For ten years now the bees of beekeeper and «graphiculteur» Olivier Darné have been gathering pollen and nectar in the town of Saint-Denis and have been producing huge quantities of honey. The excentric flavors of urban honey – dubbed «concrete honey» – reflect the variety of pollens which echoes the diversity of the populations. Thanks to urban pollinating devices, the bees have hived off beyond the national territory and urban, but exotic-flavored honey has lent its attractive power to the bees, a disappearing common asset. As pollination of life could come to an end with the demise of pollinating insects, it has taken on an economic and artistic dimension.Je suis allée voir Olivier Darné en janvier 2007 en vue de proposer un article à Multitudes, mais je n’avais pas le contact avec la revue. Je suis retournée en janvier 2012 avec le contact.
Le travail était le même, ses orientations différentes. L’artiste est devenu un collectif dont les actions ont essaimé au-delà du territoire national et la récolte d’un miel exotique bien qu’urbain a cédé de son excentricité à la cause commune des abeilles devenu enjeu artistique et politique. Depuis 10 ans déjà ses abeilles butinent les fleurs de la ville de Saint-Denis et produisent de grandes quantités miel, qu’il récolte. Les goûts excentriques du miel urbain – le «miel béton» – reflète la variété des pollens, laquelle représente la diversité des populations. Depuis quelques années, produire le miel ne l’intéresse plus seulement mais la pollinisation du vivant menacé de disparaître avec la mort des agents pollinisateurs.
Le terroir urbain
Darné commence son élevage d’abeilles sur le toit de la mairie de Saint-Denis, il a 45 ruches, de 80 000 abeilles chacune. Le ciel est tricoté d’abeilles qui partent à gauche ou à droite. Elles butinent dans un rayon de 3km Le miel récolté est très riche, deux fois primé. 13 goûts ont été identifiés, certains à dominante de pollen de tilleul, d’acacias, d’élanthe, de buddleia. D’une ruche à l’autre le miel n’est pas le même. 3000 ha sont condensés dans un pot de miel ; il est une image gustative d’un paysage urbain.
Il y a une diversité végétale méconnue dans la ville, à cause des parcs, des petits jardins, des délaissés, des balcons, des interstices urbains, des arrières cours, des jardins ouvriers, des boulevards plantés de tilleuls. La ville est un terroir fertilisé par des graines véhiculées par le vent, les animaux, mais aussi par les gens qui ramènent des graines dans leurs poches, dans leurs chaussures. A St Denis, où 70 communautés ont été répertoriées, il y a beaucoup d’allers et retours au pays. La biodiversité des plantes reflète la diversité des cultures.
Le miel a été envoyé en laboratoire pour procéder à une analyse pollinique. De 150 à 350 espèces de pollens ont été détectés et la personne qui fait l’analyse organoleptique du pollen – qui détermine les origines géographiques des goûts différents – a trouvé que deux goûts sur quatre étaient équatoriaux, certains venant d’ d’Argentine. Le «miel béton» est le miel du voyage. Les abeilles nous racontent les histoires des hommes.
Une ruche en ville donne entre 60 et 70kg de miel par an, en Lozère 8 ou 9kg. Et à Melun Sénart les abeilles font 400g de miel quand dans le même temps à la Villette elles en produisent 12kg. A la campagne le bocage, les futaies sont arrachées, les bonnes espèces végétales sont triées, les mauvaises éliminées ; sur les grandes cultures d’exploitation intensive les pesticides avec les nouvelles molécules font mourir les abeilles. Non seulement elles meurent beaucoup moins en ville qu’à la campagne, mais elles filtrent les substances toxiques (oxydes de carbone, hydrocarbures…) dont on ne trouve aucune trace dans le miel.
Les «zone sensibles»
Le « parti poétique» né à Saint-Denis de la rencontre d’un graphiste, de livres sur les abeilles, d’apiculteurs sauvages, d’anthropologues, de chercheurs, d’artistes a essaimé ailleurs. A Paris des ruches ont été posées sur la piazza de Beaubourg et sur les toits de l’Opéra ; à la Villette un hôtel construit pour l’occasion offrait «des lunes de miel» à ceux qui souhaitaient passer une nuit avec les abeilles ; à Roubaix, à la Condition publique, Darné dit avoir fait fumer les cheminées de hauts fourneaux – désaffectés – en y installant des ruches. La plupart des ruchers sont des containers mobiles, pourvus d’une longue cheminée, l’équivalent d’un arbre creux, où nichent des milliers d’abeilles. Ces installations que peut visiter le public englobent outre le pollinisateur urbain, la zone de butinage des abeilles et des essaims de projets. Les «zones sensibles» ainsi nommées par l’artiste recouvrent à la fois le territoire invisible prospecté par les abeilles et une zone d’expérimentation de la ville impulsée par la connaissance du travail des hyménoptères. Des promenades urbaines guidées par le butinage des abeilles ont été proposées, un champ mellifère semé en pleine ville a invité les passants à s’étendre en écoutant le bourdonnement des abeilles. La liaison des monde minéral (air terre sels minéraux), végétal et animal indispensables pour faire le miel que nous mangeons acquiert ainsi une visibilité. A la Villette des expositions racontaient cela à travers des cartographies mellifères, des granothèques, photothèques, laboratoires, indexations des découvertes. Mais justement parce que les «zones sensibles» proposaient d’adopter le parti des abeilles pour voir la ville autrement, sa biodiversité naturelle et culturelle ainsi que faire l’expérience sensible de chaine ininterrompue du végétal-animal-humain, il est devenu impossible de ne pas comprendre que cette chaine est entrain de se rompre à cause des hommes, de leur propension indéfectible au profit. L’amour du gain détruit l’amour butinage, la richesse capitaliste la richesse gratuite de la pollinisation.
Les banques du miel
Les laboratoires à ciel ouvert que sont les «zones sensibles», se sont transformés, devenant des lieux d’actions et de débats dont la cible n’est plus la ville mais l’économie.
Le miel est le produit d’un terroir urbain qui n’appartient à personne nommément, et que ne possède certainement pas le propriétaire des ruches.
Le miel est une richesse issue d’une double spoliation de la production accumulée par les abeilles, des fleurs cultivées ou sauvages qui ont donné leur pollen. Du butinage des abeilles a été extrait linguistiquement et symboliquement le mot «butin». Issu de rapt ou de biens pris à l’ennemi le butin doit être exhibé puis partagé. Nous avons iconisé le miel «volé» en l’enfermant dans une banque, «la banque du miel». Les pollinisateurs urbains sont désormais flanqués d’une chambre forte, où les visiteurs sont obligés de pénétrer pour accéder aux ruches. Les «banques du miel», où est fabriqué et stocké le miel, protègent ce trésor de l’humanité utilisé et révéré depuis des millions d’années – et qui est entrain de disparaître à cause d’une course au rendement.
Invités à Utrecht, raconte Darné, nous avons organisé une performance, une procession bancaire avec le dernier miel de l’humanité. Un fourgon Briggs, escorté de gendarmes est passé chez les derniers apiculteurs de la région prendre le miel récolté et l’a transporté jusqu’au centre de la ville. Là, dans une pièce sans toit ni mur, dotée d’une seule porte a été réalisé un partage du trésor sous forme de repas. Tous les mets servis au cours de cette cérémonie ont été cuisinés avec des miels différents. Les jours suivants des débats ont eu lieu sur différents sujets liés à l’économie et à l’écologie urbaines, sociales, environnementales, etc. mais aussi sur le travail, la hiérarchie, les migrations sur des questions qui pouvaient être communes aux abeilles et aux hommes.
Comme le dit Darné «nous sommes rentrés dans la ruche». Son organisation interne, sa fabrication, ses stockages nous ont intéressés. La ruche est un écosystème dont le rythme biologique est en étroit rapport avec la biosphère. Et pourtant ce n’est pas cette harmonie qui est remarquable, mais le rôle inestimable que jouent les abeilles dans le renouvellement de la biosphère. C’est cet équilibre là que menace la mort des abeilles.
Les comptes épargne-abeilles
Si le miel est une richesse, les abeilles qui pollinisent les fleurs le sont infiniment plus. Les abeilles ne sont pas seulement les ouvrières d’une denrée rare et prisée depuis des temps immémoriaux, elles sont les grandes ordonnatrices du vivant en fructifiant les végétaux. La disparition des agents pollinisateurs condamne la nature végétale à une stérilisation mettant en danger la conservation des espèces végétale animale et humaine. Dans les «banques du miel» où séjournent un moment les visiteurs qui immanquablement entament des discussions entre eux, nous avons ouvert des «comptes épargne abeilles». Sur ces livrets les gens peuvent déposer de l’argent qui sera utilisé, comment ? Les modalités de ces dépenses ne sont pas fixées par avance mais déterminées en assemblée générale des actionnaires. Les dernières décisions ont été d’affecter l’argent épargné à l’élevage des reines et d’assurer une relève à la mortalité des abeilles. Celle-ci s’élève à 60% à la sortie de l’hiver. Nous transformons l’argent mort en vie. C’est devenu pour nous plus important que la dimension spectaculaire de la ruche, et que les saveurs du miel. On ne voulait pas verser dans l’animation, qui n’aurait rien changé aux sorts des abeilles.
Maintenant s’il y a une esthétique mortifère des banques du miel (qui ressemble à un bâtiment funéraire) nous l’avons voulu, car en effet le coffre fort par définition se coupe de la vie d’une part et d’autre part ce dont nous parlent les abeilles aujourd’hui c’est de leur propre mort. Pourtant nos projets consistent à produire la vie, sociale, urbaine, environnementale indissociable d’un éveil de la conscience.
“Aujourd’hui même si nous continuons à nous déplacer nous avons fait retour aussi à Saint-Denis où nous avons créé dans un petit pavillon ouvrier une «zone sensible». Nous y avons des ruches et nous y accueillons une soirée ou plus longtemps en résidence, des artistes français et étrangers qui mènent des projets traitant de questions écologiques et sociales. Nous avons en vue d’ensemencer de céréales, ou de légumineuses un morceau de terrain pris entre des échangeurs d’autoroutes et de nationales.”
Une production sémiotique
Le collectif, graphicole, joue aussi sur une économie des signifiants. Cartes postales, affiches, dépliants, posters, flyers, écritures mellifères, street art, sites web déclinent en lettres et en images les enseignes du Parti poétique : «zone sensible», «ville terroir», «miel béton», «pollinisateur urbain», «banque du miel», «butin», «compte épargne abeille», «genre urbain», «butineur urbain», «bee-box», «time is honey», «FMI (Fonds Mellifère International)», «graphiculture». C’est une nébuleuse de mots et d’affects qui (se) déplacent (entre) les couches de sens, c’est un essaim de vocables contaminés par ses voisins dans l’usage ; ils témoignent de la pollinisation de langue par celui qui parle, c’est-à-dire tout le monde. Chacun pourra associer à sa guise et trouver des liens avec «le parti pris des choses» de Ponge, le «parti allemand des étudiants» fondé par Beuys avec «l’économie poétique» de Filliou, versus artiste, avec le gustatif, l’olfactif, la douceur et le plaisir, versus sensations, avec l’argent, la propriété la guerre et le vol versus économie, avec la gratuité, le don, le partage versus anthropologie, avec les trois écologies de Guattari, ou avec la vertu pollinisatrice des activités non salariées chère à Yann Moulier Boutang.