Et aussi...

L’art de l’ordinaire dans le travail social

Partagez —> /

Le travail social est avant tout une activité ordinaire, propre à l’existence relationnelle même de l’homme en société. De cette activité ordinaire, les entraidants[[ Selon moi le terme entraidant regroupe toutes les personnes bénévoles et/ou professionnelles qui par conscience d’une solidarité humaine inhérente à l’homme consacre une partie de leur temps à développer des pratiques d’entraides au sens d’une coopération mutuelle diffusée au sein de collectifs formels ou informels. Au delà de la charité, les entraidants par les dispositions sociales qu’ils diffusent s’opposent à un monde régi par la seule concurrence, et postule pour le développement d’une politique du Bien Vivre ensemble. (Je réinterprète les réflexions développées par P. Kropotkine dans l’ouvrage : l’entraide, 2010 font quotidiennement un véritable art. Les travailleurs sociaux notamment se retrouvent depuis quelques années confrontés à de multiples transformations de leurs missions, fonctions notamment liées aux développements des logiques d’expertises sociales. Les mots changent, les pratiques se transforment : des discours prescriptifs et normatifs aux logiques comportementalistes. Les travailleurs continuent de développer au quotidien un véritable art de l’ordinaire quasi invisible qui pourtant participe d’une résistance à ces logiques managériales.

Ces dispositions, attitudes verbales et/ou non verbales, gestes diffus resteront difficilement contrôlables. L’évaluation de ces actes informels est quasiment impossible. Ces dons du rien (Duvignaud, 2007) paraissent tellement banals que les travailleurs sociaux ne les perçoivent quasiment plus. L’art de l’ordinaire et ses innombrables micro-traces réalisées par des milliers d’entraidants contribuent à la diffusion d’une cosmopolitique de l’hospitalité au sens qu’elle « engendre une conception et un agir qui ont des effets transformateurs et dissonants à l’échelle du monde autant qu’à l’échelle locale » (Agier, 2011). C’est en cela que cet art de l’ordinaire peut devenir un outil théorico-pratique au potentiel politique. Les traces d’hospitalités que les travailleurs sociaux réalisent quotidiennement permettent de travailler les représentations, elles renvoient à une autre manière de faire société. A l’heure du mythe de la croissance, du développement durable, des flux d’informations, de circulations, du haut débit, le paradigme du Bien Vivre prône le ralentissement, l’attention aux banalités, l’hospitalité envers autrui, l’attention à l’environnement, à l’écologie des personnes dites « autres ».

Au quotidien il existe donc des moyens pratique de travailler les logiques managériales, injonctions normatives et sécuritaires productrices de tensions sociales. Pour cela il devient nécessaire que les entraidants bénévoles et/ou professionnel valorisent concrètement cet art de l’ordinaire. Pour cela, différents moyens concrets sont possibles.

Se décentrer

Le décentrement du regard nous permet de rester vigilants face aux nouvelles formes, techniques de management. Il favorise notre repérage des nouveaux néologismes gestionnaires, qui proviennent du secteur marchand, permet de les dénoncer pour en atténuer les effets. Les termes surchargés par exemple : « de l’usager au client vulnérable pris en charge par un pôle insertion » ont un sens, ils produisent des effets, construisent des pratiques. Ils cachent également une réalité sous-jacente beaucoup plus complexe. Du démantèlement de l’Etat social au reploiement des finances publiques vers des dispositifs sécuritaires de gestion des indésirables. Le décentrement du point de vue de l’entraidant permet également de percevoir et de critiquer les effets déshumanisants de la prolifération des dispositifs informatiques de profilage des bénéficiaires d’aides sociale. Nous y serons de plus en plus confrontés dans l’avenir. Mais se décentrer c’est également se rendre compte des limites de notre action, en atténuer les effets néfastes dût aux logiques sécuritaires et/ou identitaires. Percevoir les dérives autoritaires de notre fonction, les abus de pouvoirs, les « violences morales » infligées par la fatigue, la peur, les maladresses. Se décentrer cela permet également de se remettre en cause, passer le relais d’un suivi éducatif à un collègue. Cette posture favorise également le regard critique des micro-mesures discriminantes d’un règlement intérieur et/ou institutionnel, de prévenir un collègue ayant des comportements dont les conséquences pourraient être néfastes envers une personne.

Critiquer

Les nouveaux managers du travail social tendent aujourd’hui à séparer les positions réflexives des salariés afin d’en atténuer les effets critiques. Ces derniers sont renvoyés à leurs dimensions pratiques. On ne leur demande pas d’échafauder des plans d’organisation. Nous devons assumer nos propos, parler d’un ouvrage lié à notre activité que nous venons de lire, assumer nos points de vues, dénoncer des actes ou discours discriminants, voire racistes d’un de nos collègues. Il est également important de manière permanente face aux logiques comportementalistes d’indiquer l’influence du contexte social, environnemental sur la personne, resituer le public pris en compte dans une dimension écologique et sociale. La critique passe également par des prises de position fermes sur le terrain. L’affirmation collective d’une action de soutien à un service social en voie de fermeture. Le recours à de actions de désobéissance éthique, c’est à dire par exemple de refuser d’appliquer des logiciels informatiques de fichages des allocataires sociaux ou de les rendre caduques par des usages détournés (non-information ou allusive).

Communiquer

Les nouveaux managers du social parle d’une éthique professionnelle comme le religieux témoigne du don de soi du bénévole de la paroisse. L’art de l’ordinaire ne doit pas être enfermé dans des définitions académiques, éthiques managériales ou autres dons individuels mystiques. Comme tout outil de contestation, il fait et fera l’objet de tentative de récupération, j’ai pu entendre par exemple récemment un consultant en économie sociale indiquer : « Ne vous inquiétez pas, il n’est pas question de toucher à votre éthique professionnelle, mais il est nécessaire de vous restructurer ». L’art de l’ordinaire n’est pas non plus une activité quelconque. C’est en revendiquant cet art de l’ordinaire diffus que les travailleurs sociaux résisteront en partie aux logiques gestionnaires, managériales. Pour cela nous nous devons de faire circuler notre parole (c’est n’est pas la dernière de nos qualités), mais en dehors de notre cercle restreint relatif à l’action sociale. De manière paradoxale, la communication est une de nos principales qualités. Cependant, c’est également ce que nous avons le plus de mal à faire : parler de ce que l’on fait concrètement, valoriser nos actions. Et pourtant, on a tous lors d’une soirée entre amis ou lors d’une fête de familles fait l’expérience que nos propos pouvaient retenir plus que l’attention. Lorsque nos discours transpirent la réalité vécue, témoignent de ces traces d’hospitalité…La passion se lit à travers notre regard, nos attitudes non verbales. Nos gestes se font communicatifs, directifs. C’est dans ces moments là que s’exprime le cœur du métier. De nombreux travailleurs sociaux entretiennent également un complexe envers l’écrit. Pourtant, notre prose liée au terrain constitue une richesse indéniable. Emparons-nous des outils numériques ! Des plates-formes de discussions, proposons des textes à des magazines, revues divers et variées sur notre quotidien. Créons des bases de données numériques, blogs de récits de vie témoignant de nos actions quotidiennes. Innovons, imaginons comme nous savons si bien le faire dans nos activités quotidiennes. Diffusons nos expériences à l’extérieur de nos établissements. Proposons des interventions dans les Instituts Régionaux du Travail Social, Instituts de maîtres, en faculté de sciences humaines à l’Université. Au-delà des savoirs théoriques, parlons de notre quotidien, de cet art de l’ordinaire aux futurs professionnels. Mais à l’intérieur de nos boutiques, communiquer c’est également encourager notre équipe à s’abonner à des magazines spécialisés diffusant d’autres modèles éducatifs. Il est également important de relier notre travail quotidien à des évènements nationaux, en parlant des faits d’actualités, relayer des tracts syndicaux.

Se former, rechercher

Sur le terrain, malgré les difficultés de formation, il faut également selon moi encourager la diffusion des analyses, savoirs « transdisciplinaires » auprès des travailleurs sociaux (Karsz, 2011). Apprendre à « penser » pour préserver sa dignité selon le psychanalyste R. Gori : « Le but affiché est que le monde retrouve ce qui fait son humanité, le récit et la parole vivante, désormais menacés, niés, au profit du langage ‘technicien’, numérisé, codifié, homogénéisé. Le problème n’est pas la technique, qui peut être bénéfique, mais l’empire qui lui a été concédé et qui se conjugue à merveille avec la ‘religion du marché’ qui ‘infecte la scène des langages… des populations ‘vulnérables’ à ‘dépister’ et à gérer non par le soin, mais par le classement, la norme, et l’injonction bureaucratique» (Gori, 2011). Mais se former c’est également cultiver en permanence sa curiosité par des lectures, échanges avec nos collègues, être curieux aux méthodes éducatives novatrices d’un stagiaire. Observer l’humour de Marco, l’homme d’entretien qui lui permet d’entrer en contact avec Mohamed auprès de qui tous les rapports avec les éducateurs s’avèrent conflictuels. Les actions-recherches doivent également être développées dans le travail social. La recherche commence par la valorisation des écrits produits dans le cadre des formations initiales. Les travailleurs sociaux qui reprennent des études dans un domaine scientifique doivent pouvoir réaliser des actions recherches sur leurs propres « participations observantes » sur le terrain. C’est à ce prix que l’on pourra développer, diffuser nos savoirs spécifiques.

Créer, innover,

Ces différents positionnements sur le terrain favorisent une posture professionnelle réflexive, inventive, créatrice. Il me semble intéressant de repenser le travail social en lien avec la dimension politique propre à l’éducation populaire. L’éducation populaire dans ses fondamentaux favorisait le déploiement créatif permanent, continuel. L’invention, la connaissance, l’humour doivent être des moyens pour renouer avec le désir de s’émanciper des carcans gestionnaires, managériaux. Réinventer dans les pratiques avec les personnes bénéficiant des services sociaux.

Les attitudes, mimiques, discours des éducateurs sont des savoirs être et faire informels qui resteront difficilement quantifiables, évaluables. C’est en cela qu’ils sont des actes micro-politiques à diffuser face aux logiques rationalistes, économiques. La valorisation, l’intellectualisation de cet art de l’ordinaire non formel contribue au développement et à la diffusion du modèle du Bien Vivre qui prône une conception alternative du travail social. Celle-ci prône la diffusion d’une autre manière de faire société en réaction nerveuse au mercantilisme, aux gestionnaires de l’action sociale. La théorie du Bien Vivre est inspirée par diverses cultures d’Amérique du Sud, elle promeut un travail sur les représentations qui fondent nos sociétés occidentales. Elle revendique une refonte de nos valeurs sociales, l’individu y est appréhendé dans une dimension écosophique au sens de Guattari (1989), c’est-à-dire une personne reliée à un système écologique, sociale, relationnelle à prendre en compte. Au-delà du développement, du bien être personnel, ou de la croissance économique, le Bien Vivre induit un réagençement de nos relations avec autrui, et donc au final avec nous-mêmes. Une notion flexible en mouvement, précaire qui travaille l’ordinaire dans l’objectif d’améliorer la vie quotidienne et en cela atténuer notamment le malaise des travailleurs sociaux et en conséquence des personnes accompagnées. La novlangue du travailleur social issue du monde de la gestion, du management tends à « annihiler » les racines de cet art de l’ordinaire. Il devient donc nécessaire que les travailleurs s’aménagent des vacuoles des silences et de solitudes pour reprendre Deleuze afin de retrouver une dignité de penser (Gori, idem) et donc d’agir..

Le travail social ne doit pas devenir une entreprise privée financée temporairement pas des mécènes ou bien transférée à la sphère caritative. Il est nécessaire de défendre les financements publics de l’action sociale et solidaire. C’est de notre responsabilité sociale qu’il est question. Il devient nécessaire de procéder à ce travail réflexif pour repolitiser le travail social et permettre d’atténuer le malaise latent de nombreux entraidants.

Nous devons prendre conscience de la biodiversité de nos talents quotidiens si méconnus. L’art de l’ordinaire est véritablement la fibre, l’épine dorsale qui amènent des milliers d’ entraidants professionnels où bénévoles à s’investir dans l’action sociale. Cette disposition a pour principal objectif l’accueil des autres. Elle se situe au delà de tout principe de charité où de prise en charge institutionnelle. Elle est subversive dans nos sociétés où la recherche du même, les fibres nationalistes et identitaires sont exacerbées. Redécouvrons, valorisons, ces gestes anthropologiques ancestraux relatifs à l’accueil, à la prise en compte des personnes perçues dans nos sociétés comme anormales. Plus que des micro-gestes propres au travail social, il s’agit également de redéfinir plus globalement à travers l’art de l’ordinaire notre rapport à l’environnement, à l’écologie globale des autres. C’est en cela que cette posture est alternative. Dans le travail social, nous savons pertinemment que les liens, les attaches, les émotions sont primordiales. Des petites choses insignifiantes, volatiles, microscopiques qui mises bout à bout forment un tout, qui permettent d’envisager un Bien Vivre collectif, qui favorise dans un second temps le bien-être individuel. Des gestes simples de bon sens qui pourtant ne le sont plus : un regard franc, prendre le temps de se présenter, de discuter, se revoir, tendre une main sur une épaule, savoir écouter, ralentir le cours de ses activités…Oui, une véritable remise en question de la manière de faire société. Un monde ou les effets de serre propres aux fonctionnements néolibéraux laissent place aux effets de rêve. Le rêve est toujours un condensé de la réalité. Cultivons cet art de l’ordinaire pragmatique comme une source de possible pour un meilleur vivre futur.

NB : Ce texte est un complément d’un livret à paraître prochainement : David Puaud, Le travail social ou l’art de l’ordinaire, Yapaka, Collection Temps d’arrêts : transformation du travail social, Bruxelles, mai 2012.