouvements peu orthodoxes que les commentateurs n’ont pas pu comprendre […] AlphaGo poursuit son apprentissage en jouant contre elle-même, partie après partie après partie. Elle apprend à partir d’un grand nombre de mouvements qu’elle génère elle-même, et pas seulement à partir des mouvements humains. Cela signifie qu’elle fait parfois des mouvements qu’aucun humain ne ferait. C’est ce qui lui permet de battre un humain de haut niveau comme Lee Sedol. Mais au cours d’une partie individuelle, elle conduit souvent les humains à se gratter la tête10. »
Quelles sont les implications d’une telle perspective pour la production de la subjectivité et d’une « superintelligence » ? Je pense qu’avec les technologies neuronales, un nouveau type de mémoire basé sur l’hyperréel va émerger – une forme de mémoire qui n’a pas de lien direct avec le réel, et qui ne suit pas ses règles ou ses régulations. Il s’agira d’une mémoire médiatisée et d’une mnémotechnie machinique ostensiblement irrationnelle, étrangère à la pensée humaine et donc incompréhensible. Une telle situation risque de rendre impossibles l’autoréflexion et la contemplation, telles que nous les connaissons. C’est ce qui distingue le cognitariat du précariat surordonné – dont une partie significative de l’ordonnancement mental viendra directement de surconnexions machiniques. Or, comme nous l’avons tou·tes constaté lors de la dernière administration présidentielle américaine, une dépendance à l’hyperréel, qu’elle se manifeste par des théories du complot ou par des fake news, peut être dévastatrice pour la santé d’une nation.
Technologies neuronales
Selon une étude de marché publiée par le site Web Grand View Research, la valeur du marché mondial des BCI passera de 806,8 millions de dollars en 2015 à 1,72 milliard de dollars en 2022, et devrait atteindre 3,7 milliards de dollars en 2027. Cette augmentation est le résultat des applications sur le marché des neuroprothèses, qui sont particulièrement importantes pour faciliter la communication et le mouvement des patients paralysés, ainsi que des applications récentes sur les marchés des jeux virtuels, des systèmes de contrôle domestique et des opérations d’équipement militaire11.
En élargissant la catégorie du cerveau câblé au-delà de ses capacités télépathiques, pour y inclure toute une panoplie de produits « techno-pharmaceutiques » (comme les BCI, les implants corticaux, la dentelle neuronale et la poussière neuronale), on peut anticiper que cet assemblage de technologies constituera un jour une interface machinique située qui supervisera le cortex cérébral organique, agissant comme une station-relais intercédant dans notre relation à la sensorialité. Il y a à l’évidence un potentiel d’abus lorsque l’information provenant d’une machine intelligente externe surpasse l’information provenant des canaux sensoriels normaux d’une personne, menant à une archive parallèle entrant en concurrence avec la mémoire de long terme. Alors que les produits techno-pharmaceutiques constituent une catégorie de dispositifs technologiques qui interagissent directement avec le corps, les produits neuro-techno-pharmaceutiques interagissent directement avec la matière grise du cerveau ou avec le système complexe de communication par relais appelé « matière blanche ». Dans la suite de cet article, je vais me concentrer sur les nouvelles catégories de dispositifs porteurs des possibilités télépathiques.
Le dictionnaire de Cambridge définit la télépathie comme la capacité de savoir ce qui se trouve dans l’esprit d’une autre personne ou de communiquer mentalement avec elle sans utiliser de mots ou d’autres signaux physiques. Un assortiment de nouvelles technologies à potentiel télépathique est déjà en service, notamment les BCI connues sous le nom d’« interfaces de télépathie synthétique » (STI), les implants corticaux, les bio-neuro-casques et ce qui s’appelle la « poussière télépathique intelligente de grains de capteurs en réseau » (telepathic smart dust of networked sensor motes). En annonçant sa dernière entreprise Neuralink, Elon Musk a déclaré en 2017 que le principal obstacle à une interaction homme-machine optimale est la bande passante de communication12. En d’autres termes, les écrans tactiles et les claviers sont un moyen lent et inefficace d’interagir avec un ordinateur, mais un moyen plus rapide nécessiterait une bande passante plus élevée.
Grâce à la dentelle et à la poussière neuronales, Musk espère rendre la télépathie consensuelle possible pour tout le monde et faire passer la technologie des BCI de sa seule utilisation comme prothèse médicale pour les personnes paraplégiques à une technologie accessible à tous. En fin de compte, ce sera le résultat d’une longue liste de coups de pouce technologiques visant à rendre le cognitariat et, plus tard, le précariat surordonné, plus efficaces dans l’augmentation de la plus-value cognitive. On peut faire l’hypothèse que la forme de communication dominante du précariat surordonné, dépendant de tels dispositifs télépathiques, sera non-linguistique.
Facebook s’est également lancé dans la course à la télépathie avec ses nouvelles technologies de conversion de la pensée en texte, qui promettent d’être au moins cinq fois plus rapides que la saisie sur un téléphone portable, sans interférer avec la conduite automobile. Emotiv est une société qui produit des logiciels permettant aux utilisateur·es de visualiser l’activité des ondes cérébrales en 3D et de contrôler des drones, des robots et des jeux vidéo. Récemment, les BCI sont entrées dans le domaine de l’informatique ubiquitaire et ont commencé à être mises en œuvre dans des opérations militaires sur le terrain. Dès 2010, Ivan S. Kotchetkov décrivait déjà des applications sur le champ de bataille : « La DARPA13 est actuellement impliquée dans un programme appelé Silent Talk, qui vise à développer la communication entre utilisateur·es sur le champ de bataille grâce à des signaux EEG (éléctro-encéphalogramme) de “parole intentionnelle”, éliminant ainsi le besoin de toute vocalisation ou de tout geste corporel. Ces capacités seront particulièrement utiles dans le cadre de la reconnaissance et des opérations spéciales, et des applications réussies d’interfaces vocales silencieuses ont déjà été signalées14 ».
Sutures
L’effet de simulation de troisième ordre produit par cette condition aliénée de la banque mémorielle du cerveau câblé – une mémoire qui n’est plus rationnelle au sens humain et qui peut être reproduite à l’infini – produit une forme de médiation très différente de celle des media qui l’ont précédée, comme le cinéma et la RV. Sur le plan ontogénétique, l’évolution de la technologie est celle d’une parataxe progressive, d’une suture (suturing) et d’un accordage (tuning) toujours plus fin du sujet à un medium – où chaque nouveau medium constitue une étape vers une immersion toujours plus fluide. Ces sutures successives (selon la logique de l’ontogenèse des media) créent des systèmes de maïeutique, ou de miroir, de plus en plus parfaitement intégrés, relevant de ce que j’ai appelé une ergonomie cognitive 15.
Dans son essai Notes on Suture, Stephen Heath, s’appuyant sur Jean-Pierre Oudart, décrit l’importance du sujet comme un site d’absence, qui s’engage passivement dans les relations de la chaîne signifiante des images qui composent l’événement cinématographique. Ce manque subjectif constitue un espace mental prêt à être rempli par la signification idéologique de la séquence d’images et par son agencement discursif (dans un système de relations qui relie et constitue la multiplicité des sensibilités filmiques). Ces images existent non seulement dans le contenu manifeste du film, mais aussi dans ce qui persiste comme une atmosphère dans l’inconscient optique latent du film. « Le cinéma en tant que discours est la production du sujet, et le sujet est le point nodal de cette production16 ».
Si le cinéma s’ensuit de la photographie, il poursuit son héritage dans la réalité augmentée et la RV. L’avènement des medias à liaisons neuronales (neural-linked media) représente les forme la plus actuelle et future de cette suture immersive médiatisée – sauf qu’à la différence des media précédents, l’archive d’images qu’ils distribuent et le flux d’images qu’ils concoctent ne sont pas des choses dont on a été directement témoin ou dont on a eu l’expérience sensible. Cette suture est totalement transparente, et sa production est silencieuse. Le sujet n’est même pas conscient de ce qui se passe : presque imperceptiblement, la suture laisse des traces d’une autre contenance machinique. Dans Hegel in a Wired Brain, à l’occasion d’une réfutation de la déclaration d’Elon Musk concernant l’imminence de « la singularité » – le point où la technologie machinique surpasserait les capacités du cerveau humain – Žižek écrit : « Puisque, lorsque je pense, je ne suis pas conscient des processus neuronaux dans mon cerveau, comment pourrais-je savoir si je suis câblé ou non17 ? ».
On l’a vu à propos du jeu de go, ces nouvelles technologies coderont sans doute l’activité électrique du cerveau selon des méthodes numériques très différentes de celles utilisées par le cerveau pour l’introspection et l’autoréflexion – des méthodes propres aux processus machiniques qui ne nécessitent pas le langage tel que les humains le connaissent. Elles relèveront du sublime du point de vue de l’introspection et de la conscience humaines : les humains ne seront probablement pas conscients de ce qui se passe. Alors, comment pourraient-ils s’y opposer ? Les nouvelles formes de surveillance télépathique feront partie du bruit de fond non conscient et, en tant que telles, elles seront en position d’élaborer incognito leurs plans potentiellement néfastes.
Épiphylogenèse neuronale :
technicité et stabilisation sélective
Jean-Pierre Changeux a appelé « synaptogenèse épigénétique » le processus par lequel s’assurent l’élagage et la greffe des synapses labiles ou instables. Selon Peter Huttenlocher, le processus de formation des synapses, ou synaptogenèse, commence à s’épanouir chez l’embryon vers la vingt-troisième semaine de gestation et atteint son apogée au début de la période postnatale18. Bien que ce processus se poursuive tout au long de la vie, il existe des périodes critiques caractérisées par une surproduction massive ou une exubérance passagère dans tout le cortex cérébral. Cependant, la production est asymétrique, apparaissant tôt dans les cortex sensoriels tels que le cortex visuel, où elle se produit entre quatre et huit mois, et atteignant un pic dans le gyrus frontal vers douze à quinze mois.
En raison de l’élagage des synapses sous-stimulées par l’environnement, le cerveau adulte contient 40 % de synapses en moins que le cortex de l’enfant. Beaucoup de ces synapses sont labiles, leur fonction n’étant pas précisée. Elles sont électriquement silencieuses car elles n’ont pas encore été incorporées dans des réseaux ou des cognitions. Selon Marc Jeannerod, « si une synapse appartient à un circuit fréquemment utilisé, elle a tendance à augmenter de volume, sa perméabilité s’accroît et son efficacité augmente. Inversement, les synapses peu utilisées ont tendance à devenir moins efficaces19 ». Elles sont élaguées ou meurent. Ainsi, les synapses stimulées sont sélectionnées, tandis que celles qui ne le sont pas sont éliminées. Au fil du temps, le résultat est une architecture neuronale finement accordée, en phase avec l’environnement socioculturel et technologique.
Mais les populations de jonctions synaptiques neuronales sont également modelées au fil des pressions exercées par les conditions de la technicité, qui formatent les distributions de la sensibilité et le partage du sensible – selon le pouvoir qu’ont les nouveaux types d’images d’affecter le regard et d’attirer l’attention. Des recherches récentes en neurobiologie ont déjà mis en évidence les effets des BCI dans la stimulation de la plasticité neuronale. En étudiant la plasticité cérébrale immédiate après une heure d’interface cerveau-ordinateur, Till Nierhaus et ses collègues ont constaté « des signes rapides et spatialement spécifiques de plasticité cérébrale mesurés par IRM fonctionnelle et structurelle, après seulement une heure d’entraînement purement mental à la BCI, chez des sujets qui n’y avaient pas été exposés précédemment20 ». Cela ouvrirait-il la voie à d’autres utilisations alternatives des BCI, au-delà de la télépathie, de la sculpture architecturale de la plasticité neuronale – utilisations qu’on peut imaginer régies par l’entité algorithmique d’une IA ?
Trois ordres de simulation :
formatage authentique, prothèses et mémoire irréelle
Pour terminer, j’aimerais suggérer que la mutation du cognitariat en précariat surordonné repose sur le rapport aux technologies de production des simulacres (selon les trois types déclinés par Baudrillard), ainsi que sur le type de mémoire qui en découle. On a vu plus haut que le premier ordre de simulacre est indubitablement une copie de l’original ou une contrefaçon, selon un rapport de représentation clairement démarqué de, mais fortement articulé à, un objet réel. Le souvenir qui en résulte peut être qualifié d’authentique. Le deuxième ordre, associé à la révolution industrielle, marque le moment où la relation entre la réalité et la représentation commence à se rompre, en raison de la production en masse de copies et de leur marchandisation ultérieure. Ce processus de marchandisation menace l’autorité de l’original, car l’image/la copie devient un substitut égal ou même supérieur au réel, ce qui donne lieu à une mémoire prothétique non dérivée d’une expérience réelle de l’original. Le troisième ordre est un produit du capitalisme tardif ou du postmodernisme, où la distinction entre réalité et représentation s’effondre dans l’irréel.
Mon hypothèse est que chaque ordre de simulation est délimité par une forme spécifique de mémoire. Le degré de simulation et d’immersion s’accroît au fur et à mesure que l’on passe de son initiation à la Renaissance, à son industrialisation dans le capitalisme industriel, puis à son expression dans le capitalisme cognitif. Au stade avancé (neuronal) de ce dernier, le cerveau matériel devient le site central de la marchandisation et de la privatisation. En d’autres termes, le « réel » de la mémoire authentique, constitué par l’image de la nature transférée sur papier ou sur toile, est remplacé par les images dynamiques du cinéma et de la RV. Ces images dépourvues d’aura produisent des mémoires prothétiques peuplées de souvenirs qui, comme le précise Alison Landberg, « ne sont pas strictement dérivés de l’expérience vécue d’une personne […] mais qui sont dérivés de l’engagement avec une représentation médiatisée », avec pour fonction de « circuler publiquement21 ».
Du fait de cette circulation au sein d’un univers marchand hautement compétitif, cette image prothétique, que Paul Virilio qualifie de « phatique – image ciblée qui force le regard et retient l’attention – est non seulement un pur produit des focalisations photographique et cinématographique, mais encore celui d’un éclairement de plus en plus intense, de l’intensivité de sa définition, qui ne restitue que des zones spécifiques, le contexte disparaissant la plupart du temps dans le vague22 ».Ces images artificielles se disputent plus efficacement l’espace neuronal que leurs homologues naturels ou organiques. Dans un article récent du MIT News intitulé « Sur Twitter, les fausses nouvelles circulent plus vite que les vraies histoires », Sinan Aral, professeur à la Sloan School of Management du MIT déclare avoir constaté « que les faussetés se diffusent significativement plus loin, plus vite, plus profondément et plus largement que la vérité, dans toutes les catégories d’informations, et dans de nombreux cas par un ordre de grandeur considérable23 ».
En d’autres termes, le simulacre de second ordre et le type de mémoire qu’il enrôle par le biais du cinéma et de la RV génèrent des souvenirs à court et à long terme qui deviennent essentiels pour produire l’image de la pensée dans l’œil de l’esprit et dans la mémoire de travail. Il existe des différences qualitatives entre la mémoire prothétique créée par le cinéma et celle créée par la RV. Puisque le cinéma est normalement regardé depuis une chaise de théâtre, les souvenirs créés sont plus liés à la perception réceptive et sont plus lourds en Gestalt, tandis que ceux de la RV sont plus haptiques et, par conséquent, plus lourds en affordances. Tous deux sont très attrayants et donc facilement mémorisables, mais ils ne sont capturés que pendant le temps imparti à l’expérience cinématographique passive, ou durant le temps interactif d’immersion dans l’environnement virtuel. Par conséquent, ils ne constituent qu’une petite fraction de la mémoire à long terme. Ils partagent le paysage de la mémoire interne avec les souvenirs authentiques. Dans la visualisation de scénarios, où la mémoire de travail fait appel aux souvenirs des archives du cerveau pour générer une histoire ou prévisualiser une scène, les souvenirs authentiques et les souvenirs prothétiques sont entremêlés et se disputent l’attention mentale interne ou la saillance.
Composés d’un réseau de signifiants détachés de la réalité, les simulacres de troisième ordre, produits du postmodernisme et du capitalisme tardif, sont identifiables par leur capacité à précéder l’original, brouillant la distinction entre réalité et représentation, donnant une carte qui précède le territoire. La mémoire irréelle est constituée par cette simulation de troisième ordre qui, comme la mémoire prothétique, colonise l’archive de la mémoire avec des souvenirs fabriqués non expérientiels. Dans ce cas, il n’y a pas de souvenirs authentiques avec lesquels rivaliser, et les souvenirs phatiques de la mémoire virtuelle subsument toutes les autres formes de mémoire dans l’archive neurobiologique. Même si les souvenirs hybrides du sujet fordiste et postfordiste peuvent provoquer un schisme et une rupture de la psyché, il existe toujours chez eux un lien avec le signifié réel. Ce lien disparaît dans la mémoire irréelle. Celle-ci repose sur un lien direct entre la mémoire médiatisée de la puissance de calcul de la BCI et l’archive intracrânienne du cerveau. Les deux s’y trouvent hyperliés.
Du biopouvoir au neuropouvoir
Le capitalisme cognitif tardif est porteur d’une éruption potentielle qui ne nécessitera pas du tout le corps sensoriel mais qui, en fait, contournera complètement la sensibilité. Elle dépendra des nouvelles technologies du capitalisme neuronal, en particulier de ses versions avancées, comme les dispositifs télépathiques et télémétriques, tels que les BCI. Les médias des BCI promettent de créer un simulacre de troisième ordre du n’importe-quoi-n’importe-quand dans le cerveau matériel. L’écran disparaîtra, nous annonce-t-on, et, à la place des clics et des claviers, des atmosphères interactives d’oscillations neuronales collectives et synchrones enregistreront comme des données les choix mentaux du précariat surordonné, à l’aide d’un processeur machinique systémique intégré existant sous forme de plate-forme sur le World Wide Web. En retour, une batterie de codes basés sur les modèles ainsi enregistrés et collationnés sera renvoyée sous forme de modulations des flux de conscience. Une nouvelle sorte de « bulle Google » sera créée, conduisant à une subsomption neuronale.
Cette condition représente une crise de l’imagination, qu’on peut décrire à la suite de Nelson Goodman par l’idée d’irréalité24. L’irréel est une imagination numérique et fractalisée, fonctionnant comme une pure simulation du transcendantal et de l’empirique. Il est le n’importe-quoi-n’importe-quand des technologies de simulation avancées, toujours prêtes à créer des souvenirs irréels immersifs. La conséquence politique de l’irréel est la menace d’un effondrement de la liberté de choix pour un précariat surordonné déjà affaibli et prolétarisé.
La forme de gouvernementalisation évoquée ici marque la transition du biopouvoir au neuropouvoir, dans lequel des populations de cerveaux (plutôt que de corps) deviennent l’objet de juridiction d’un nouveau régime de souveraineté. L’attention interne et la mémoire de travail menacent de se trouver soumises aux caprices du cerveau câblé, lequel pourrait un jour contribuer à modeler les connexions de l’imagination et les mémoires à court et à long terme utilisées pour les concocter. Dans un tel contexte, le cerveau sans organes est une forme de résistance au capitalisme cognitif de stade avancé, dans lequel le cerveau matériel et ses connexions deviennent le centre du pouvoir. L’organogenèse dépend de la répétition, de la structuration, de la synchronisation des entrées, de l’omniprésence, de l’accumulation excessive et de la néguentropie. En revanche, le cerveau sans organes dépend de la variation, de l’entropie, du hasard, de l’altérité, de la contingence et de l’émergence.
Traduit de l’anglais (USA) par Yves Citton
1Clair R. Martin et al., « The Brain-Gut-Microbiome Axis », Cellular and Molecular Gastroenterology and Hepatology 6, no 2, April 2018, p.133‑48.
2Arjun Kharpal, « Elon Musk : Humans must merge with machines or become irrelevant in the AI age », CNBC, February 13, 2017.
3Larry Greenemeier, « Facebook Launches “Moon Shot” Effort to Decode Speech Direct from the Brain », Scientific American, April 27, 2017, www.scientificamerican.com/article/facebook-launches-moon-shot-effort-to-decode-speech-direct-from-the-brain
4Donald O. Hebb, The Organization of Behavior : A Neuropsychological Theory, New York and London : Wiley and Sons, 1949.
5Slavoj Žižek, Hegel in a Wired Brain (London : Bloomsbury, 2020), p. 13.
6Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
7Haiguang Wen et al., « Neural Encoding and Decoding with Deep Learning for Dynamic Natural Vision », Cerebral Cortex 28, no 12, December 2018, 4136–60.
8Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981, p. 11.
9Le connectome est l’ensemble des données décrivant la matrice de connexion du système nerveux. Il représente le réseau de connexions anatomiques reliant les éléments neuronaux à travers le cerveau. Le connectome synthétique est une construction artificielle des connexions du cerveau utilisée pour l’étude.
10Cade Metz, « Google’s AI Wins Fifth And Final Game Against Go Genius Lee Sedol », Wired, March 15, 2016, www.wired.com/2016/03/googles-ai-wins-fifth-final-game-go-genius-lee-sedol
11« Brain Computer Interface Market Size Worth $3.7 Billion By 2027 », Grand View Research, February 2020, www.grandviewresearch.com/press-release/global-brain-computers-interface-market
12Edd Gent, « Brain-computer interfaces are coming : “Consensual telepathy”, anyone ? », Washington Post, June 11, 2017, www.washingtonpost.com/national/health-science/brain-computer-interfaces-are-coming-consensual-telepathy-anyone/2017/06/09/9345c682-46ef-11e7-98cd-af64b4fe2dfc_story.html
13Defense Advanced Research Projects Agency.
14Ivan S. Kotchetkov et al., « Brain-computer Interfaces : Military, Neurosurgical and Ethical Perspective », Neurosurgical Focus 28, no 5, 2010, E25.
15Warren Neidich, Blow-up : Photography, Cinema and the Brain, New York : Distributed Art Publishers, 2003.
16Stephen Heath, « Dossier Suture : Notes on Suture », Screen 18, no 4, Winter 1977: 48–47.
17Žižek, Hegel in a Wired Brain, op. cit., p. 45.
18Jean-Pierre Changeux, « Selective Stabilization of Developing Synapses as a Mechanism for the Specification of Neuronal Networks », Nature 264, December 1976: 705–12; Peter Huttenlocher, « Morphometric Study of Human Cerebral Development », Neuropsychologia 28, no 6, 1990: 517–27.
19Marc Jeannerod, foreword to What Should We Do with Our Brain ?, by Catherine Malabou, New York : Fordham University Press, 2008.
20Till Nierhaus et al., « Immediate Brain Plasticity After One Hour of Brain-Computer Interface » Journal of Physiology 599, no 9, May 2021: 2435–51.
21Alison Landberg, Prosthetic Memory : The Transformation of American Remembrance in the Age of Mass Culture, New York : Columbia University Press, 2004, 33.
22Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p. 39-41.
23Peter Dizikes, « Study : On Twitter, false news travels faster than true stories », MIT News, March 8, 2018, https://news.mit.edu/2018/study-twitter-false-news-travels-faster-true-stories-0308
24Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, Indianapolis : Hackett, 1978.
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