Malgré l’aggravation constante des problèmes socioculturels, environnementaux, économiques et politiques actuels, nous avons encore « foi » dans la puissance1 de la technologie et de l’innovation pour offrir des solutions et promouvoir le changement. Ce n’est pas seulement le projet de modernité qui est en crise ; aucun projet aux prétentions universelles n’est épargné. Face à cette situation, malgré une apathie sociétale généralisée causée par un sentiment d’impuissance, dans le domaine du design, nous œuvrons pour comprendre ce qu’il peut faire. Est-ce la nature de « fabricant du monde » du design2 qui nous rend, nous designers, extrêmement engagés dans cette mission de résolution de problèmes ? Et encore, est-ce que ce sont les concepts d’innovation et de changement, souvent associés à la pratique du design, qui font que les acteurs sociaux – au-delà du domaine du design – pensent que nous pouvons l’accomplir ?

Cette attente envers le design peut être facilement remarquée si l’on regarde les nombreux appels à l’action adressés à ses praticiens et chercheurs non seulement par les membres de cette communauté même du design3, mais aussi par d’autres entités, telles que des gouvernements. C’est le cas, par exemple, de l’initiative Union de l’Innovation de 2010 de la Commission européenne et les programmes Horizon 2020 ; au Canada, du Fonds d’innovation sociale McConnell et du Programme de technologies accessibles ; et des Premios Sociales de la Fundación MAPFRE (espagnole) au Brésil.

Le design comme outil de transition

Cependant, au sein de la discipline du design, notre manière d’opérer par la pratique vis-à-vis des crises actuelles ne concerne pas uniquement la conception de solutions, mais aussi la compréhension des causes elles-mêmes. La « foi » mentionnée dans la puissance du design pour faire face aux situations difficiles est contrebalancée par la compréhension de son implication dans la production de ces mêmes crises. La communauté du design (designers, chercheurs, usagers et clients) discute depuis longtemps de ce dernier point et, de manière générale, a reconnu le rôle et la responsabilité du design dans l’aggravation de la situation environnementale du monde. Cette perception de la responsabilité du design dans les crises environnementales actuelles a catalysé certains changements au sein de la discipline du design et dans son enseignement des approches, méthodes, techniques et outils à mobiliser.

En ce qui concerne les enjeux socio-culturels, des réflexions sur la responsabilité et le pouvoir d’agir du design ont eu lieu selon des chronologies et des quantités d’effort différentes. Pendant longtemps ces débats visaient surtout des approches telles que le « design participatif.4 » Cependant, au cours des vingt et trente dernières années, l’intérêt pour la puissance du design et pour le travail effectué par la communauté des designers a augmenté.

Cette communauté a proposé et expérimenté des interventions de design répondant non seulement à des défis importants comme les inégalités sociales, l’accès à la sécurité sociale, mais aussi les transformations socioculturelles, en proposant des approches telles que le « Social Design » et le « Design for Social Innovation5. » Ces approches prônent de comprendre le design comme une activité de résolution de problèmes (problem solving), mais aussi de production de sens (sense-making 6), ou encore, comme une pratique éthico-politique liée à la détermination de possibilités d’être et d’autodétermination.

L’engouement pour la puissance du design, largement nourri par des réseaux de recherche tels que « Design for Sustainability and Social innovation » (Réseau DESIS) et par le travail d’agences de design comme IDEO (acteur incontournable de la diffusion des approches du design centré sur l’humain et le social), a entrainé la création d’un nombre croissant de programmes universitaires sur la contribution du design au domaine social – au niveau licence aussi bien que master. Ces approches commencent lentement à infuser l’enseignement du design. De plus, l’idée que l’expertise et les processus de design peuvent donner lieu à une innovation capable de promouvoir le changement social, tout en contribuant à la productivité et à la compétitivité7, a entraîné un intérêt croissant pour le design dans différents domaines, disciplines et organismes sociaux au cours des vingt dernières années. Plusieurs institutions gouvernementales se tournent de plus en plus vers le design pour réinventer leurs propres structures et formes de gouvernance. The Design Council au Royaume-Uni, par exemple, depuis le début des années 2000, encourage le travail et la contribution du design pour résoudre des problèmes tels que la démence, la santé, les écoles et le chômage – par exemple, le programme « Designs of the time » (2007).

Le design dans le domaine social : relations entre le « Nord » et les Suds8

Récemment, des questions ont été soulevées sur l’implication de la pratique du design dans l’amplification de problèmes sociaux déjà en cours. Le design joue un rôle, par exemple, dans la gentrification promue par les « villes créatives » pour soutenir l’économie locale.

La plupart de ces approches ont émergé au sein du « Dominant Design ». Par cette expression, je fais référence à la pratique du design établie en tant que domaine professionnel et discipline académique en Europe et en Amérique du Nord au cours du XXe siècle. Pour des raisons politiques et économiques, les connaissances actuellement répandues dans le domaine du design ont été développées dans le soi-disant « Nord » et ensuite diffusées dans le monde entier. Ce n’est que récemment que des alternatives ont commencé à se frayer un chemin dans les discussions académiques.

Mais la contribution du design au domaine social se manifeste par une grande variété d’approches qui s’appuient à leur tour sur différents modèles de transition. La plupart de ces approches ont en commun l’idée d’aider les individus et les communautés, de soigner les problèmes existants ou perçus comme tels et de prêter attention aux liens entre individus et communautés par l’innovation socio-technique et culturelle. À l’exception des formes plus conventionnelles de « design social », la plupart de ces démarches s’appuient sur des approches de design collaboratif et de design centré sur l’humain. Ces approches semblent capables de surmonter les problèmes créés par le fait de traiter les êtres humains seulement comme des utilisateurs, plutôt que comme des personnes et des co-concepteurs. Parmi les modèles, processus, rôles et initiatives, nous pouvons citer les communautés créatives et durables parmi d’autres formes dites d’« innovation sociale9 ».

Après la vague initiale de ces initiatives, un débat important a émergé revendiquant la puissance réelle des designers dans le domaine social10. Les obstacles et les défis qui émergent dans le développement des processus de design pour l’innovation sociale, et la découverte de lacunes procédurales qui n’ont pas encore été comblées par les chercheurs et les designers, ont remis en question l’optimisme initial, illustré les forces mais aussi les limites du design pour le changement systémique souhaité, et appelé à une attitude plus critique. Parmi ces limites, citons, par exemple, l’éphémérité de l’innovation en raison d’un manque de compétences et capacités sociétales nécessaires au changement systémique11 ; le manque d’engagement du public12 et la promotion d’une dynamique de changement socio-culturel exogène au contexte13.

La plupart de ces approches sociales du design sont basées sur une vision universaliste, typique du design dominant. Par exemple, la même solution est recherchée pour différentes situations. Si ce mode de fonctionnement est toujours problématique, les enjeux qu’il suscite augmentent de façon exponentielle lorsque les designers font face à des contextes territoriaux et à des situations socioculturelles, économiques et politiques différentes de celles où ces approches ont été inventées. Étant donné que ces designers opèrent dans le cadre du paradigme du « design dominant », des problèmes émergent dès que ces approches sont appliquées dans les Suds. Les appels à l’action14 qui reflètent une perspective du Nord en sont un exemple. La façon d’identifier ce qu’est un problème, quelle est sa pertinence, quand il faut le traiter et l’urgence du changement reproduisent une vision du Nord, et ne prennent pas en considération la diversité et les opinions des Suds. Le changement nécessaire, tel qu’il est identifié par les pays du Nord, pourrait être brutal et radical, « imposé » ou impossible pour certaines populations – par exemple, la réalisation de l’accès numérique et de l’alphabétisation dans les zones reculées, qui place ces communautés locales dans une situation d’infériorité et de course constante vers un standard décidé ailleurs. Ce type d’approche empêche les designers de voir et d’embrasser la pluralité du monde et incarne une forme de néocolonialisme.

Les designers oublient souvent qu’ils peuvent ne pas comprendre quelles sont les priorités dans des contextes qu’ils ne connaissent pas. De la même manière, les approches de design ne tiennent souvent pas compte du fait que chaque lieu subit un processus d’adaptation et de changement continu et constant. Ces éléments pèsent plus lourdement dans les Suds en raison des forces externes qui imposent aux forces locales des changements sans leur accord ; des conditions de vie précaires ; de la recherche, de la découverte et de l’appropriation constantes d’identités culturelles nouvelles et changeantes — qui émergent d’une imbrication du passé, du présent et du futur — dont ceux qui vivent ces situations différentes font l’expérience. Tout cela montre combien de facteurs doivent être (et dans les modèles actuels ne sont pas) pris en compte dans le design qui agit au niveau non plus individuel, mais sociétal. Lorsque la différence entre ces contextes n’est pas prise en compte, il y a le risque de mettre en œuvre une forme de néocolonialisme épistémologique, mais aussi la certitude de l’échec du design par manque de perspective contextuelle. L’idée de la pertinence de la perspective locale, c’est-à-dire de la connaissance située, est la clé pour le développement d’un design adapté aux contextes. Tout cela ne peut être résolu que par des designers se resituant dans différents territoires et embrassant la puissance locale et les capacités autonomes pour apporter des changements capables de répondre aux problèmes locaux actuels.

La pluriversalité au-delà de l’universalisme

Initialement discuté seulement par un petit nombre de spécialistes, le débat sur la pertinence de ces méthodes et sur les nouveaux enjeux qu’elles peuvent générer a récemment pris de l’ampleur et de l’élan15. Certains de ces chercheurs ont mis en évidence la manière dont les approches de design traditionnelles et généralisées ont entravé et entravent encore l’existence et la création de possibilités d’être plurielles. L’institutionnalisation du design a favorisé certains points de vue et certaines pratiques par rapport à d’autres. Des points de vue universalistes et des techniques dominantes ont été légitimées par rapport à celles localisées et minoritaires, et ont défini les pratiques et les caractéristiques du design. À cet égard, les pratiques locales de « fabrication du monde » (worldmaking) ont été ignorées. Cela témoigne du rôle joué par le design dans la menace et la dévalorisation des cultures existantes (ou ayant existé). Les « méthodes portables et les processus de design reproductibles » incarnent et reproduisent le paradigme universalisant ainsi que les hiérarchies mondiales historiques et les structures de pouvoir16. Il est nécessaire d’éloigner le design des traditions fonctionnalistes et rationalistes dans lesquelles il est né et qui le lient à l’engendrement et au maintien des dynamiques d’exclusion, de marginalisation, de discrimination et d’oppression. Cette compréhension du design met en évidence des problèmes clés dans nos systèmes de connaissances et d’éducation, dans nos façons de créer et de donner un sens au monde et soulève des questions sur les autres façons possibles.

Le design compris et adopté comme une pratique de « fabrication de monde » (worldmaking) et de création de sens (sensemaking) avec ses problèmes et ses incohérences n’est jamais la réponse mais toujours le catalyseur des questions sur les façons de vivre et d’être dans notre/nos monde(s).

1Le mot « puissance », tel qu’il est utilisé dans cet article, fait référence à la capacité du design à générer des possibilités et des voies pour la résolution de situations existantes.

2Cross N., Elliot D., & Roy R., Man made futures, Readings in society, technology and design, Open University, 1980.

3Par exemple, l’appel de l’Organisation mondiale du design pour répondre aux objectifs de développement durable (2016); ou la lettre Manzini et Margolin adressée à la communauté du design en 2017 et intitulée Open Letter to the Design Community : Stand Up for Democracy (voir : http://democracy-design.designpolicy.eu/open-letter-stand-up-democracy/), entre autres.

4Simonsen J., & Robertson T. (Eds.), Routledge international handbook of participatory design, Routledge, 2012.

5Manzini E., Design, when everybody designs : An introduction to design for social innovation, The MIT Press, 2015.

6Krippendorf K., The semantic turn : A new foundation for design, Taylor & Francis, 2006 ; Verganti R., « Design, meanings, and radical innovation : A metamodel and a research agenda », Journal of Product Innovation Management, 25(5), 436–456, 2008. https://doi.org/10.1111/j.1540-5885.2008.00313.x

7Brown T., Change by design : How design thinking transforms organizations and inspires innovation. Harper Business, 2009.

8Le mot « Suds » fait référence à des lieux en dehors des perspectives dominantes et globalisées et en opposition au terme généralisant de Global South. Ce mot reconnaît la variété des perspectives épistémologiques alternatives spécifiques à ces pays (cf. « Epistemologias do Sul » par Santos & Meneses, 2013)

9Les communautés créatives et durables, telles qu’elles sont conçues par Manzini et Jégou (2003) dans « Sustainable everyday. Scenarios of urban life » ; l’engagement citoyen discuté par Julier (2011) dans « Political economies of design activism and the public sector » & Botero (2013) « Expanding design space(s): Design in communal endeavours (Doctoral dissertation, Aalto University); l’innovation sociale (Manzini, 2015), et l’innovation frugale (2015) expliqué par Radjou dans « Frugal innovation : How to do more with less » (The Economist), entre autres.

10Harrison, Z., « Design, A Viable Tool for Social Innovation ? An interview with William Drenttel of Winterhouse », Center for Cross-Cultural Design, 16 septembre 2010, www.centercrosscultural.org/2010/09/16/design-a-viable-tool-for-social-innovation ; Emilson A., Seravalli A., & Hillgreen P-A, « Dealing with dilemmas : Participatory approaches in Design for Social Innovation », Swedish Design Research Journal, 1, 23-29, 2011 ; Hussain S., Sanders E.B.-N., & Steinert M., « Participatory design with marginalized people in developing countries : Challenges and opportunities experienced in a field study in Cambodia », International Journal of Design, 6(2), 91-109, 2012 ; Del Gaudio C., Tanaka S., & Pastori D.O., « Between dissent and consensus, resistance, and counter-resistance : design practice as common project-process for plural possibilities of being and becoming », Temes de Disseny, 3, 2021, https://doi.org/10.46467/TdD37.2021.157-181

11Armstrong L., Bailey J., Julier G., & Kimbell L., Social design futures. HEI research and the AHRC. Arts and Humanity Research Council, 2014, https://mappingsocialdesign.files.wordpress.com/2014/10/social-design-report.pdf ; Mulgan G., Design in public and social innovation. What works and what could work better, NESTA, London, 2014, www.nesta.org.uk/sites/default/files/design_in_public_and_social_innovation.pdf

12Stengers I., Despret V., Balibar F., Bensaude-Vincent B., Bouquiaux L., Chollet B., Hache E., Sironi F., Stroobants M., & Zitouni B, Women Who Make a Fuss : The Unfaithful Daughters of Virginia Woolf, University of Minnesota Press, 2014.

13Schultz T., Abdulla D., Ansari A., Canlı E., Keshavarz M., Kiem M., Prado M.L., & Vieira O. P., « What is at stake with decolonizing design ? A Roundtable ». Design and Culture, 10 (1), 2018, 81-101 ; Del Gaudio C., Tanaka S., & Pastori D.O., op. cit.

14Voir, par exemple la lettre que Manzini et Margolin ont adressé à la communauté du design intitulée Open Letter to the Design Community : Stand Up for Democracy (2017); ou l’appel à contributions pour la prochaine Cumulus Conference : Design for Adaptation (www.designcities.net/call/call-for-submissions-cumulus-conference-2022-design-for-adaptation).

15Costanza-Chock, Design for Justice (2020), le travail de Renata Leitão et du DRS Pluriversal Design Special Interest Group (PluriSIG), Arturo Escobar, Designs for the pluriverse : Radical interdependence, autonomy, and the making of worlds publié en 2018 par Duke University Press, parmi d’autres.

16Akama Y., Hagen P., & Whaanga-Schollum D., « Problematizing Replicable Design to Practice Respectful, Reciprocal, and Relational Co-designing with Indigenous People », Design and Culture : The Journal of the Design Studies Forum, 11 (1), 2019, 59-84.