77. Multitudes 77. Hiver 2019
Hors-Champ 77

L’image-transaction
What You See Is Not What You Get

Partagez —> /

Dans leur ouvrage écrit en collaboration Knowing and the Known1 [le connaissant et le connu], le philosophe pragmatiste John Dewey et le sociologue Arthur Bentley proposent une « approche transactionnelle » de l’enchevêtrement vital des humains, des choses et du « milieu » en tant que « parties » culturelles, sociales, commerciales et individuelles d’un « ensemble de transactions », soutenant que « sans cet être-ensemble des participants humains et non humains, nous ne pourrions rester en vie ni même faire quoi que ce soit2 ». Bien qu’élaborée en 1949, vingt avant l’envoi du premier mail sur ARPANET, l’« approche transactionnelle » –  qui insiste sur la nature transactionnelle de la vie humaine (somatique, individuelle et sociale) comme processus continu d’échange avec les participants humains et non humains  – nous permet de comprendre sous un jour nouveau la condition de l’image et de l’humain dans les réseaux numériques.

Je m’inspire d’Adrian Mackenzie3, qui a utilisé avec succès une autre philosophie du processus –  à savoir l’empirisme radical de William James –  pour concevoir une théorie empiriste radicale du sans fil en tant qu’être-avec des éléments humains et non-humains dans les réseaux sans fil, compris comme des processus de connexion plutôt que comme des potentialités technologiques. En m’appuyant sur l’« approche transactionnelle » de Dewey, je cherche ici à élaborer une théorie transactionnelle de l’image dans les réseaux numériques. L’image en réseau est conçue comme une transaction ; comme faisant partie d’un processus continu d’échange mutuel de données entre participants humains et non-humains dans une interaction complexe de capteurs, d’antennes, de logiciels, d’appareils, de données et d’utilisateurs. Je propose d’appliquer l’expression image-transaction à la forme particulière de relationalité et de capacité d’agir que l’image acquiert dans les réseaux numériques ; l’expression ensemble transactionnel à la totalité des opérations qui se déroulent dans les réseaux numériques ; et l’expression intra-image à la transaction entre le représentatif (à l’écran) et l’algorithmique (hors écran) de l’image, le premier apparaissant comme un « leurre » pour  le second.

L’approche transactionnelle

Dans Knowing and the Known, Dewey et Bentley retracent une évolution triadique de l’enquête scientifique c’est-à-dire du « connaissant » (knowing). Le premier niveau d’enquête, appelé l’« approche auto-actionnelle », est un « traitement primitif du connu4 » [primitive treatment of the known] où les aspects et les phases de l’action sont attribués à des auto-acteurs indépendants (humains, animaux et choses). Le deuxième niveau d’enquête est l’« approche interactionnelle », où les aspects et les phases de l’action sont attribués à « des éléments ou à des relations interagissant indépendamment5 ». Au troisième niveau d’enquête, les acteurs humains et non-humains sont impliqués dans un système commun de transaction. Dans l’approche interactionnelle, « les différents objets sur lesquels porte l’enquête interviennent comme s’ils étaient correctement nommés et connus avant le début de l’enquête6 ». Dans l’approche transactionnelle, « les objets connus et nommés » sont considérés comme des « phases d’un processus commun » au lieu d’être « vus comme des éléments séparés » et « examinés sous la forme d’interactions7 ». (Remarquez le « comme si » dans l’« approche interactionnelle », qui signifie que les éléments sont considérés en réalité comme « auto-actionnels »).

Dans leur court glossaire de concepts intitulé « A Trial Group of Names » [un échantillon de noms], les auteurs expliquent leur utilisation des préfixes « inter- » et « trans- » de la manière suivante : « inter- » indique l’entre-deux et « trans- » indique la mutualité et la réciprocité8. Comme l’a observé Elias  L.  Khalil9, le mot transactionnel trouve très probablement ses origines dans la pensée sociologique de Bentley, mais la pensée transactionnelle était déjà présente chez Dewey, dans ses premières critiques du behaviorisme et de l’empirisme, et surtout dans sa métaphysique postulant la prévalence ontologique de l’expérience sur les entités10. En réalité, l’« approche transactionnelle » qu’ils ont élaborée conjointement est une « philosophie du processus radicale11 » qui refuse d’isoler les aspects et les phases d’une action ; de les attribuer aux éléments, aux « entités », aux « essences » ou aux « réalités » ; et de détacher les « relations » de ces « éléments12 ».

Dans le chapitre 10 (« Common Sense and Science ») de Knowing and the Known, rédigé par le seul Dewey, l’exemple de la transaction commerciale sert à comprendre le sens commun et la science comme des transactions et comme des processus d’échange et de transformation mutuels et réciproques :

« Personne n’existe comme acheteur ou vendeur, sauf dans une transaction, et à cause d’une transaction, dans laquelle chacun est engagé. Et ce n’est pas tout ; des choses spécifiques deviennent des biens économiques ou des marchandises parce qu’elles sont engagées dans la transaction. En outre, du fait de l’échange ou du transfert, les deux parties (le nom idiomatique des participants) subissent des changements ; et les biens subissent au moins un changement de lieu, par lequel ils gagnent et perdent certaines connexions relationnelles ou « capacités » dont ils disposaient auparavant13. »

Ces transactions commerciales ou financières font partie en réalité d’un « ensemble de transactions » plus large, qui comprend la production industrielle en plus du système, plus large encore, des coutumes culturelles. Dewey soutient que si l’on peut concevoir le sens commun et la science comme des transactions, alors :

« la vie humaine elle-même, à la fois individuellement et collectivement, consiste en transactions au sein desquelles les êtres humains participent d’un milieu avec des non-humains et d’autres humains de façon telle que, sans cet être-ensemble des participants humains et non-humains, nous ne pourrions rester en vie ni même faire quoi que ce soit. De la naissance à la mort, chaque être humain est une partie, en sorte que, quoi qu’[elle] accomplisse ou endure, on ne peut certainement rien y comprendre si l’on fait abstraction du fait qu’[elle] participe d’un ensemble étendu de transactions –  auxquelles un humain donné peut contribuer et qu’il modifie, mais seulement du fait de son insertion en leur sein14 ».

Je suis parvenue à trouver des applications de l’approche transactionnelle dans des disciplines aussi diverses que la théorie de l’activité historique-culturelle15, la théorie de la communication/des relations publiques16 et la théorie économique17. Dans son article intitulé « Artifact Mediation in Dewey and in Cultural-Historical Activity Theory », Miettinen cherche à prouver que la dialectique matérialiste historique, comme le travail de Dewey et Bentley, « ne repose pas sur des dichotomies mais sur la transformation simultanée du sujet et de l’objet par l’activité, ou ce que Marx a appelé la praxis (la transformation de la nature ; la création d’objets)18 ». Le sujet et l’objet, soutient Miettinen, « doivent leur possibilité à l’activité par laquelle leur unité inévitable se reproduit constamment19 ». Selon Elias Khalil20, qui interprète l’approche transactionnelle dans le cadre de la théorie économique, le « connaissant » [knowing] et le « connu » [known], définis comme étant mutuellement liés, remplacent les mots « sujet » et « objet » pour désigner des entités préexistantes, c’est-à-dire le sujet humain (défini par la limite extérieure de la peau) et l’objet (ou la cible) de l’action humaine. Le connu n’a pas de caractéristiques innées ; il est défini par l’intérêt qui motive le connaissant. Il n’y a  pas de lien de causalité entre le contexte et la transaction. Le contexte ne donne pas lieu à la transaction ; il apparaît plutôt pendant la transaction, ou en tant que transaction, entre le connaissant et le connu.

L’« approche transactionnelle » conteste en cela les visions dominantes de l’action rationnelle : l’approche auto-actionnelle, qui privilégie l’intention (les « préférences », dans la théorie économique) et l’approche inter-actionnelle, qui privilégie le contexte culturel (les « contraintes », dans la théorie économique). Dans tous ces cas, la philosophie transactionnelle permet de « dégager les obstacles méthodologiques et [de] renforcer notre compréhension de la réalité (économique)21 ». De même, ma contribution se propose d’utiliser l’« approche transactionnelle » comme un levier pour dégager les obstacles méthodologiques qui entravent la théorie de l’image.

L’image-transaction

L’effacement par Dewey des dichotomies sujet/objet, humain/non-humain, individu/milieu et nature/culture –  et donc le remplacement des interactions entre des entités préconçues par des transactions entre parties humaines et non-humaines constituées comme telles du fait de leur « activité de transaction » [« transacting »]  – résonne avec une orientation générale matérialiste-relationnelle et anti-idéaliste/ontologique apparue dans les sciences sociales et les humanités depuis les années 1990. La théorie de l’acteur-réseau, le posthumanisme critique, le matérialisme féministe et les humanités environnementales cherchent toutes (avec des différences d’accent) à défaire ces dichotomies.

Deux approches ont ici une résonance particulière : le posthumanisme néovitaliste de Rosi Braidotti, où l’humain est traversé par la matière et l’énergie animées et inanimées, et où la vie ou zoe inclut la mort22 ; et le réalisme agentiel de Karen Barad, où les individus (et plus généralement les phénomènes ou les « relations matérialisantes » particulières) sont les « enchevêtrements » de « capacités d’agir intra-agissantes23 ». Plutôt que de prolonger ces résonances, l’objectif de cet article est de retrouver à la source les concepts fondamentaux de l’« approche transactionnelle » de Dewey, et de s’en servir de leviers pour une théorie de l’image transactionnelle. Je ferai une exception pour le concept d’  « intra-action » de Barad, dont j’exposerai brièvement la ressemblance/différence avec mon concept de l’intra-image (forgé de façon indépendante). La ressemblance avec le concept de transduction de Simondon comme immanence radicale (de l’énergie) et processus d’individuation (de la matière) serait un autre fil de comparaison fructueux que, par souci de brièveté, je laisse à d’autres le soin de suivre.

Pourquoi utiliser Dewey plutôt que l’un des philosophes des processus les plus connus ? Alfred North Whitehead et Fredric Jameson, par exemple, ont été repris non seulement par Mackenzie24 mais aussi par Anna Munster25, Luciana Parisi et Stamatia Portanova26, Brian Massumi27, Steven Shaviro28 et Mark Hansen29,  etc. Et le concept de transindividuation de Gilbert Simondon sert de point de référence, entre autres, à Bernard Stiegler30 et Mark Hansen31. Pourquoi, dans ce cas, utiliser Dewey ? Le trait distinctif de son approche transactionnelle, c’est la combinaison de la philosophie pragmatiste (Dewey) et de la sociologie (son coauteur, Bentley), et le rôle central qu’elle accorde aux échanges commerciaux [trade]. En me tournant vers Dewey, je compte tirer parti d’une philosophie du processus qui a été féconde dans d’autres disciplines, mais dont la portée dans la théorie des média contemporaine reste à découvrir. Cette approche transactionnelle peut être comprise comme une conception proto-posthumaniste du statut de l’image et de l’humain dans les réseaux numériques.

Concevoir l’image comme une transaction révèle l’aspect proactif de l’image numérique engagée dans des transactions continues avec un ensemble varié de parties humaines et non-humaines. Bien que la notion d’« économie de l’image » ait été utilisée principalement, dans la théorie des média récente, pour indiquer les modes de circulation de l’image numérique, de nature bien différente des premiers média imprimés, mon appropriation de la théorie du sens commun et de la science comme transactions (semblables aux transactions commerciales et financières) de Dewey ne limite pas l’« économie » à l’image elle-même, mais considère l’image comme une partie d’un système économique plus large de réseaux numériques32. Le système économique est à tour de rôle participant et véhicule du système économique plus large du capitalisme mondial, mis en place et contrôlé par les réseaux numériques33. Ce système de « capital informatique34 » en tant que tel dépasse la compréhension, mais peut être entrevu lorsqu’on se concentre sur un aspect particulier, comme sur la carte Anatomy of an AI System35 (2018) de Kate Crawford et Vladan Joler : le « corps » de l’intelligence artificielle en question (Alexa, l’assistante virtuelle d’Amazon) implique des matières premières, des processus d’intelligence artificielle proprement dits, des interventions humaines et des déchets électroniques.

La compréhension de l’image en tant que transaction dépasse la théorisation de la nature processuelle de l’image à l’écran en termes d’accès réseau, de transfert de données, de décompression et d’affichage. Le caractère processuel n’est qu’un aspect de l’image transactionnelle, en ce sens que le transfert au client à travers le réseau est séquentiel, de même que la décompression, le remplissage de la mémoire tampon du dispositif d’affichage et le rafraîchissement du dispositif lui-même. Image et données, écran et réseau font partie en réalité d’un ensemble transactionnel où (et lorsque) l’image, en tant que partie visible d’un échange de données particulier, coïncide avec l’écran comme point d’accès local au réseau –  l’accès compris à la fois comme une capacité de fonctionnement et comme un processus. Les images ne sont pas seulement des résultats affichant les processus réseau sur un avant-poste (l’écran comme terminal réseau) ; elles sont (ou plutôt évoluent) en relation continue avec les ordinateurs serveurs et clients, les données et les algorithmes, les signaux et les capteurs. Dans les réseaux numériques, l’accès aux données n’est pas un processus unilatéral ; c’est toujours un processus bilatéral d’échange, puisque les ordinateurs en réseau n’arrêtent pas de télécharger des données.

L’image apparaît comme une « entité visuelle » sur nos écrans, mais il ne faut pas se fier à ses apparences. Au niveau de l’expérience de l’interface utilisateur (l’écran, en général), le paradigme photographique de l’image (l’intégration de la vision et de la représentation dans une perspective linéaire) reste intact. Au niveau informatique, pourtant, l’image repose sur un nouveau paradigme, algorithmique (son intégration au logiciel), qui rend l’image-transaction possible. Ces deux paradigmes paraissent fonctionner en parfaite synergie. Comme je l’ai soutenu dans mon livre Softimage, « tandis que le paradigme photographique s’est enrichi de possibilités sans précédent de multi-vision, de télé-vision, de navigabilité et d’adaptabilité en temps réel, le paradigme algorithmique a évolué pour fonctionner en continuité avec lui36 ».

En réalité, il s’est produit un renversement –  c’est le paradigme photographique qui opère à l’appui du paradigme algorithmique, et ce rôle de soutien de l’image est caché. De la même manière que Benjamin disait, au début du XXe  siècle, que nous ne pouvions pas comprendre la « réalité fonctionnelle » (des rapports sociaux dans une usine) en regardant une photographie (d’une usine), de même au début du XXIe  siècle, regarder une image sur un écran ne nous aide pas à comprendre la « réalité fonctionnelle » (des rapports programmés entre les images et les données). Au contraire, une image à l’écran entretient l’illusion d’optique du contrôle, de la capacité d’agir, de la surveillance et de la souveraineté de l’utilisateur –  alors que ces actions ont été déléguées, pour la plupart, aux agents logiciels allant des simples fonctions de complétion dans les formulaires Web aux assistants numériques plus complexes comme l’Alexa d’Amazon.

L’image n’est pas simplement une apparence à l’écran (son aspect visuel), une séquence de code ou un flux binaire. C’est un programme complexe, intrinsèquement fusionné avec l’exécution d’un protocole de décompression et d’autres algorithmes régissant son adaptabilité en temps réel (aux bases de données en ligne, par exemple). Son apparence est moins le résultat visuel d’une opération informatique que l’excès visuel de cette opération, un excès ou un supplément produit uniquement pour l’utilisateur humain. Selon Harun Farocki, « l’ordinateur n’a pas besoin de voir les images qu’il traite37 ».

Pour le dire autrement, l’image transactionnelle permet à l’utilisateur d’  « avoir une expérience » des interfaces humain-machine tandis qu’un flux continu de transaction machine-machine se déroule, qui passe principalement inaperçu aux yeux de l’utilisateur ordinaire sans connaissances en programmation. Pour le dire autrement encore, les interactions humain-machine ne sont que la partie émergée de l’iceberg, un iceberg de transactions machine-machine invisibles entre les capteurs, les processeurs, les logiciels, les bases de données, les données, les écrans et les images, et qui reste caché sous la surface lisse de l’écran  /  de l’interface graphique.

Suivant le modèle OSI (de l’anglais Open Source Interconnection) (ISO/IEC 7498-1), qui place ces transactions dans un ordre logique, il existe sept couches (les couches 2-7 impliquant du code) : la couche 6 (Présentation) formate les données qui seront présentées à la couche  7 (Application), laquelle fonctionne comme une « fenêtre » pour l’utilisateur final. Les cinq autres couches impliquées dans les connexions de données (en montant de la couche « physique » à la couche 5, dite « session ») opèrent à l’arrière-plan, et ne se manifestent qu’en cas d’échec. Comme l’a montré Wendy Chun38 à propos de l’histoire de l’informatique, l’automatisation de la programmation a abouti à la fois à l’émancipation (du programmeur) et à l’occultation, c’est-à-dire à l’enfermement dans une « boîte noire », de la plupart des opérations : l’exécution du code source, la traduction en code machine et le fonctionnement réel de la machine se déroulent tous « à huis clos », même si le code est devenu la « loi » qui régit tout ce qui est calculé/rendu à l’écran. L’occultation, ici, est conçue à la fois comme un effet technique de l’automatisation et comme une idéologie du contrôle39. Voir page ci-contre Modèle OSI (Open Source Interconnection) à sept couches. Schéma simplifié par Ingrid Hoelzl.

L’image comme leurre

L’image numérique ne s’est pas divisée en deux fonctions –  l’une passive, continuer le rôle ancestral de la ressemblance (imago) et de la représentation, et l’autre active ou transactionnelle. Les fonctions de ressemblance et de transaction sont si étroitement liées qu’il est impossible de les séparer. L’une des transactions dans lesquelles s’engage l’image numérique est en effet une transaction entre ces deux fonctions, que je propose d’appeler l’« intra-image ». Ce concept résonne avec (mais a été conçu de façon indépendante de) ce que Karen Barad appelle l’« intra-action40 ».

Selon le « réalisme agentiel » de Karen Barad, sujets et objets ne préexistent pas, ils sont contenus dans des « relations matérialisantes » qui sont les « enchevêtrements » des « capacités d’agir intra-agissantes » : « [une] intra-action spécifique instaure une «coupure agentielle» […] effectuant une séparation entre «sujet» et «objet» au sein du phénomène41 ». Pour Barad, les séparations/différenciations existent mais seulement dans les relations matérialisantes42. Alors que l’« intra-action » concerne la possibilité d’une capacité d’agir relationnelle en général, l’« intra-image » s’intéresse à la relation spécifique entre l’image à l’écran et l’image hors écran. Elle révèle la politique de l’image transactionnelle comme une politique de l’occultation, une politique menée au vu et au su de tous, ou plutôt sur des écrans lumineux. Avec l’intégration de l’image au logiciel, nous assistons à l’apparition et au camouflage simultané de la relation entre l’image qui apparaît à l’écran, ou plutôt qui agit comme un écran, et les transactions qui se déroulent derrière l’écran.

L’image qui apparaît sur nos écrans numériques est opaque en ce sens qu’elle occulte cette transaction intra-image par son apparence même. Plus nous voyons d’images sur nos écrans, mieux les opérations qui s’effectuent derrière eux peuvent être cachées. Les écrans numériques tendent, par conséquent, à rester toujours allumés et toujours en ligne, peuplés d’images en mouvement. (D’un point de vue technique, tout ce qui apparaît à l’écran est une image en mouvement, qui change ou non à chaque rafraîchissement43).

Comme l’écrit Reijo Miettinen, l’activité transactionnelle est « la coévolution complexe du sujet et de son environnement44 ». Mais que se passe-t-il dans un environnement numérique où une part importante de ces activités environnementales reste cachée au sujet cible ? Cette coévolution du sujet et de l’environnement, cet « être-ensemble des participants humains et non-humains », n’est-elle plus mutuelle au sens de l’exigence d’une collaboration entre les deux parties45 ? Ou le « sujet » et l’« environnement » ne sont-ils plus les mots qui conviennent pour caractériser les transactions machine-machine ?

Revenons une fois encore à Dewey : « De la naissance à la mort, chaque être humain est une partie, en sorte que, quoi qu’[elle] accomplisse ou endure, on ne peut certainement rien y comprendre si l’on fait abstraction du fait qu’[elle] participe d’un ensemble étendu de transactions –  auxquelles un humain donné peut contribuer et qu’il modifie, mais seulement du fait de son insertion en leur sein46. » Dewey a écrit ces mots en 1949. Que devons-nous écrire en 2019, quelque sept décennies plus tard ? Les humains sont-ils toujours des participants « à un ensemble étendu de transactions » auquel ils contribuent et qu’ils modifient « mais seulement du fait de [leur] insertion en leur sein » ? Si l’humain, tel que le comprend Dewey, est le résultat d’une « série de transactions religieuses, économiques et politiques, qui ont mené aux théories psychologiques et philosophiques qui érigent les êtres humains en «individus» faisant des affaires pour leur propre compte47 », alors les transactions idéologiques, économiques et algorithmiques qui constituent le capitalisme numérique mettent en place des « utilisateurs finaux » qui, en réalité, ne font plus d’affaires pour leur propre compte.

Bien sûr, nous, les humains, pouvons choisir de cliquer sur telle ou telle image sur un écran, de télécharger telle ou telle vidéo et de nous exprimer sur telle ou telle plateforme de réseau social, et contribuer sur cette base à un « ensemble de transactions » sociales, économiques et politiques. Mais cet ensemble de transactions est formé, et de plus en plus remplacé, par des transactions algorithmiques (production de fils d’actualité et de suggestions d’amis  /  d’achat ; bots jouant le rôle d’humains ; de « travailleurs du clic » jouant le rôle de bots) opérant à l’arrière-plan, sans parler du dark pool des transactions secrètes en ligne48. Si nous contribuons à, et modifions, cet ensemble étendu de transactions (qui reste en grande partie invisible), mais seulement du fait de notre insertion en leur sein, nous ne le faisons plus en tant qu’  « individus », mais, comme l’avait prévu Deleuze dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », en tant que « dividuels49 ». Internet (et le système plus large de la finance mondiale qu’il soutient) enregistre nos clics, nos achats et nos téléchargements comme de simples données statistiques et probabilistes.

Transparency Grenade

Ceci est le titre d’une œuvre que l’artiste et activiste Julian Oliver a créée en 2012 pour une exposition organisée à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin par le directeur de la Transmediale 2012, Kristoffer Gansing. Elle a été présentée ensuite à l’exposition Surviving the Glass System, organisée par IP Yuk Yiu au Hong Kong Arts Centre en 2016, dans une boîte de verre et sur un écran numérique qui affichait les données (images et mails, principalement) des smartphones des visiteurs connectés au réseau qu’on leur avait fourni. La Transparency Grenade –  qualifiée par Oliver de « dispositif d’intervention sur le réseau et «énacteur» d’exploit50 »  – est modelée sur une grenade F-1 soviétique ; elle est équipée d’un mini-ordinateur, d’une puissante antenne wifi et d’un microphone. Dans sa version d’origine, elle enregistre le trafic réseau et le son du lieu, exploite ces données pour en tirer des informations (noms des utilisateurs, noms de domaine, adresses IP, fragments de mails, pages Web, images et voix), et les affiche ensuite sur une carte publique en ligne, présentée dans l’espace de l’exposition.

Nous pouvons comprendre l’œuvre comme un simple commentaire à propos de protection de la vie privée sur Internet, mais elle produit en réalité une inversion des rôles : la part cachée, transactionnelle de l’image apparaît à l’écran et révèle ainsi son enchevêtrement dans les processus de surveillance et de contrôle. L’image à l’écran cesse d’être un leurre pour devenir un lieu de réflexion critique. Mais aussi un lieu d’ambivalence… parce que le titre de l’œuvre est en réalité The Transparency Grenade et non, comme dans mon souvenir déformé, The Privacy Grenade [la grenade de la vie privée]. Selon Oliver, elle vise l’opacité et le contrôle accrus du réseau opérés par le législateur, exploitant ce qu’il appelle l’  « insécurité des réseaux » ou la peur de la fuite… En enregistrant et en présentant publiquement les données des smartphones des visiteurs, Oliver entend aussi lancer un débat sur la confiance dans une infrastructure de réseau qui, comme il le dit dans la description de son projet, « pénètre de plus en plus profondément dans nos vies51 ».

L’intervention martiale d’Oliver peut nous amener à soutenir qu’« Internet », comme infrastructure de réseau dans laquelle chaque ordinateur connecté peut communiquer avec n’importe quel autre, est en réalité un assemblage hétéroclite d’intranets52 plein de restrictions d’accès et de zones protégées par un mot de passe et par un pare-feu. J’aimerais, pour conclure, emprunter un autre chemin. Tandis que le statu quo d’Internet se caractérise en effet par des transactions non transparentes et non mutuelles à l’égard de l’utilisateur final humain, on peut imaginer différents types de trans-nets : non pas sur la couche superficielle du contenu centré sur l’humain (« queeriser » les identités), mais dans l’ensemble transactionnel tout entier, où, à travers les différentes transactions de toutes les couches  /  de tous les acteurs [(p) layers] sémiotiques-physiques, émerge un « être-ensemble des participants humains et non-humains, [sans lequel] nous ne pourrions rester en vie ni même faire quoi que ce soit53 ».

Traduit de l’anglais
par Christophe Degoutin

1 Les recherches nécessaires à ce travail ont été menées avec le soutien du Eurias Fellowship Programme, cofinancé par les Marie Sklodowska Curie Actions, sous le 7e Framework Programme. La version initiale de cet article a été publiée dans : Ingrid Hoelzl, « Image-Transaction », dans Grant Bollmer et Yiğit Soncul (dir.), Networked Liminalities, Parallax vol.  25, no4, novembre 2019.

2 John Dewey et Arthur F. Bentley, Knowing and the Known, Boston, Beacon, 1949. p.  185. [Le livre de Dewey et Bentley demeurant inédit en français, nous empruntons tour à tour aux traductions proposées par Michel Renault (« Une approche transactionnelle de l’action et de l’échange : la nature d’une économie partenariale », Revue du MAUSS, 2007/2, p.  138-160) et Michel Mormont (« L’environnement entre science et sens commun », Natures Sciences Sociétés, 2015/2, vol.  23, p.  150-153) (NdT)].

3 Adrian Mackenzie, Wirelessness. Radical Empiricism in Network Cultures, Cambridge, MA, MIT Press, 2010.

4 Dewey et Bentley, Knowing, op.  cit., p.  195.

5 Ibid., p.  139.

6 Ibid., p.  137.

7 Ibid., p.  196.

8 Ibid., p.  193.

9 Elias  L.  Khalil, « The Context Problematic, Behavioral Economics and the Transactional View : An Introduction to “Symposium : John Dewey and Economic Theory” », Journal of Economic Methodology, vol.  10, no 2, 2003, p.  121.

10 John Dewey, Expérience et nature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2012 [1925].

11 Reijo Miettinen, « Artifact Mediation in Dewey and in Cultural-Historical Activity Theory », Mind, Culture, and Activity, vol.  8, no 4, 2009, p.305.

12 Dewey et Bentley, Knowing, op.  cit., p.  101-102.

13 Ibid., p.  185.

14 Ibid.

15 Miettinen, « Artifact Mediation », op.  cit.

16 Wayne  D.  Woodward, « Transactional Philosophy as a Basis for Dialogue in Public Relations », Journal of Public Relations Research, vol.  12, no 3, 2000, p.  255-275.

17 Mulligan, « Transactional Economies : John Dewey’s Ways of Knowing and the Radical Subjectivism of the Austrian School », Education and Culture, vol.  22, no 2, 2006, p.  61-82 ; Khalil, « The Context Problematic », op.  cit.

18 Miettinen, « Artifact Mediation », op.  cit., p.  300.

19 Ibid.

20 Khalil, « The Context Problematic », op.  cit., p.  18.

21 Mulligan,« Transactional Economies  », op.  cit., p.  62.

22 Rosi Braidotti, The Posthuman, Cambridge, Polity Press, 2013.

23 Karen Barad, Meeting the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter, Durham, NC, Duke University Press, 2007.

24 Mackenzie, Wirelessness, op.  cit.

25 Anna Munster, An Aesthesia of Networks. Conjunctive Experience in Art and Technology, Cambridge, MA, MIT Press, 2013.

26 Luciana Parisi et Stamatia Portanova, « Softthought », Computational Culture, 2017, http://computationalculture.net/soft-thought/

27 Brian Massumi, Semblance and Event, Cambridge, MA, MIT Press, 2013 ; The Principle of Unrest, Londres, Open Humanities Press, 2017.

28 Steven Shaviro, Without Criteria. Kant, Whitehead, Deleuze, and Aesthetics, Cambridge, MA, MIT Press, 2009.

29 Mark  B.  N.  Hansen, Feed-Forward. On the Future of Twenty First-Century Media, Chicago, University of Chicago Press, 2015.

30 Bernard Stiegler, The Neganthropocene. Edité et traduit par Daniel Ross, Londres, Open Humanities Press, 2018.

31 Mark  B.  N.  Hansen, « Media Theory », Theory, Culture and Society, vol.  23, no 2-3, mai 2006, p.  297-306.

32 Cf. la notion d’« économie de l’image » que Marie-José Mondzain développe dans Image, icône, économie (Paris, Seuil, 1996), modelée sur la définition patristique de l’économie comme la relation entre Dieu et son image, c’est-à-dire l’Homme, et comme la gestion du troupeau, combinant ainsi l’autorité spirituelle (à travers l’image invisible) et le pouvoir terrestre (à travers l’image visible). En m’écartant légèrement de la manière dont Mondzain applique sa propre théorie de l’image théologique à l’image numérique (Ingrid Hoelzl et Remi Marie, Softimage : Towards a New Theory of the Digital Image, Londres/Chicago, Intellect/Chicago University Press, 2015), je dirais qu’une même gestion du troupeau se produit sur les réseaux numériques, où les fournisseurs de biens et services en ligne (l’État, le commerce) combinent l’autorité spirituelle (à travers les algorithmes invisibles) et le pouvoir terrestre (à travers les images visibles).

33 David Golumbia, « Judging Like a Machine », dans David  M.  Berry et Michael Dieter (dir.), Postdigital Aesthetics : Art, Computation and Design, New York, Springer, 2015, p.  123-135.

34 Jonathan Beller, The Message Is Murder : Substrates of Computational Capital, Londres, Pluto, 2017.

36 Ingrid Hoelzl et Remi Marie, Softimage, op.  cit. 

37 Harun Farocki, « Phantom Images », PUBLIC, no 29, « New Localities », 2004, p.  21.

38 Wendy Hui Kyong Chun, Control and Freedom. Power and Paranoia in the Age of Fiber Optics, Cambridge, MA, MIT Press, Software Studies, 2005 ; Programmed Visions : Software and Memory, Cambridge, MA, MIT Press, Software Studies, 2011.

39 Matthew Fuller et Andrew Goffey, Evil Media, Cambridge, MA, MIT Press, 2012.

40 Barad, Meeting the Universe Halfway, op.  cit.

41 Adam Kleinman, « Intra-actions. Interview of Karen Barad », Mousse, no 34, 2012, p.  77.

42 Karen Barad, « Posthumanist Performativity : Toward an Understanding of How Matter Comes to Matter », Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol.  28, no 3, 2003, p.  801-831.

43 J’ai développé ce point ailleurs : Ingrid Hoelzl, « The Photographic-Now –  David Claerbout’s Vietnam », Intermedialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, no 17, 2011, p.  131-145 ; Hoelzl et Marie, Softimage, op.  cit.

44 Miettinen, « Artifact Mediation », op.  cit.

45 Kaplan, « The Life of Dialogue », op.  cit.

46 Dewey et Bentley, Knowing, op.  cit., p.  185.

47 Ibid. L’humanisme et l’homme rationnel de la théorie économique se révèlent en cela comme les deux faces d’une même médaille, selon Dewey.

48 Golumbia, « Judging Like a Machine », op.  cit.

49 Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990, p.  244.

50 Oliver, Julian, « Conceptual Background », n.  d., https://transparencygrenade.com. [Comprendre « exploit » au sens informatique : l’exploitation d’une faille de sécurité (NdT).]

51 Ibid.

52 Saskia Sassen, Globalization and its Discontents. Essays on the New Mobility of People and Money, New York, New  Press, 1999.

53 Dewey et Bentley, Knowing, op.  cit., p.  185.