Cher ami,
Tu parles de « planétarité », mais j’y vois des gestes autant que des réalités. Et malheureusement, je ne sais pas si les gestes essaient encore de renverser quelque chose, ou s’ils n’ont fait que renforcer des pressions nous poussant toujours plus vers l’insoutenable, et maintenant vers la collapsologie. Je serais peut-être paranoïaque, (c’est pas parce qu’on est paranoïaque qu’on n’est pas persécuté), mais je pense que, comme tout le reste, les gestes sont devenus objets marketing.
Même la multitude devant renverser l’Empire me semble aujourd’hui un ensemble d’individus désespérés et imperméables à ce qui est hors de sa petite multitude privatisée, nourris par des images qui ont été choisies pour eux par des algorithmes malhonnêtes, dont le but me semble encore peu clair ; une multitude d’êtres qui sont entraînés par des techniques violentes de communication qui ressemblent à celles employées pour la torture, et qui se heurtent dans un grand tout chaotique fait de flux orchestrés par la pandémie, et qui propulsent non plus du supermarché vers le cinéma mais de la frustration de l’isolement à une abondance de services de divertissement à consommer le plus rapidement possible, avec des comités scientifiques s’improvisant maîtres d’orchestres, et dont la compétence limitée a fait en Italie un massacre dans la manière de soigner les premiers patients du Covid.
Depuis ma fenêtre, tout me semble absurde, je cherche la cause, je lis, et je m’informe, je fouille. Mais je n’arrive qu’aux choses dont je suis déjà persuadée, tout ne fait que me conforter dans le fait que ma perception ne peut être qu’individuelle, fruit d’un conditionnement que j’essaye d’éclairer du mieux que je peux, par un choix que je crois juste, selon une espèce d’écologie mentale qui ne me porte malheureusement pas à me réjouir, et donc qui ne fonctionne pas en tant que tel.
Alors je cherche des preuves, des confirmations, j’en parle avec les autres, et ceux qui pensent comme moi me donnent raison, les autres m’ignorent, et voilà la question résolue. En fait de planétarité, on tourne tous dans nos petites multitudes sans fin. On cherche à convaincre, à mieux mentir aux autres, on développe des techniques sournoises, on parle plus fort, plus vite, on occupe tout l’espace qu’on peut. Et je me gâche les journées en pestant contre ceux qui pensent différemment, en les traitant de débiles, de crétins, d’ignorants, et en retournant toujours les mêmes arguments contre les autres, ces arguments qui m’ont poussée à croire en ce que je crois, et pas ce en quoi ils croient, eux.
Puis je regarde dehors, et il y a les tomates du jardin (qui sont le dernier des problèmes de ce monde). J’ouvre le frigo, et il y a celles que j’achète au supermarché. Je vois que celles du jardin ont des formes diverses, elles sont pointues, ou elles ont des bosses, tandis que la tomate du supermarché est belle et bien ronde. Pourquoi ? Parce que les tomates du jardin doivent être rustiques, les graines de toute façon sont forgées dans les mêmes viviers, mais c’est quand même mieux d’avoir une satisfaction visuelle dans la rusticité de sa tomate, je me suis pas cassé le dos à retourner la terre pour avoir une tomate ronde. Et je ne sais plus quelle est la vraie tomate.
Et maintenant que je doute de la sincérité de mes tomates, comment ferais-je pour me fier à un geste politique, maintenant que les gouvernements, les industries, les institutions, les religions et mêmes les voisins ont été assez dénoncés pour leurs actes obscènes que ce serait de la folie de leur donner du crédit ? Quel est le filtre qui me permettrait finalement de voir une chose dans son ensemble, au lieu de voir le pailleté en Europe et la misère en Afrique ? Comment croire à une destruction climatique alors qu’on est bien dans le jardin ? Comment empêcher le design de court-circuiter sans arrêt la communication, alors que je ne suis même plus capable de distinguer une personne réelle d’une personne faite à l’ordinateur ? Comment arrêter d’avoir un endroit et un envers, mais une seule face pour autre chose qu’une médaille ? Comment reconstruire la chose cruelle qui manque à tous, la fameuse reconnaissance qui tourmentait déjà notre Freud, d’en n’avoir qu’une qui soit valable une bonne fois pour toute ? Comment ne pas reconnaître une multitude dans ces fruits monstrueux de la génétique humaine que sont mes tomates ? Comment faire pour arrêter la dispersion de nos énergies dans la recherche d’un but commun ?
Je vois deux solutions :
– Soit il faut décider de renoncer aux combats en cours et avoir le courage de penser à une réunification et à une suite pour notre espèce, dans une narration qui serait tellement belle qu’on abandonnerait les divergences, les discothèques, les glitters tueurs de poisson, et les autres questions existentielles d’un peuple riche qui s’ennuie. On se rend à l’évidence de ce qui doit être fait, on le fait bien, on construit des hôpitaux plutôt que de perdre du temps en montant des laboratoires de tests éphémères pour des dépistages tout aussi éphémères, et comme cela on sauve la vie des gens, puis on amplifie ce geste à l’échelle de la planète.
– Soit on attend que ça se passe et le collapse pourra nous aider, en espérant que l’urgence, les multiples urgences qui nous mobiliseront, si elles ne nous tuent pas, pourront réduire ce temps perdu à embellir les choses laides, à enlaidir les choses belles, et qu’en regardant par la fenêtre je pourrais enfin voir ce qui se passe autour de moi, et non voir ce que je crois qu’il pourrait se passer à l’échelle de la planète.
Amitiés,
Marianne
PS : Voilà les deux livres principaux qui ont nourri mes réflexions paranoïaques : Influence et manipulation de Robert Cialdini, qui explique ce qui nous pousse, ce qui nous use, et dont toutes les techniques sont utilisées sous toutes les formes aujourd’hui, et Croyez-moi, je vous mens : confessions d’un manipulateur des médias de Ryan Holiday. Celui-là est écrit très mal, mais c’est un bon exemple de médiocratie sournoise.