Rémanences
Après une guerre civile dévastatrice et dix-huit années d’expérience socialiste, la transition vers la démocratie et l’état de droit au Mozambique, initiée en 1994, a été acclamée par les observateurs comme un processus réussi de réconciliation nationale et d’ouverture politico-économique1. Cependant, les processus juridique et politique complexes observés durant la transition contredisent l’apparent optimisme des donateurs internationaux et des réformateurs de l’État central quant à la démocratisation et la libéralisation. L’un des effets les plus frappants du démantèlement de l’état socialiste et de la mise en œuvre de la politique de décentralisation a été la forte résurgence du localisme et des figures d’autorité « coutumières ».
En juin 2000, le Conseil des ministres a approuvé un décret reconnaissant les chefs « coutumiers » comme unités de gouvernement local légitime2. Or, la reconnaissance des autorités coutumières a fait débat depuis la période coloniale. Le même parti politique, le FRELIMO, qui, après la révolution de 1975, a banni toutes les autorités, rituels et croyances traditionnels dans le cadre de sa modernisation socialiste anti-obscurantiste réinstalle actuellement, comme gouvernements locaux légitimes et décentralisés, les mêmes chefs coutumiers décrits alors comme des instruments du pouvoir colonial. Ces réformes juridiques ambiguës résultent d’une réécriture de la difficile histoire de la région nord du pays ainsi que du jeu complexe des relations de pouvoir entre les niveaux national et local3. Après les périodes coloniale et socialiste, il s’agit du troisième moment de l’articulation de l’État avec le coutumier. Il représente une synthèse des positionnements antérieurs de ces autorités. Il tente de redéployer leur imaginaire et de leur normativité pour légitimer l’engagement de l’État dans des politiques postsocialistes et néolibérales.
Le nouveau pouvoir indigène
Les travaux historiques démontrent qu’au Mozambique, comme dans la plupart des régions subsahariennes, les hiérarchies locales et le pouvoir indigène ont été reconstruits par le régime colonial en tant que système d’autorités « coutumières ». Elles l’ont été au moyen de techniques de description ethnographique et d’une codification juridique. À partir d’une grille de classement prenant en compte leur diversité et ayant valeur légale, les populations ont pu être administrées et fixées dans les territoires et mobilisées pour travailler. Outil central de gouvernance, ce domaine coutumier constituait un espace de discipline et de contrôle social sévère. Cette violence était exercée de manière décentralisée et indirecte4. Ces figures politiques sont considérées aujourd’hui, dans de nombreux pays africains, comme la panacée5, dans la perspective de constitution d’une culture démocratique plurielle et de renforcement de la société civile6.
À travers la tenue des cérémonies de reconnaissance des autorités locales et en mobilisant un discours historiciste, l’État mozambicain tente de circonscrire les normativités proliférantes de la catégorie « coutumier », dans une dialectique de sublimation des moments historiques par sa mise en continuité avec le présent d’une part et par sa projection dans un progrès futur d’autre part. Cette opération réhabilite les dualismes idéologiques de la période coloniale et revitalise la métaphysique de la différence qui continue d’être absolument centrale dans la construction des politiques internes africaines et dans le positionnement de l’Afrique sur l’échiquier politique mondial.
Derrière les contradictions de ce processus dialectique et sous les représentations idéologiques du « coutumier » comme outil central de la gouvernance postcoloniale, un examen précis de ses rituels de légitimation révèle les limites du projet de l’État pour reconnaître et sublimer le coutumier. Ceci limite la souveraineté de l’État lui-même. Hypostasier la loi ne tient pas quand elle est soumise au test de ses propres pétitions de principe. Cette situation récurrente nous conduit à penser que l’hypostase, comprise comme la plus haute forme de réification, est la modalité politique de la condition postcoloniale. Les distinctions juridiques abstraites entre privé et public, étranger et national, « étatique » et « coutumier », deviennent complètement floues quand elles sont confrontées à la réalité des contextes politiques locaux. Ce qui se matérialise est un état de choses, un large champ de pouvoir dans lequel d’autres normativités, d’autres temporalités, des formes alternatives de souveraineté et de citoyenneté luttent pour s’exprimer et se déployer d’une manière parallèle et agonistique.
Deux rites de souveraineté illustrent ce processus de construction d’alliances nouvelles entre l’État et le coutumier, entre le FRELIMO et les « états invisibles ».
Première phase :
la commémoration funéraire d’un chef charismatique
« Nous sommes arrivés dans la capitale de l’un des états invisibles », dit l’Administrateur7 avec un demi-sourire de satisfaction. Il était presque midi, le soleil explosait au nord dans la chaleur du jour. Émergeant d’une myriade de huttes et maisons de terre, une petite foule avançait pour nous accueillir. Nous étions dans un petit village du district rural de Macavelas, loin de la côte de l’Océan indien, dans la province de Nampula, au nord du Mozambique. On était en juin 2004. Durant les jours précédents, l’Administrateur m’avait parlé de ces entités politiques ineffables, les « états invisibles » comme il les appelait. Ils étaient comme une sorte d’animal sauvage, comme un grand tracteur en tenue de camouflage, se dissimulant aux yeux suspicieux des étrangers. Ces agencements existent comme modalité politique basée sur le secret, la dissimulation, le silence, une forme oblique de gouvernance.
Cela soulève des questions de juridiction. L’Administrateur, le représentant de l’État central, contrôle nominalement un espace contradictoire. Le poste administratif est une unité de gouvernance locale qui, légalement, maintient la souveraineté étatique sur un territoire donné. Cette souveraineté se manifeste par des lois, promulguées par les autorités de l’administration locale de l’État, qui doivent réguler toute la vie quotidienne. Les tribunaux locaux régionaux sont supposés être compétents pour les conflits et les crimes. Mais cette territorialisation légale, cette codification politique du magma social quotidien n’occupe pas tout l’espace. Quelque chose échappe. L’unité administrative inclut dans ses frontières d’autres politiques, d’autres autorités, la justice est rendue dans d’autres tribunaux, selon d’autres règles. Une autre loi organise le déploiement des choses.
L’Administrateur, qui a servi dans différents districts de la province de Nampula pendant les dix dernières années, n’a pas découvert tout à coup la structure de ce qu’il a appelé les « états invisibles ». Il explique comment il a eu accès à différentes formes de ces états invisibles par un patient dialogue, de nombreuses réunions, la mobilisation de nombreuses connexions, de lentes négociations pour rechercher la confiance et la réciprocité, tout un processus basé sur la circulation de différentes sortes de valeurs. Dans une région où les imaginaires de l’État sont faibles et sa légitimité évanescente, dans une province avec une longue histoire de rébellion et d’hostilité envers l’autorité (précoloniale, coloniale et socialiste et qui a connu une forte présence du RENAMO8), le dédain populaire envers l’administration locale est largement répandu. D’après l’Administrateur, derrière l’étroit espace d’influence de l’appareil d’État local, réduit à quelques immeubles poussiéreux au centre de la petite ville siège de l’administration du district, derrière la fragile circulation des symboles d’idéologie étatique, les états invisibles règnent. Comme le dit l’Administrateur, ils constituent l’État là où il n’y a pas d’état, c’est-à-dire à la base, au niveau de la communauté. Ils sont organisés autour des besoins de subsistance, de la fourniture de services et de la circulation des maigres ressources économiques, comme les dons. D’après l’Administrateur, les structures de gouvernance magique et politique des états invisibles ont aidé à reconstruire les sociabilités dans les vastes zones rurales dévastées par la guerre civile. Celle-ci avait laissé derrière elle des circuits d’échange rompus et des liens communaux cassés, sur un arrière-fond de familles, de clans et de groupes divisés par leurs différentes allégeances et degrés de victimisation.
Le jour où l’Administrateur allait établir un contact avec cette entité « invisible » et visiter son territoire, il m’a invité à prendre part à la délégation composée de plusieurs de ses adjoints dans le gouvernement local, de quelques administrateurs de districts ruraux plus petits et du regulo (chef) Sukuta9. Sukuta, la principale autorité « coutumière », situé au-dessus de huit chefs moins importants dispersés sur toute la zone, avait obtenu récemment la reconnaissance officielle de l’État. Il m’expliqua que la raison de notre visite était la célébration annuelle de Kupula Munu, un leader communautaire de cette zone connu pour avoir combattu le colonialisme portugais au début du XXe siècle10.
Quand nous sommes arrivés, quelques-uns des membres les plus importants de la communauté se sont approchés. L’un d’eux, un homme habillé de blanc, est une « autorité coutumière » locale et occupe un rang important dans l’« état invisible ». Derrière lui est venue une femme, également habillée de blanc, plus grande, de 45 ans environ, qui est présentée à l’Administrateur comme étant la « Reine » (pyamwene) de cette communauté, (donc la souveraine de l’état invisible dans la conception de l’Administrateur). Elle est la « nièce » (par le sang ? par affinité politique ou par parenté ?) du défunt chef Kupula Munu et l’actuelle détentrice du pouvoir sur ce territoire.
La cérémonie conduit à deux tombes : la première, la plus petite, contient les restes d’un parent du chef Kupula ; la seconde est celle où repose le chef. Mais avant d’entrer dans le petit enclos qui entoure la tombe blanche, au milieu des rochers, des plantes et des arbres, la Reine nous appelle. Comme si nous entrions dans une autre dimension spatio-temporelle, la Reine nous ordonne d’enlever nos montres. Puis, formant une file dont elle prend la tête, elle appelle d’abord l’Administrateur, suivi de son adjoint le plus proche, puis le chef principal Sukuta, moi-même et les autres derrière moi.
À l’intérieur de la tombe, des tissus blancs et bleus pendent du plafond. Nous nous asseyons inconfortablement, jambes croisées, nous voyant à peine les uns les autres à travers les voiles qui se balancent dans l’obscurité. La Reine commence à parler. Lentement, doucement, à mi-voix, chantonnant une lamentation musicale, presque une prière. La Reine parle avec une autre voix, avec les mots d’un autre, car elle est simplement l’instrument de l’Esprit. C’est l’Esprit qui lui commande de murmurer ces mots. Car l’Esprit est en train de pleurer, dit-elle plus d’une fois. L’âme du chef mort désire parler sa plainte, exprimer sa colère et sa déception. Sa peine vient de la vue de son peuple qui souffre de la solitude, de l’abandon et de la maladie. Sa colère est dirigée contre le gouvernement, dit la voix de l’Esprit de la Reine, car il n’a pas accompli les promesses si souvent répétées. Elle décrit la tristesse de l’Esprit, son attention aux besoins de la population dont elle énumère la liste, par exemple des infrastructures de base, une école, de l’eau, de l’argent liquide (car l’argent de l’année dernière est complètement parti). Elle explique leur extrême isolement. Tout au long de sa litanie éplorée et plaintive, elle répète : « Ce n’est pas moi, c’est l’Esprit qui pleure, il se lamente parce que le gouvernement est très loin de nous. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, si je parle un mauvais portugais ; c’est parce que je vis tellement loin et dans l’isolement ».
Quand la Reine a fini, l’Administrateur parle en makhuwa et exprime la volonté de l’État de se rapprocher des communautés. Il rassure les leaders sur leur collaboration mutuelle et leur garantit l’apport de ressources. Il évoque implicitement de futures négociations pour sceller une alliance comportant l’apport de cadeaux par le gouvernement en échange du soutien de la communauté. Après l’Administrateur, un second invité officiel fait un bref discours, cette fois en portugais. La Reine parle de nouveau, conduisant la cérémonie à sa fin. Cette fois, « développement » est le mot-clé. La Reine déclare : « L’Esprit se plaint, il ne se sent pas bien. Le gouvernement doit développer cette zone. » Ses mots, avec leur tonalité de revendication mais de calme autorité, déplient une histoire qui tisse ensemble le local et le central, le visible et l’invisible, l’ensemble évoquant la trinité de l’esprit, du gouvernement et du développement.
Un par un, les visiteurs et les locaux sortent lentement de la tombe, laissant seulement à l’intérieur la Reine, l’Administrateur et moi. Soudain se produit un déplacement politique subtil. La Reine se penche vers l’Administrateur et, une fois assurée qu’elle ne peut être entendue, lui parle à voix basse. Alors commence une litanie de plaintes sur la politique interne de l’état invisible. Elle insiste sur la mauvaise conduite du chef local, dont l’incompétence et les manœuvres, dit-elle, bloquent toutes les possibilités de développement du territoire. Pieds nus, à genoux, nous écoutons les murmures de la femme sur les mauvaises manières des mwenes (chefs, seigneurs de la terre), ses propres cousins. L’arrière-petite-fille de King Kupula se devait de témoigner de cela. Soudainement, le visiteur politique, le représentant de l’État est projeté – comme arbitre potentiel ? – au cœur des luttes de pouvoir intimes de cette communauté11.
Nous quittons la petite tombe et nous dirigeons vers la tombe du chef Kupula. Une atmosphère sacrée se déploie, un calme cérémonieux descend sur le groupe et nos mouvements deviennent pesants et lents. Avançant en file silencieuse, nous arrivons au site de la grande tombe blanche. À nouveau, nous nous plions sur nos genoux pour passer sous la porte basse et entrer dans la chambre mortuaire du Roi Kupula. C’est le moment le plus important de la cérémonie, dont le rythme est structuré autour des deux espaces mortuaires. Le premier moment a été voulu comme une sorte d’introduction, un intermède, un espace-temps propitiatoire autour de la tombe d’un plus petit chef. Ce second moment est l’instant de vérité : celui de la véracité de la politique et de la négociation, une authenticité spirituelle. Les discours sont faits cette fois en makhuwa. Un autre membre important de la localité, un mwene, parle, s’étendant sur le besoin d’argent et d’infrastructures pour la communauté. Il est suivi par un autre chef local, puis par la Reine et l’Administrateur, avant que le chef Sukuta finisse la séance par une prière. La teneur et l’intonation des mots dits dans la tombe du chef sont puissantes. L’Administrateur, tentant d’expliquer la position du gouvernement et promettant que des subsides seront bientôt distribués, semble, au son de sa voix, de plus en plus frustré, spécialement après qu’il a été interrompu deux ou trois fois par des plaintes et des réfutations. D’autres importantes voix locales se font entendre, urgentes et pressantes.
L’état local du FRELIMO comprend enfin la véritable signification de l’invitation à cette cérémonie semi-secrète : la circulation des dettes et des dons avec la perspective de nouer de nouvelles alliances politiques. À la fin de la cérémonie, le regulo Sukuta offre à tous une longue prière en makhuwa, invoquant Allah et l’Esprit comme des forces interchangeables. Le chef musulman est le signe contemporain d’une longue histoire régionale de diversité ethnique et religieuse. La prière transporte l’esprit du Roi dans un espace sacré plus vaste, un espace dans lequel les religions africaines locales s’hybrident avec l’Islam12 à travers la référence à Al Quran. Cette imbrication renforce le pouvoir sacré de cet évènement théologico-politique et préfigure la nouvelle relation qui peut à présent se nouer entre l’état local FRELIMO et « l’état invisible ».
Avant que nous sortions lentement les uns après les autres du lieu de repos du Roi Kupula, nous déposons des billets de banque et des pièces dans un koffia, une coiffure musulmane qui passe de main en main. Quand nous quittons la tombe l’atmosphère se détend. Moins d’une heure s’est écoulée, mais dans l’espace-temps de la tombe, nous avons été intensément associés à la fabrication d’un espace au seuil duquel les états invisibles ont été parlés, demandant et acceptant, figurant des promesses de choses à venir. En sortant de l’espace sacré aux frontières insaisissables marquées par les linges blancs pendant dans l’air silencieux, nous avons émergé dans un autre espace-temps qui nous a soudainement projetés vers la phase suivante de cet évènement théologico-politique, la consolidation des promesses et pactes : un rassemblement politique du FRELIMO.
Deuxième phase :
un rassemblement politique du FRELIMO rend hommage au chef mort
Nous sommes en 2004, période d’élections au Mozambique. Six mois après la commémoration du souverain Kupula sur sa tombe ont lieu des élections présidentielles. L’un des objectifs clairs de l’administration locale du FRELIMO, en essayant d’atteindre « l’état invisible », est d’obtenir le soutien de la population locale et spécialement, de ses leaders. Suite à la cérémonie religieuse locale émerge un autre rituel, celui du rassemblement politique. Les deux cérémonies, comme les deux faces d’une médaille, révèlent les difficultés et ouvertures de la politique contemporaine au Mozambique et, concomitamment, les configurations historiques qui ont précédé et façonné ces situations. Pendant le rassemblement, les représentants locaux de l’État du FRELIMO (l’Administrateur et des alliés de rang moins élevé) pressent la population rurale de voter pour le parti qui a été au pouvoir depuis l’indépendance. Mais, sous cet électoralisme séculier et prosaïque gît une autre cérémonie théologico-politique, qui rappelle et commémore les affreux évènements de la guerre civile. Le premier à parler est le chef du poste administratif (un district plus petit). Il s’adresse à la foule en makhuwa, parlant des besoins de la communauté, du travail réalisé par le FRELIMO dans cette zone et de l’importance de s’inscrire sur les listes pour les élections à venir. Il est suivi par le secrétaire municipal pour l’instruction civique qui explique les nouvelles modalités d’inscription et de vote. Puis dans un mouvement solennel, l’Administrateur se lève et fait quelques pas en avant. Un moment de silence parfait s’ensuit… L’Administrateur sourit et crie, à la manière classique des meetings du FRELIMO, mais en rajoutant quelques mots en l’honneur du chef mort :
« Longue vie au FRELIMO !
Longue vie à Macavelas !
Longue vie au Roi Kupula !
Longue vie à l’union nationale !13 »
Avec de larges gestes théâtraux, il s’adresse ensuite à la foule d’une voix calme et posée, tissant délicatement un discours qui entrelace progressivement l’histoire du roi local avec la lutte postcoloniale du FRELIMO. De temps en temps, il se réfère à la guerre comme à une étape sur le chemin de la liberté et de l’émancipation. Bien qu’il parle couramment makhuwa, il s’exprime ici en portugais, tandis qu’un assistant traduit chacune de ses longues phrases. À travers cet échange ritualisé, égalitaire, où le langage de l’État est immédiatement transposé dans le langage de la communauté de « l’état invisible », dans ce petit théâtre politique, la possibilité d’une alliance commence à prendre forme. « La vie de ce Roi constitue une merveilleuse école pour nous tous. Nous sommes ici pour rendre hommage au travail que ce chef a fait pour le district et pour le pays. » Il cisèle ainsi un discours, qui malgré son ton pragmatique nécessaire à une élection, délivre un message puissant qui condense plusieurs moments cruciaux de l’histoire politique du Mozambique des cinquante dernières années. Il juxtapose les actions du chef dans la lutte anticoloniale et les mouvements d’« union nationale » de la guerre de guérilla anticoloniale du FRELIMO qui a conduit à l’indépendance en 1975. « La lutte d’hier menée par le Roi Kupula est semblable à la lutte d’aujourd’hui par laquelle le FRELIMO essaie de garantir la paix et la liberté », proclame l’Administrateur.
Autour de l’héritage de l’esprit du roi, l’Administrateur développe un argument juridico-politique aux implications générales. « Kupula est mort seul. Il est crucial d’être unis, ensemble, pour faire face à nos problèmes communs. C’est ainsi que nous avons obtenu l’indépendance en 1975. » Le discours se poursuit, développant le thème de la lutte actuelle du FRELIMO pour garantir la réconciliation et la sécurité (« le parti de la paix et de l’indépendance », le nomme l’Administrateur pour l’opposer au RENAMO). Les évènements de la guerre sont conjurés et narrés tandis que l’Administrateur parle. Il divulgue une logique qui relie étroitement les guerres d’indépendance avec les guerres civiles et les deux avec les fondations de l’appareil d’État. Il termine par la sédimentation des contours actuels de l’État démocratique. À un moment, l’Administrateur se penche en avant, vers quelqu’un assis au premier rang et lui demande de montrer sa carte d’électeur. « Kupula se battait avec ses couteaux et ses lances. Aujourd’hui, la lutte de Kupula et notre indépendance doivent être défendues avec cette arme : la carte d’électeur. »
Tandis qu’il s’approche de la fin, l’Administrateur porte son attention sur les problèmes de développement14. Le don doit circuler : en tant que valeur économique et morale, il entre dans un circuit qui devrait décrire un cercle parfait. Or, comme l’a souligné le discours de la Reine et comme chacun a semblé le reconnaître durant la commémoration funéraire lorsqu’il a été question de politique, d’argent ou de confiance, le cercle est constamment interrompu. Alors, pour illustrer le besoin de développement, le discours de l’Administrateur fait allusion à des projets et des installations futurs. En plus des projets concernant l’eau et une école, qui sont supposés être en cours de réalisation (l’Administrateur prend bonne note des « demandes de l’Esprit » dans la tombe), un évènement plus important est annoncé. L’Administrateur se tourne vers un homme assis sur sa gauche, un des membres les plus importants de son entourage. Il est le propriétaire d’une usine de noix de cajou qui va bientôt ouvrir et aura besoin de soixante employés, principalement des jeunes hommes, mais aussi quelques jeunes femmes ayant été scolarisées. Il considère que la communauté devrait y envoyer sa jeunesse.
Dans sa rhétorique électorale, l’Administrateur fait une lecture politique du passé, installe une sorte de théâtre d’ombres dans lequel la figure individuelle du combattant de la liberté, du guerrier anticolonialiste, se fond doucement dans la forme collective de la machine de guerre du FRELIMO. Lorsqu’il invoque l’aura d’un esprit au cœur spirituel de la communauté politique, l’Administrateur s’ajuste au processus de transformation juridique en cours : un nouvel esprit des lois. Ce procédé relève du flash back politique, d’un effacement et d’une relecture du passé récent à travers la reconnaissance de l’autorité d’un chef précolonial mort depuis longtemps, à travers la révérence et le respect manifesté à ses restes.
L’actualisation de l’histoire de l’indigenéité dans la nation
J’ai donc été le témoin d’un évènement singulier, mais beaucoup d’actes similaires se déroulent au même moment, à travers tout l’État-nation15. Dans tout le Mozambique, des rassemblements sont organisés dans lesquels l’État reconnaît l’autorité légitime de divers chefs « coutumiers ». Par ces cérémonies, l’État prend le contre-pied de décennies de politiques hostiles à l’indigénéité, aux rituels, aux langages, aux religions. Dans ces nouveaux rituels, la liturgie étatique est mélangée à la liturgie locale, avec une fusion des contours religieux et politiques. Les buts sous-jacents de la mobilisation de ces deux registres sont évidents malgré leur nature implicite : l’articulation d’alliances politiques avec la gouvernance locale de manière à acheter des voix ; la cooptation ou la négociation avec le royaume de l’indigénéité pour mener des politiques rurales en intégrant leur secret, les hiérarchies sacrées.
La principale singularité de cet évènement funéraire est qu’il prend la forme d’une commémoration monumentale : la reconnaissance au nom de l’État du pouvoir légitime et de l’autorité d’un chef mort. En invoquant et en priant quasiment les esprits du mort, l’état local efface des décennies de politique officielle pour fabriquer une posture générale entièrement nouvelle dans la reconnaissance du royaume indigène précolonial. Ce rituel, avec son mélange de gestes religieux et de mots politiques, représente l’avènement d’une troisième ère, qui actualise l’histoire de l’indigénéité dans la nation. Les deux précédentes phases d’échange entre le coutumier et l’État ont été marquées par le contrôle et la coercition de l’indigénéité, avec une série de ratages historiques, de déceptions et de répressions. L’actuelle troisième phase semble rompre avec les deux précédentes pour, avec ses revers et apories, proposer une fusion du passé et du futur, une hybridation de la « coutume » et de la « loi ».
L’État opère alors comme un champ extensif de pouvoir, comme une relation uniformisante s’articulant de façon antagoniste avec la prolifération de la différence. Cette construction mutuelle structurée autour de l’héritage de l’indigénéité coloniale révèle la profonde ambivalence du projet de fonder de nouvelles formes de vie démocratiques. Fétichisée en tant que « coutumier précolonial » par les acteurs nationaux comme internationaux, l’indigénéité fonctionne comme un terrain de légitimation de nouvelles formes de pouvoir local, celui-ci étant exercé au nom de l’État. Et ce nouveau pouvoir s’appuie sur des interprétations contemporaines d’un passé mythifié.
La revitalisation de l’indigénéité dans un moment néolibéral de privatisation et de décentralisation révèle clairement les limites de la gouvernementalité postcoloniale et de ses aspirations totalisantes, mais n’implique pas nécessairement une faillite du pouvoir d’État ou un affaiblissement de la domination de l’élite. Le retour de « l’indigène » ou du « coutumier » en Afrique doit être lu comme un déplacement dans les formes de pouvoir et les modes de domination de l’État. Elles doivent s’entendre comme un ensemble de relations, faisant naître de nouveaux lieux de négociation entre les agences internationales, les élites urbaines et les maîtres du pouvoir local.
Traduit de l’anglais
par Anne Querrien
1 Une version beaucoup plus détaillée de cet article est parue en anglais dans la revue Cultural Anthropology, qui a publié aussi de nombreux articles sur le néolibéralisme et sur la rémanence de l’indigénéité en Afrique.
2 L. Buur et H.M. Kyed, State recognition of traditional authority in Mozambique : the nexus of community representation and state assistance, Nordiska Afrikainstituter, Uppsala, 2005 ; Contested sources of authority : re-claiming state sovereignty by formalising traditional authority in Mozambique, Development and Change 37(4), 2006 ; « The legible space between State and Community : state recognition of traditional authority in Mozambique » in State recognition and democratization in sub-Saharian Africa, L. Buur et H.M. Kyed (éd.), Palgrave Macmillan, New York, 2007 ; B. de. Sousa Santos, The heterogenous state and legal pluralism in Mozambique. Law and Society Review 40 (1), 2006 ; B de Sousa Santos, J. Trindade et P. Meneses (éd.), Law and justice inA multicultural society, the case of Mozambique, 2006.
3 P. Meneses, B. de Sousa Santos et al., op.cit.
4 M. Mamdani, Citizen and subject : contemporary Africa and the legacy of late colonialism, Princeton University Press, Princeton, 1996 ; B. O’Laughlin, Class and the customary : The ambiguous legacy of the Indigenato in Mozambique, African Affairs 99 (394), 2000.
5 H. West, « This neighbor is not my uncle ! », in H. West and S. Kloeck-Jenson, Changing relations of power and authority on the Mueda Plateau, Journal of Southern African Studies 24 (1), 1998.
6 J’étudie la pluralité des « coutumiers proliférants » dans une perspective marxiste déconstructionniste pour éviter les dichotomies de Mamdani (citoyen/sujet, État/coutumier) liées à la question de la plus-value et j’utilise les références données par Gayatri Chakravorty Spivak (2000). Sur le cas particulier du Mozambique, j’ai été inspiré par le débat entre Mamdani (2000) et Bridget O’Laughlin (2000) dans African Affairs (note ci-dessus).
7 Représentant du gouvernement sur le territoire local. Le gouvernement était alors, en 2004, tenu par le FRELIMO. Il l’est toujours.
8 Résistance nationale du Mozambique, mouvement rebelle armé hostile au FRELIMO et transformé en parti politique depuis la fin de la guerre civile en 1992.
9 Régulateur mis en place par l’intervention internationale après des conflits civils armés, comme au Libéria, en Sierra Leone ou au Mozambique.
10 M. Newitt, A history of Mozambique, Indiana University Press, Bloomington, 1995.
11 H. West, op.cit.
12 Environ 20% de la population du Mozambique est musulmane. Le Mozambique connait une forte présence islamique depuis l’arrivée des sheiks et des commerçants arabes dans le nord du territoire au XIIe siècle. Par conséquent, dans la province visitée, l’« indigénéité » et l’« autorité coutumière » sont aussi musulmanes.
13 Ces quatre vœux résument le renversement politique analysé dans cet article. Le discours du fonctionnaire contient un ensemble des références impensable quelques années auparavant.
14 A. Escobar, Encountering development : the making and unmaking of the third world, Princeton University Press, Princeton, 1994 ; J. Hanlon, Mozambique : The revolution under fire, Atlantic Highlands, NJ, 1994.
15 L. Buur et H.M. Kyed, op.cit. ; J. Cota Goncalves, Projeto definitivo do codigo penal dos indigenas de Moçambique, 1994.