90. Multitudes 90. Printemps 2023
Mineure 90. Liban, prédation, chaos

Le simulacre de compromis institutionnel
La reproduction de l’oligarchie politique et financière

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Nous avons demandé à l’auteur, d’une part, de revenir sur la naissance de sa vocation de chercheur en mathématiques en tant que Libanais, et d’autre part, de montrer comment sa recherche lui aura, par la suite, permis de proposer une lecture de la situation libanaise.

Le temps de l’innocence

La période que j’intitule ainsi couvre mon enfance et une partie de mon adolescence passées au Liban. Elle est caractérisée subjectivement par une représentation à l’épure nette de mon être-au-monde et prend fin dans une crise de cette représentation, qui a éclaté au milieu de mes études secondaires. Je nommerai « site », pour parler comme Badiou, le faisceau de toutes les relations physiques, symboliques et imaginaires dans lesquelles, en tant qu’individu, j’étais pris, et qui aura déterminé le processus de ma formation en tant que sujet. Celui-ci est le pôle d’une double opération. D’une part, le sujet figure comme un point-limite du faisceau de ces relations, et réciproquement, il opère comme un point de vue sur la totalité qui lui assigne sa place. Je me propose d’esquisser la configuration du site où ma « partie » s’est inscrite, telle qu’elle se présentait dans l’individu que j’étais (ou plutôt, que je pense avoir été). Le site lui-même se transforme. J’en spécifie deux moments séparés par une césure. Je commence donc par celui, premier, qui m’a vu naître, apprendre et aimer.

Un faisceau de relations exprimées en cercles d’appartenance (sociaux, ethniques, linguistiques) localisait l’individu que j’étais dans son milieu. Au temps de l’innocence, une représentation simpliste de ce faisceau s’était formée dans ma conscience et je la supposais partagée par tous. Les principaux cercles étaient la famille au sens nucléaire, la famille élargie (le clan familial), la communauté confessionnelle (pour moi, les Maronites), l’État, le pays (Liban), le monde arabe, la Palestine et l’Occident.

En dehors du noyau familial plus ou moins élargi, le clan familial représentait le deuxième cercle significatif dans lequel je me situais. Les familles étaient désignées par des noms, certaines avaient droit de cité, notamment parce qu’elles participaient à la vie politique, persistance d’un héritage féodal. La notoriété dérivait souvent d’un rôle prétendu ou réel dans l’histoire du pays, mais certaines notoriétés étaient visiblement acquises grâce à la fortune, et plus généralement, à la puissance économique ; d’ailleurs on s’apercevait assez vite que les puissances économique et politique étaient fortement corrélées. Le clan familial étant hiérarchisé, l’appartenance à sa branche haute déterminait largement les perspectives d’accès au champ de la visibilité sociale ou nationale.

Dans mon site, le troisième cercle, celui des groupes confessionnels, apparaissait comme le lieu même du politique. En effet, apprenait-on, les frontières du Liban (le Grand Liban) avaient été définies et reconnues telles afin de permettre à toutes les confessions qui le composaient de vivre en harmonie – dans un État. Dans cette représentation, un rôle éminent était dévolu aux Maronites, aux Musulmans et aux Druzes dont l’entente avait été l’acte de fondation du Liban nouveau, son pacte national depuis la fin du mandat français en 1943. Dans les interactions quotidiennes, tout un code de savoir-vivre, de gestes, d’éléments de langage, surdéterminait les relations interconfessionnelles et les discours y afférant, aussi bien sur le plan collectif qu’individuel.

Dans ce site, situer le sujet par rapport à l’État était ambivalent. Formellement on vivait dans un État qui interpellait l’individu comme citoyen ; tout le décorum institutionnel de la République (parlement, élections, justice, partis, etc.) en donnait l’illusion. Concrètement, la partie sociopolitique de cet individu était jouée dans un réseau de clientélisme, parfois concurrentiel, dont l’organisateur et le capteur étaient l’oligarchie confessionnelle, souvent matinée de régionalisme. La République n’était que formellement la république des citoyens ; elle était de fait une plateforme qui régulait des rapports difficiles entre les forces confessionnelles. L’individu n’était que formellement le citoyen d’un État ; il était sujet-client de l’oligarchie politico-confessionnelle à coloration féodale. Un topos fondamental omniprésent et hautement polarisé, que j’appellerai le « topos identitaire », traversait de part en part toute la configuration. En temps normal, il couvait ou animait les disputes, et de temps à autre, il s’enflammait et dégénérait en violence.

Ainsi, l’entité même dénommée Le Liban était problématique. Ce territoire, apprenait-on, avait toujours eu une histoire qui le distinguait de ses voisins, et qui remontait à la Haute Antiquité. Certes, il fut administré à tour de rôle par chacune des puissances impériales qui avaient conquis le littoral du Levant, mais sa montagne (qui portait depuis l’Antiquité le nom Liban) ayant été un refuge pour maintes communautés persécutées, l’avait marqué d’un statut particulier. Ainsi, la résistance de ses habitants avait obligé les empires quels qu’ils furent à lui reconnaître un statut autonome. Les Émirs du Liban sont la preuve que cette terre possède une spécificité et un noyau d’indépendance qui la différencient des territoires alentour, de la Syrie en particulier. Sa diversité ethnique et religieuse s’épanouit dans une richesse culturelle enviable. Le fait que certaines communautés soient, depuis les temps historiques, ouvertes à l’Occident, est profitable à tous. C’était le discours officiel. Mais néanmoins, certaines voix rétorquaient que ce pays faisait partie d’un ensemble politique et culturel plus vaste, un monde arabe, duquel il a été artificiellement détaché par les puissances coloniales, et, particulièrement responsable de cet état des choses, était le mandat français. On avait donc cherché une formule conciliatrice aussi vague qu’irréfutable : pour caractériser l’entité libanaise d’une phrase, on disait que le Liban avait « un visage arabe tourné vers l’Occident ». Cette dispute sur la « vraie » identité du pays n’avait jamais cessé d’agiter la vie politique pendant toute la période à laquelle je m’intéresse. D’ailleurs, à la fin de la période, on la voyait resurgir avec violence, cette fois-ci dans un contexte dominé par la question palestinienne.

La question palestinienne ne prend le devant de la scène qu’après la guerre de 1967, dite Guerre des six jours. Un matin de la fin de l’année 1968, le pays se réveillait avec un événement incroyable : l’armée israélienne avait attaqué de nuit l’aéroport international de Beyrouth, détruit les avions civils au sol avant de se retirer sans aucun obstacle ou résistance de la part de l’armée libanaise. La sidération était générale. C’était la première fois que je sentais l’humiliation en tant que Libanais. La représentation fière que j’avais du Liban fut ébranlée ; au-delà du choc, ces événements jetèrent les ferments d’une transformation radicale de la conscience que j’avais du site. La cause palestinienne, en tant que tragédie historique subie par un peuple frère, se révélera plus tard un puissant catalyseur, qui hâtera la dissolution définitive du paradigme résiduel hérité du temps de l’innocence.

Ma lecture de l’état de la société et de la place qui m’y était assignée, expliquent en partie le fait de ne m’être jamais représenté d’avenir de type politique dans les limites du pays, et d’avoir, très tôt, placé mes ambitions dans l’étude. À l’école, j’avais développé une passion pour les sciences théoriques, en particulier les mathématiques et puisque l’horizon libanais me prescrivait une ambition restreinte dans le domaine des sciences, je me préparais à des études supérieures à l’étranger. C’est ainsi qu’après mon bac, je rejoignis le lycée Louis-le-Grand, à Paris, pour y faire mes classes préparatoires aux concours scientifiques.

Révolution au site politique

Le monde occidental vivait dans la guerre froide, traversé par des mouvements d’opposition à la guerre du Viêt-Nam, et la société française digérait les conséquences des événements de mai 68. Les bruits du monde atteignaient à peine les oreilles des « taupins » que nous étions. Si la guerre israélo-arabe d’octobre 1973 (je commençais alors les Mathématiques spéciales) n’a pas secoué en profondeur les positions que j’avais gardées de celle de 1967, je commençais néanmoins, à cette occasion, de percevoir, sans intermédiaire, les modes selon lesquels une société organisée pouvait être divisée. Bien que le discours officiel à l’égard du conflit du Proche-Orient se voulût neutre, la France traditionnelle, aussi bien celle qui gouvernait que celle qui s’opposait, épousait le narratif israélien ; c’était Israël qui était attaqué, et nulle part il n’était question de Palestine ou d’un peuple spolié.

Dès que je fus libéré des servitudes des concours et admis à l’École polytechnique, je fis des rencontres avec des milieux de gauche anti-impérialistes qui exprimaient leur solidarité avec les Palestiniens. Les premiers coups de feu qui marquèrent le début de la guerre civile du Liban (d’abord à Saïda avec l’assassinat d’un dirigeant populaire du Sud-Liban, et un peu plus tard, le massacre du bus de Aïn-al-Remmaneh) provoquèrent, au-delà de la révolte, un retournement de mon point de vue. Cela ressemblait à une révolution de paradigme. J’abandonnais la représentation du conflit libanais (et libano-palestinien) selon la grammaire de mon milieu d’origine. J’entendais les discours que s’échangeaient les divers groupes qui se livraient des batailles et commettaient des massacres comme des jeux de rôles inscrits dans l’histoire de ces communautés. J’étais conduit, afin de comprendre le rôle du discours, à l’étude des structures symboliques en anthropologie (Lévi-Strauss, Godelier), des structures sociales et leur idéologie (Marx, Althusser) et, pour comprendre les rôles du colonialisme et de l’impérialisme, je m’intéressais à l’économie politique et aux mécanismes d’exploitation. Finalement, ce fut l’idée de guerre révolutionnaire qui me fit renouer les fils de ces savoirs avec ma passion mathématique.

L’étude des théories de la guerre m’amena naturellement à la lecture de Clausewitz et des écrits de Giap et de Mao. Je ne doutais pas qu’on puisse construire des modèles mathématiques des batailles, mais l’idée de guerre révolutionnaire m’intéressait particulièrement, dans ce qu’elle connotait comme idée de rupture et de radicalement nouveau. Peut-on mathématiser ce qui est révolutionnaire ? C’était dans les Écrits de Jacques Lacan que j’avais rencontré pour la première fois une référence à une théorie mathématique de la stratégie, dite « théorie des jeux ». Je cherchai alors à travailler sur cette théorie dans le cadre d’une maîtrise de philosophie sous la direction de Jean-Toussaint Desanti, mais ayant compris que des éléments techniques me manquaient, je décidai d’aller vers des études plus approfondies. Ce cycle fut clos par la soutenance d’une thèse de doctorat en mathématiques appliquées, dans le domaine de la théorie des jeux.

Mathématique et politique

Mon engagement dans la recherche en théorie des jeux, fruit épistémique de la rencontre d’idées provenant d’horizons multiples, s’est fait dans le feu de la polarisation douloureuse et clivante de la guerre au Liban. Sur le plan subjectif, c’était l’effectuation du croisement de ma passion des mathématiques et de l’urgente question politique du moment. Cette théorie, jeune à l’époque, jouissait d’un grand prestige auprès des chercheurs, non seulement en économie mais aussi en stratégie. En Occident, elle avait joué un rôle éminent dans l’élaboration des théories de la dissuasion nucléaire durant la Guerre froide. Elle élabore des modèles et des concepts pour l’analyse des situations de conflit et leur solution. Les mêmes outils y sont mobilisés pour l’analyse, aussi bien de la concurrence entre des agents économiques, que d’une bataille navale ou de la course aux armements.

Ce cadre mathématique était susceptible de fournir, du moins en théorie, les outils pour une modélisation de l’interaction politique. En effet, certaines pistes de recherche laissaient entrevoir des applications dans ce champ, comme la mise en forme de décisions collectives. Ainsi peut-on, sous certaines conditions, déterminer des mécanismes ayant pour fin la concrétisation d’issues socialement souhaitables : l’élection de représentant, le choix d’un projet ou l’allocation de ressources. Les fins visées sont déterminées d’après des principes d’équité, d’universalité, etc., considérés comme consensuels dans la société. Le mécanisme stratégique est alors un moyen pour la réalisation de ces objectifs à travers le comportement indépendant des « agents » supposés rationnels. Le mécanisme transforme ainsi les intérêts égoïstes en résultats acceptables par tous.

À l’échelle d’une nation, on peut considérer que la Constitution est l’incarnation plus ou moins réussie d’un tel mécanisme. Il en résulte que dans les pays dotés d’un État constitutionnel tacitement reconnu par toutes ses composantes, un conflit ne peut advenir qu’au niveau de l’application des règles ou de leur interprétation, et le cas échéant, un arbitrage par une instance indépendante, la justice, est prévu, qui remet les choses en ordre. D’où l’importance que tous les cas, même les plus improbables, soient prévus et traités par la Constitution. Tout en tenant compte des aspects stratégiques des interactions, la théorie du choix collectif devient en fait une ingénierie sociale et politique ; elle ne peut aborder que les situations où les mécanismes politiques (vote, choix d’un gouvernement) sont reconnus et acceptés. Les situations conflictuelles observables dans les entités politiques les plus diverses, dont le Liban est un exemple éclatant, ne rentrent justement pas dans ce cadre consensuel de gouvernement.

Établis à l’issue de violences historiques (guerre, colonisation ou décolonisation) avec des frontières enserrant des territoires peuplés de groupes ayant des narratifs historiques distincts, ces pays abritent souvent des parties qui ne se reconnaissent pas pleinement dans l’État institué. Ces entités ne possèdent donc pas de mécanisme robuste unanimement accepté de gouvernance. Elles disposent, certes, d’une armature constitutionnelle, mais l’absence de consensus lors des moments constituants interdit l’adoption d’un mécanisme déterminant. Lors des échéances importantes, le processus constitutionnel étant insuffisant, une grande place est laissée aux forces de fait. Notre objet étant la politique réelle entendue comme activité de l’organisation du pouvoir et de la gouvernance, nous devons inclure dans nos modélisations ces activités qui ne sont pas réductibles au vote ou au sondage de l’opinion.

Une mathématique de la politique aurait donc pour objet de modéliser un site politique comme un lieu où des agents (ou forces) disposent d’un pouvoir de fait et interagissent en vue de la réalisation de certains objectifs. J’ai donc orienté ma recherche vers l’étude de la distribution du pouvoir dans les coalitions en interaction, dont le cadre mathématique est issu de la théorie des jeux, mais, au lieu de caractériser les états stables comme il est fréquent en théorie des jeux coopératifs, je travaillais à la description des formes (ou de la structure) de l’instabilité potentielle. Cette approche, poussée à la limite, ouvre la voie à une modélisation de l’activité politique réelle qui met l’accent, non plus sur le rapport stabilité/ instabilité, équilibre/déséquilibre, mais sur les actions des forces et les configurations viables. Elle se distingue de celle qui règne dans les modèles des sciences sociales et qui prend comme fondement de l’action politique le fameux « agent rationnel ». Plutôt que de partir du modèle libéral du contrat social et de l’individu rationnel, une telle approche est d’inspiration marxiste en ce qu’elle décrit en termes de viabilité des rapports entre les forces agentes (parties, communautés, syndicats, etc.). À titre d’exemple, on pourra déterminer dans un site politique donné, en l’absence d’un état stable viable, les configurations susceptibles d’émerger comme compromis.

Revenons au Liban, pays qui vit depuis sa création dans une crise politique continue rythmée par des épisodes aigus qui coïncident avec les échéances de renouvellement de la fonction présidentielle et de la formation d’un gouvernement.

Réglons d’abord une question méthodologique. Le site libanais, comme d’ailleurs tout le site proche-oriental, est régi par une multiplicité de modes symboliques et politiques dont l’interaction produit la scène politique apparente et le mécanisme effectif sous-jacent. Un mode fondamental vibre schématiquement selon un axe Orient-Occident. Celui-ci traverse l’ensemble des agents de la politique locale, de sorte que chacun appartient soit au camp pro-occidental (et donc plus ou moins ouvertement pro-israélien), soit au camp opposé à la prédominance occidentale et ouvertement anti-israélien. Dans la mesure où cette polarisation occupe la scène visible et audible, une analyse du site libanais doit inclure comme forces les puissances étrangères (États-Unis, France, Israël, Arabie Saoudite, Iran, Qatar, Syrie) dont les enjeux réels, tout en traversant le Liban, ont une portée géopolitique plus large. Une telle étude viserait une périodisation en phase avec les stratégies des puissances mondiales et régionales, programme trop vaste pour être envisagé dans le cadre de cet article. Notre propos ici se limitera aux luttes des forces locales en vue de la gouvernance dans un cycle donné. Les forces étrangères ne feront donc pas partie directe de ce niveau de l’interaction politique, leur rôle étant de déterminer les contraintes au bord du système et d’intervenir en bout de cycle, quand la crise de gouvernance devient incontrôlable, en vue de la conclusion ou de l’imposition d’un compromis.

L’institution du vide

Prenons comme point de départ de la mise en place du « système » les accords de Taëf de 1989, une conférence dont l’objectif est de mettre fin à la guerre entre factions libanaises et de régler la présence de l’armée syrienne, et qui se réunit dans la ville de Taëf, en Arabie Saoudite. Les accords prévoient, outre la dissolution des milices et le redéploiement de l’armée syrienne, des réformes constitutionnelles dont la plus importante est la réduction du pouvoir du Président de la République au profit de celui du Premier ministre.

Or, une impasse récurrente est observée à l’échéance du mandat présidentiel. Elle ne date pas à vrai dire des accords de Taëf, mais c’est dans la Constitution (amendée par ces accords) que se trouve l’explication formelle de sa persistance. C’est le Parlement qui élit le Président. La procédure (majorité, quorum) permet, en effet, à un tiers des députés de bloquer l’élection, de sorte que la date du vote est reportée, et ce schéma est répétable sans limite temporelle, l’élection effective ne pouvant se concrétiser que lorsqu’un candidat de compromis émerge après de longues tractations où la tutelle étrangère joue un rôle décisif.

Une impasse similaire se produit régulièrement lors de la formation d’un gouvernement : le Premier ministre désigné n’ayant pas de date butoir pour accomplir sa mission, peut garder son statut pendant des mois malgré son échec à composer une coalition apte à gouverner. Ces impasses traduisent le moment où un système de délégation, de désistement et d’alliance entre l’ensemble des forces politiques aboutit à une configuration irréductible, qui, néanmoins, reste incapable de se maintenir et de créer un compromis. Pour simplifier à l’extrême, la configuration qui s’établit à cette étape serait une figure à trois agents (au nombre des forces confessionnelles principales) qui ne possèdent pas de point d’intersection commun, mais qui sont néanmoins deux à deux compatibles, structure explicable par l’existence dans l’espace politique, selon une expression libanaise bien rôdée, d’un « tiers bloquant ».

Les dividendes de la paix

L’émergence de ces configurations, caractéristiques des crises institutionnelles au Liban, marque un moment fondamental, celui où les forces agentes se manifestent, déploient leurs armes, exercent leur pouvoir de chantage ou de dissuasion et travaillent à se reconstituer en vue de la période suivante. Mais en l’absence structurelle d’un compromis viable et faute d’institution d’arbitrage, cette épreuve finit dans un vide institutionnel. Celui-ci marque le point le plus avancé que peuvent atteindre les tractations internes. Sans surprise, les forces du pouvoir mettent à profit ce vide pour faire avancer leurs intérêts à l’ombre d’un « gris » constitutionnel. Exemple typique : gouvernement démissionnaire gérant les « affaires courantes » en période critique de vacance de la fonction présidentielle.

Mais une autre bataille, plus décisive, continue de faire rage dans les ambassades des pays de tutelle. En effet l’action extérieure, une fois coordonnée, s’avère incontournable pour la survie du système. Dans cette médiation des puissances régionales ou mondiales, les parties sont incitées à « marcher » dans un compromis qui les remette en selle, moyennant des promesses sur les bénéfices de la paix obtenue. Une telle solution, par nature, nécessite une augmentation de la taille du gâteau à partager. La captation de la richesse future au profit des principales parties selon une formule de répartition négociée, figure ainsi comme la suture de la béance ouverte par le conflit des pouvoirs. Ce schéma a connu, au lendemain de sa création, un démarrage en trombe grâce à un financement généreux consenti par une « communauté internationale », enthousiaste du retour de la paix. À chaque échéance présidentielle (et gouvernementale) le pacte doit être renouvelé selon le même schéma plus ou moins actualisé. Maintenir ce système dans la durée conduit invariablement à deux conséquences : l’affaiblissement de l’État devant l’oligopole du pouvoir de fait et l’envolée de la dette publique (financement de fait de la suture).