La question de la sociabilité a été choisie comme fil conducteur de cette Mineure, en référence aux travaux du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel. Simmel a introduit en effet dans la sociologie une distinction essentielle entre « socialisation » (Vergersellshaftung) et « sociabilité » (Gesellgkeit)1. Alors que la socialisation concerne les liens que les êtres humains tissent entre eux en société en fonction des exigences de l’action et de la survie collective, la sociabilité en est la forme pure, où « tous les contenus se dissolvent dans le simple jeu de la forme2 ». Ce qui entre en jeu dans la sociabilité est une dimension de l’interaction humaine détachée d’un contenu précis, une sorte de condition de possibilité de la société que l’on retrouve dans des formes instituées (cercles, académies, cénacles) qui ont favorisé, à travers l’histoire, le développement de l’art de la conversation (art de la sociabilité par excellence)3. En parlant de « politiques de l’habitat », nous faisons référence aux moyens d’échapper à la condition urbaine des grandes villes, où la spéculation immobilière et les dynamiques de gentrification contraignent à une forme de précarité croissante des couches de plus en plus étendues de la population, qui (tout en travaillant) ne possèdent plus assez d’argent pour se loger convenablement dans l’enceinte urbaine ; et où la « franchisation4 » progressive des espaces autrefois publics réduit de plus en plus les espaces disponibles pour les rencontres, la mixité, le débat politique, voire la pratique des arts urbains par excellence que furent autrefois la conversation et la flânerie.

Espaces incertains du faire en commun

Les espaces hétérogènes qu’on essaie de définir par le mot-valise de « tiers-lieux5 » sont des espaces au statut encore incertain ou mal défini, qui essaient d’échapper à la logique implacable de marchandisation, planification et programmation stricte des espaces urbains, pour revendiquer une forme d’intelligence collective qui intègre le non-fini, le non-prévu et le non-planifié. Ils occupent des bâtiments en reconversion, d’anciens sites industriels ou productifs délaissés et héritent ainsi du passé et des traces mémorielles des lieux dans des villes en métamorphose continuelle. Ils sont animés par des associations, des collectifs d’architectes, artistes, designers ou simples citoyens-citadins, et accueillent des espaces et des fonctions très diversifiées : ateliers de fabrication (FabLabs ou hackerspaces), espaces associatifs, startup, espaces de co-working, ateliers d’artistes, jardins et potagers partagés. Idéalement, et malgré les risques d’« entre soi » qu’ils n’arrivent pas toujours à éviter, ils devraient permettre la libre circulation de la parole entre des individus qui n’appartiennent pas aux mêmes milieux sociaux et professionnels, tout comme le partage d’espaces, d’expériences, d’outils, de services, de savoirs et de savoir-faire. On y développe, à différents degrés, un sentiment d’appartenance à une communauté : on peut en être simplement des « usagers » occasionnels, mais on peut aussi en être des acteurs, être impliqués de façon plus ou moins importante dans leur fonctionnement quotidien, dans l’invention de dispositifs et de normes partagés par tous les occupants du lieu.

Les phénomènes sociaux qui prennent forme à travers l’émergence et la diffusion des tiers-lieux, en France comme à l’étranger, mettent en jeu autour du faire et du faire en commun les deux mécanismes décrits par Simmel. D’une part, on y trouve des formes de socialisation qui ont un contenu précis (partage des locaux, modèle économique, incubation de startup, etc.), et qui concernent la gestion de « biens communs » ; d’autre part, on voit apparaître dans la multiplicité de ces nouveaux lieux des dynamiques de sociabilité qui portent plutôt sur l’invention de nouvelles formes du « commun » et de l’« être en commun ». Les débats sur les manières de « fabriquer du commun » constituent une composante essentielle de la vie des tiers-lieux, tout comme la nécessité d’endosser la gestion quotidienne d’un lieu physique et celle des différents projets qui l’animent : « Ce n’est donc pas seulement le « faire » qui produit le commun mais aussi tout le travail instituant qui se déploie autour du faire6. »

L’autre référence philosophique principale qui a orienté notre réflexion est la proposition du philosophe allemand Peter Sloterdijk selon lequel l’intérieur-propre et l’extérieur-étranger ne cessent de passer l’un dans l’autre dans les lieux habités, les productions humaines d’espace s’enrichissant de ce passage incessant entre le dedans et le dehors : la « tension de déménagement ». Cette tension brouille toujours les distinctions apparemment évidentes entre « espace privé » et « espace public » : la dimension « tierce » des « tiers-lieux » se situe pleinement dans cette problématique, architecturale et politique à la fois. « Un deuxième intérieur, inquiétant, met sous tension le premier, le familier, et un deuxième extérieur prometteur sape le sens du premier extérieur, étranger. Les espaces humains sont surréels, parce que la différence allotopique s’exerce dans chaque lieu : nous sommes comme nous sommes ici, du seul fait que, venant toujours de là-bas, nous avons le là-bas dans l’ici7. »

Tensions entre le dedans et le dehors

À Paris, le site des Grands Voisins, figure parmi d’autres de cette tension, a généré entre 2014 et début 2020 un mouvement d’invention du commun au sein d’un espace lui-même instable, eu égard à son être et à son devenir politique, juridique, architectural et social (les locaux de l’ancienne maternité parisienne Saint Vincent de Paul). Néanmoins, au sein de cette instabilité s’est installée une forme de résistance face aux évolutions apparemment inéluctables de la ville néo-libérale et de ses logiques de gentrification, résistance sans laquelle aucun mouvement ne serait possible, ni même l’effervescence sociale et citoyenne qui règne dans ces lieux tiers.

Tous ces lieux entretiennent un lien avec l’accueil et l’hospitalité : accueil de visiteurs ou usagers de passage, mais aussi de populations en situation de précarité, en recherche d’emploi ou de réinsertion sociale et professionnelle. Cette dimension est particulièrement évidente dans le cas de la présence de l’association Aurore sur le site des Grands Voisins, dès l’origine de cette expérimentation collective. L’association gère en effet à la fois des espaces d’hébergement de durée variable pour des individus et des familles en difficulté, et un accueil de jour destiné à des étrangers en situation irrégulière. Ils possèdent tous un ancrage local fort, donné par les anciennes fonctions du lieu dans la ville, mais aussi par les liens avec le contexte socio-économique environnant. En même temps, ils constituent des composantes d’un réseau à l’échelle internationale. Ils partagent tous également un intérêt pour des pratiques écologiques, plus respectueuses de l’environnement spatial, matériel, naturel et humain, qui utilisent toutes les stratégies du recyclage, la réutilisation et le réemploi (à partir du « recyclage » d’espaces qui avaient auparavant d’autres fonctions, en passant par toutes les stratégies de construction et de production à travers des techniques et des matériaux « pauvres »).

Quelques enjeux de l’urbanisme temporaire

Les questionnements que ces lieux génèrent sont aussi nombreux que les pistes d’action, de rencontre et de création qu’ils ouvrent. Les personnes qui en sont à l’origine et qui les fréquentent sont des jeunes très diplômés, issus des « classes créatives » : comment éviter qu’ils ne deviennent un facteur ultérieur de gentrification des quartiers et des zones urbaines où ils s’installent ? Au moins dans le modèle français, leur existence est le fruit de négociations complexes avec des institutions publiques qui sont aussi souvent leur source principale de financement : comment préserver la singularité, l’autonomie et la créativité de ces lieux dans ce lien étroit avec les politiques publiques ? En outre, l’« urbanisme temporaire » ou « intermédiaire » est en train de devenir une voie de professionnalisation pour de jeunes architectes, designers ou urbanistes, qui ont tendance à le formaliser pour fournir des « recettes » transposables d’un lieu à l’autre afin de « meubler » la période intermédiaire entre une ancienne occupation et des projets immobiliers coûteux et en principe peu soucieux du social et de l’« habitat partagé ». Par ailleurs, le futur éco-quartier destiné à succéder aux Grands Voisins intégrera 50 % de logements sociaux, un centre d’hébergement d’urgence, une pension de famille offrant au logement stable au sortir de la rue, des espaces collectifs et partagés : preuve que l’urbanisme temporaire pourrait être autre chose qu’une parenthèse destinée à se fermer sans laisser aucune trace sur l’évolution de la fabrique de la ville à long terme. Le chantier de réflexion sur ces expériences et expérimentations ne fait donc que s’ouvrir.

La Mineure que nous présentons s’ouvre sur un texte de Sihem Habchi et Marine Mazel, respectivement directrice d’activités et psychologue au sein de l’association Aurore, qui explorent cette articulation entre lieu et liens à travers l’expérience de la folie aux Grands Voisins. La diversité des publics interroge la capacité du collectif habitant dans le site dans sa fonction de prise en charge des toutes sortes de vulnérabilités (y compris la psychique). Le philosophe Alain Milon développe une réflexion sur les dimensions de sociabilité et d’hospitalité possibles dans ce lieu créateur de liens par excellence que fut le métro parisien (avant de devenir un lieu spectral habité par d’inquiétantes silhouettes masquées et gantées, uniquement soucieuses de préserver la « distance physique », suite à l’urgence sanitaire qui s’est déclarée en 2020 avec la Covid 19). Les deux derniers textes s’inscrivent dans une démarche « archéologique ». Au-delà de la dimension de « nouveauté » revendiquée par ces lieux, il s’agit de réinscrire leurs expérimentations dans une histoire longue de l’invention des formes de sociabilité dans la ville, qui ont été souvent liées à une pensée utopique. Manola Antonioli et Étienne Delprat réfléchissent ainsi sur l’influence des « architectures radicales » des années 1960 et 1970 sur les expériences contemporaines et notamment, sur la dimension d’« utopie réalisable » dont elles se revendiquent souvent et telle qu’elle a été théorisée par l’architecte Yona Friedman. Pour conclure, Antoine Burret montre comment le concept de « tiers-lieu » a été récupéré par les entreprises mondialisées pour donner à vivre aux consommateurs l’expérience de la communauté, dans une logique d’opportunité commerciale. Mais aussi comment l’urgence de la pandémie de la Covid 19 a révélé des tiers-lieux de solidarités.

La rédaction de ce dossier a été achevée avant l’émergence de l’état d’urgence sanitaire mondiale en 2020. Les pistes de réflexion qu’il ouvre nous paraissent d’autant plus actuelles et urgentes, dans un contexte où les tendances à l’isolement et à la séparation dans l’espace public des grandes métropoles n’ont fait que s’accentuer dramatiquement suite aux injonctions de « distanciation sociale » et à l’inévitable condition d’« habituation » au virus – terrifiants néologismes institutionnels et médiatiques surgis au cœur de la pandémie. Cette dernière a en effet provoqué des modifications radicales dans l’expérience sensible de la ville, fruit d’injonctions dictées par le souci de protection de la santé collective et destinées à s’inscrire dans le long terme. Ce nouveau Dasein urbain met en question les conditions mêmes des formes de sociabilité que nous souhaitions étudier et nous impose de réinventer l’entrelacs de distance et de proximité qui a toujours constitué la spécificité de la vie dans les grandes métropoles. Il en va de la survie même des expérimentations prometteuses qu’on avait vu émerger au début du XXIe siècle.

1 Cf. Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981.

2 Ibid., p. 125.

3 Alain Milon, L’Art de la conversation, Paris, PUF, 1999.

4 David Mangin, La Ville franchisée, Paris, Éditions de La Villette, 2004.

5 À ce sujet, on pourra lire Antoine Burret, Tiers lieux et plus si affinités, Paris, FYP, 2015 et Encore heureux (dir.), Lieux infinis : construire des bâtiments ou des lieux ?, Paris, B42, 2018. Ce dernier ouvrage a été publié à l’occasion de la 16e édition de la Biennale d’architecture de Venise qui a eu lieu du 26 mai au 25 novembre 2018, où la thématique choisie pour le pavillon français était justement celle des « lieux infinis ».

6 Manola Antonioli, Marie-Christine Bureau, Sylvie Rouxelle, « Tiers-lieux, communauté à l’œuvre », Chimères no 87, février 2016.

7 Peter Sloterdijk, Globes-Sphères II, Libella-Maren Sell Editeurs, 2010, p. 148.