L’Iran contemporain manque d’une représentation qui pourrait rendre justice à sa complexité. C’est sur la scène conflictuelle de la représentation qu’on peut lire la longue histoire de la société iranienne et son articulation avec le politique. Nous mobilisons la notion de représentation dans notre réflexion pour proposer une autre image de l’Iran contemporain, la représentation entrelaçant les questions esthétiques et politiques. Au sens esthétique, elle renvoie à l’idée de donner forme ou présenter un objet ou une sensibilité. Au sens politique, ce terme signifie la délégation de pouvoir et fait référence au gouvernement représentatif. La question dont nous schématisons les enjeux dans le contexte iranien est tout simplement : « qui représente qui » ? Or, nous supposons qu’il existe toujours un écart entre les deux « qui ». En effet, la représentation ne présente pas la chose même qu’elle représente, et, comme le « re » sous-entend ce principe inévitable de répétition, elle la transforme et la déplace. En tant que « supplément », elle est la réfutation de toute présence à soi1. Ainsi définie, la représentation recouvre une signification philosophique (voire théologique) riche et complexe qui, quoique non-développée dans le cadre de cet article, reste importante dans notre réflexion. Pour autant, nous partons ici du clivage – de plus en plus grandissant et multiple dans le paysage socio-politique iranien – entre les représentés et les représentants, quand bien même cet écart serait irréductible. Il nous reste à définir comment le mesurer.
À la lumière de cette notion, essayons donc de dessiner à grands traits un autre tableau de la société iranienne et de ses espaces de résistance. À cet égard, l’Iran (notamment post-révolutionnaire) souffre deux fois de sa (mal) représentation : non seulement à l’intérieur des frontières, le décalage entre la diversité sociale et l’État islamique installé depuis la révolution de 79 s’étant creusé ; mais également, dans sa perception à l’extérieur, cette révolution a réactivé des lectures culturalistes. Ces deux niveaux de (mal) représentation ont certes des enjeux et des effets aux ampleurs différentes dont l’analyse excède l’ambition de ce texte. Nous visons ici plutôt à esquisser une tension esthético-politique que la représentation introduit dans la société iranienne. Pour ce faire, nous procéderons en trois moments. Nous schématiserons d’abord l’édifice théologico-politique sur lequel s’est fondé l’État islamique installé depuis la révolution de 1979. Nous nous intéresserons ensuite au rôle de plus en plus décisif de la représentation au sens esthétique du terme dans les tensions politiques entre la société iranienne et son État. Cet aspect esthétique, nous l’examinerons enfin rapidement tel qu’il s’intègre dans la scène non duale de la représentation.
Du théologico-politique de la représentation
L’écart grandissant entre la société iranienne et la République islamique (entre les représentés et les représentants) s’exacerbe, au point que les manifestations dans l’espace public sont devenues le seul moyen de se faire entendre au risque de l’emprisonnement et de la mort. Cet écart ne date pourtant pas d’hier et s’inscrit dans la longue histoire de la modernité iranienne. Pour ne donner que certains repères qui peuvent nous servir à dessiner l’histoire du présent, remarquons que la représentation, au sens politique du terme, est liée à la fondation de l’État-nation dans la modernité iranienne avec les différends et les malaises qu’elle charrie derrière elle. La révolution constitutionnelle2 et le gouvernement autoritaire de Reza Shah (comparable à celui d’Atatürk dans ses aspirations à moderniser le pays) auront marqué en effet deux moments clés dans l’histoire de l’Iran au XXe siècle, au cours desquels la tentative de la représentation comme idéal politique aura été mise en avant : le premier moment visait à instaurer la démocratie représentative, et le deuxième, un État centralisateur. Figurer ou façonner le peuple signifie son intégration dans une échelle politique plus universelle. Ou plutôt, sortir de la situation par laquelle la communauté et les autorités politiques n’ont pas encore tissé de relations poussées. Bien évidemment, l’Iran n’ayant jamais été entièrement colonisé, n’est certes pas un simple produit colonial avec des frontières artificielles. Notons pourtant que l’idée d’« l’Iran culturel » qui aura servi de base au projet d’État-nation ne correspond pas nécessairement aux frontières de « l’Iran politique ». L’État, en Iran, n’en est pas moins une fabrication moderne qui a eu pour but la mise en forme de la société. Aussi, la colonisation aura consisté à intérioriser cette forme à travers le projet de modernisation « par le haut » mené par le régime pahlavi (1925-1979).
L’islamisation de la société iranienne par le régime théocratique installé depuis la révolution de 1979 poursuit dans un autre sens le même projet. Les deux formes apparemment distinctes du régime pré et post révolutionnaire se rejoignent dans le désir de mettre en place la représentation de la communauté politique en la façonnant. À cette fin, chacun mobilise des mythes d’origine, le premier puisant sa source dans l’empire perse, et le deuxième dans l’idée d’Oummat 3 (que le régime actuel fait remonter à l’époque du prophète et les imams chiites). Ces deux mythes d’origine s’avèrent ainsi les deux revers d’une même médaille4.
La tentative islamique de fondation de cette communauté politique mérite qu’on s’y attarde, s’étant constitutionnalisée, et demeurant la forme dominante. Bien que le profil des mollahs fanatiques, le type apparemment « moyenâgeux » d’un gouvernement théocratique et la réinstitution des lois islamiques revêtent aux yeux des Occidentaux un caractère archaïque qu’ils associent à un pouvoir clérical devenu caduque en Occident, la politique en islam partage néanmoins une problématique commune avec la politique au sens moderne du terme. Une réflexion théologico-philosophique s’impose donc ici puisque la gouvernance islamique peut être rapprochée du socle théologico-politique de l’État moderne. Le fond théologico-politique de l’islam s’avère une variation sur le thème de l’Un, reposant sur l’articulation de Dieu, en tant que souverain suprême, avec le monde qui est son règne (le domaine des gouvernés). Le Dieu-souverain unique rassemble le tout de la communauté de manière à ne rien laisser dehors, sauf l’ennemi (l’on connaît la reprise de cette idée par les contractualistes tels que Hobbes).
Un postulat se décline constamment dans la pensée politique islamique : l’activité gouvernementale est indissociable de la gouvernance divine, et c’est en vérité la souveraineté divine qui fonde et légitime le gouvernement temporaire et terrestre. La théorie de velayat-e faqih5 de Khomeini, le socle théologico-politique de la République islamique, est, en résumé, la synthèse de deux courants au sein du chiisme, en ceci qu’elle fait coïncider le rôle de faqih (juriste théologien) avec le maître spirituel (imam ou vali)6. Le modèle social qu’un tel principe vise à parachever est celui de l’Oummat consistant à élargir le modèle fusionnel de la communauté des frères-fidèles à l’échelle de la société entière (n’oublions pas l’écho de ce schéma théologico-politique dans l’idée chrétienne de la communauté telle qu’elle ressurgit sous la forme de la fraternité républicaine). C’est en effet le principe de velayat-e faqih qui continue à bloquer et à annuler toute représentation démocratique de la société iranienne7, et c’est pourquoi les élections, dans la rhétorique du régime, ne sont en fin de compte qu’une forme de bay’ah (une sorte de serment d’allégeance à l’imam).
Si un noyau autodestructeur au sein du christianisme permet à Hobbes, pour ne citer que l’un des théoriciens de l’État moderne, de transférer le principe souverain du côté de la communauté et de faire de la souveraineté une création humaine, une prothèse, un artefact8 qui imite l’œuvre divine, la souveraineté en Islam est cosmique et l’œuvre humaine n’est que sa confirmation. Déplacer le théologique vers la communauté (et sa « volonté générale ») ne signifie guère son abolition, mais l’appropriation (multiple et prolifique) de la divinité par la communauté. Cela excède l’objet de notre article mais signalons au passage que l’héritage de la pensée et de la littérature dans le monde musulman est si riche, c’est-à-dire plein de clivages internes, qu’il est, tout comme le christianisme, déconstructible9. Cela ne signifie pas qu’il disparaît, mais qu’il se déplace et se dissémine, au point de s’émanciper de son fond divin et transcendantal. Autrement dit, il faut puiser dans les sources qui révèlent « la mort de Dieu » dans l’héritage islamique.
Ne perdons pas de vue que cette configuration théologico-politique s’appuie sur l’idéalisme des utopistes islamistes qui ont théorisé la République islamique ; et la réalité aura résisté de milles manières à leur vœu de pureté théologique. La prise de pouvoir étatique au lendemain de la révolution, aura fait de la majorité des clergés chiites les alliés du pouvoir en place. La République islamique se sera progressivement et tacitement laïcisée, et aura reproduit le modèle de l’État rentier-pétrolier. Par ailleurs, si Khomeini aura pu jouir d’un certain charisme, surtout pendant la guerre Iran-Irak, comme leader pour lequel on donne sa vie, ou plutôt pour lequel on se donne la mort, son successeur, Khamenei, sera loin d’incarner une telle force. Le pouvoir du Guide suprême deviendra progressivement profane : s’alimentant à plusieurs sources financières, il l’exercera par l’intermédiaire d’un ensemble d’organisations militaires, économiques et médiatiques (la plus influente étant les Gardiens de la révolution islamique).
On ferait fausse route alors en considérant que l’évolution de l’État chiite dépend d’une lecture critique de son fond théologico-politique. En effet, l’une des doxas dominantes qui régit la République islamique et la révolution de 1979 est de cantonner ses principes aux idées théologiques. Or, la politisation de l’islam chiite en Iran dans les années 60 et 70 se sera nourrie de la rhétorique marxiste10. La mobilisation de masse par Khomeini s’apparentera à bien des égards au modèle classique des révolutions socialistes pour renverser l’État. La proximité idéologique entre les militants marxistes de l’époque et les islamistes s’expliquera notamment par la rhétorique anti-impérialiste que les deux courants partageaient. En outre, l’anti-impérialisme des islamistes iraniens n’aura émergé que dans un contexte moderne. L’islamisation des appareils étatiques est un projet moderne consistant à contester la modernité iranienne, ce qui revient à dire que cette tentative emprunte elle-même, dès le départ, une rhétorique moderne. Cette contestation s’inscrit dans le discours du « retour à soi » qui remonte à la lutte pour la nationalisation de l’industrie pétrolière menée par Mossadegh en 1953, et qui se poursuivra dans le milieu politico-culturel des années 1960. Et le nationalisme tiers-mondiste des années 1960 débouchera sur l’islamisme identitaire lors de l’épisode révolutionnaire quelques années plus tard.
Le conflit esthético-politique
Le gagnant de ce conflit entre deux formules de la représentation est certes le régime islamique qui a réprimé de façon sanglante ces dernières années tous les mouvements contestataires revendiquant une représentativité démocratique. Or, la scène de la représentation comporte toujours des conflits, et le schéma antagonique que l’on a dessiné jusqu’ici semble plus complexe qu’il n’y paraît. Le blocage du système représentatif a conduit la société iranienne, en quête de son image, à se tourner vers des modalités de plus en plus esthétiques. Ces sensibilités influencent le paysage politique, de même que les représentations esthétiques sont toujours susceptibles de prendre un sens politique.
Ce champ esthético-politique constitue pour la société iranienne à la fois son maillon faible et son maillon fort. Illustrons rapidement certains aspects de cette scène. En effet, faute d’agora, la société iranienne s’est réfugiée dans l’espace virtuel pour se retrouver et laisser aux Iraniens un lieu où se reconnaître. Les réseaux sociaux (tels que Instagram et Telegram) jouent un rôle important au niveau social, économique mais aussi politique dans l’Iran de ces deux dernières décennies. L’espace virtuel a révélé sa potentialité, en donnant lieu à de véritables rassemblements dans la rue (l’appareil répressif du régime a de plus en plus recours à la coupure d’internet lors des manifestations afin d’éviter que les images de la violence policière soient diffusées sur les réseaux sociaux). Mais il a aussi fait incorporer aux Iraniens les codes de la société du spectacle. En effet, l’exposition de soi dans l’espace virtuel paré de sa sensibilité esthétique s’est imposée aussi à l’espace public pourtant contrôlé par la police de mœurs. Les représentations individualisées, qui vont de pair avec l’inflation de la consommation et la floraison des shopping centers ces dernières années, sont censées pallier le manque de représentation collective.
Les mêmes sensibilités esthétiques dominent la scène politique. L’image du pouvoir est devenue désormais indissociable de son exercice. Qu’il s’agisse de l’espace virtuel (où le régime vise à mettre en place le réseau internet national, et où, par exemple, les Gardiens de la révolution islamique financent des projets d’interventions diverses, du recrutement des soldats numériques à l’invention des jeux vidéo) ou de l’espace réel, l’idéologie du gouvernement islamique est indissociable de sa manifestation ou de son apparence. La propagande du gouvernement islamique s’est toujours accompagnée de spectacles et d’images : la mise en scène des prières en commun et de manifestations pro-gouvernementales (dont l’un des derniers exemples est la médiatisation massive des funérailles de Ghassem Soleimani, assassiné par les forces américaines en Irak en janvier 2020), les exécutions publiques comme théâtre de la cruauté mise en place par le souverain, le tir de missiles qui met en scène le pouvoir phallique du régime, etc. Si, en outre, la protestation grandissante contre le port obligatoire du voile suscite autant d’indignation auprès des mollahs, c’est que l’idéologie islamique est réduite à son apparence. Le hijab incarne l’esthétique féminine dans la conception du régime qu’il a en vain essayé d’imposer aux femmes pendant quarante ans, et auquel il se raccroche comme l’un de ses derniers bastions.
Quelques images
C’est dans ce contexte que certains artistes, ouvertement ou malgré eux, portent une revendication politique d’opposition. Ils représentent la nécessité, pour certaines couches sociales, de se rassembler autour d’autres mythes et d’autres récits à propos du « nous » iranien. C’est le cas de beaucoup d’artistes iraniens, exilés ou non, qui, pour des motifs différents, deviennent des représentants de cet autre imaginaire. Schématisons ici cet aspect esthétique de la représentation telle qu’elle s’intègre dans la scène mondiale de l’image. La scène de plus en plus multiculturelle de l’art contemporain à partir des années 90 (ou l’essor de « local colours » sur la scène artistique) a multiplié des expositions où les artistes n’obtiennent la visibilité dans les lieux d’expositions qu’en représentant leurs différences (culturelle ou identitaire). Le pays fermé des mollahs a suscité la curiosité et la soif d’images dans le monde de l’art, et cela a donné un rôle représentatif aux artistes iraniens. Dans les expositions et festivals de cinéma où ils exposent, on peut souvent observer certains motifs : les toiles avec les motifs décoratifs inspirés de la géométrie de l’art islamique, la calligraphie combinée soit avec un travail sur l’abstraction, soit avec les images de la culture populaire (un certain kitch local), les œuvres illustrant les contradictions d’un pays pris entre la modernité et la tradition, ou le contraste entre la quête de la liberté de l’artiste et la société traditionnelle, etc. Qu’ils le veuillent ou non, le poids de « l’iranéité » imposé par les centres d’art pèse sur les artistes. Pour ne citer qu’un exemple parmi les artistes visuels dont le succès repose en grande partie sur la manière dont elle traduit le local dans le langage universel de l’art, renvoyons aux œuvres de Shirin Neshat11. Dans ses photos, elle représente des femmes voilées en les combinant parfois à de la calligraphie persane. Ses vidéos sont saturées de références culturelles qui réveillent les imageries orientalistes.
Certes, cette tendance est loin d’être le seul facteur de visibilité des artistes iraniens sur la scène artistique contemporaine, mais elle révèle pourtant une dimension symptomatique, laissant apparaître que, sur la scène mondiale également, la société iranienne souffre de mal-représentation. Que la conjoncture iranienne soit singulière est indéniable. Mais la représentation n’accomplit son rôle que dans la mesure où elle reconfigure la relation des représentés et des représentants, dans la mesure où l’œuvre représentative fait le chemin inverse en transformant aussi les représentés dans leurs perceptions d’eux-mêmes. Or, non seulement les représentations qui se vendent sur la scène internationale ne refluent pas sur les Iraniens, mais celles qui inondent la scène locale semblent, quant à elles, se dérouler sans contact avec le dehors, travaillant les imaginaires en vase clos.
Le cinéma iranien, devenu mondial notamment après la révolution islamique, répond, à sa manière, à la lacune de la représentation sur la scène mondiale, au point que les critiques d’art en Iran ont labélisé certains films comme des « films de festival », c’est-à-dire des films qui se produisent en vue de remporter des prix dans les festivals internationaux de cinéma. Prenons l’exemple de deux types d’enfants dans le cinéma iranien : tandis que dans le film de Kiarostami, Où est la maison de mon ami ?, les enfants villageois parcourent des paysages paisibles et représentent une certaine innocence perdue de l’Homme ou une certaine vision poétique du monde, Bahram Beyzai, moins connu en Occident, dans le film Bashu le petit étranger, dépeint une autre image de l’enfance. Les deux films se déroulent dans les campagnes proches de la mer Caspienne et sont produits vers la fin de la guerre Iran-Irak. Or, dans le film de Beyzai, le paysage verdoyant du nord de l’Iran est hanté par les fantômes de la guerre, le calme de la vie des villageois est brisé par l’intrusion d’un enfant, Bashu, un orphelin arabe noiraud qui, fuyant la zone des combats du sud de l’Iran, trouve par hasard refuge auprès d’une femme au nord. L’incompréhension et l’entente, l’hospitalité et le racisme, la différence et la ressemblance s’entremêlent dans le film de Beyzai pour illustrer un microcosme qui, en tant que métaphore de la société iranienne à la fois divisée et réunie, est peuplé par une inquiétante étrangeté. Par cette comparaison, nous n’entendons pas disqualifier ou valoriser l’un des films par rapport à l’autre. Il est avant tout question de la réception des artistes iraniens, ou plutôt, des règles de visibilité qui déterminent quelle image est significative et pour qui.
Si les images font voir certaines choses, elles en cachent d’autres. Ce que représente le cas politique iranien pour Foucault est assez parlant. La question n’est pas tant de savoir s’il était aveugle aux dérives autoritaires de l’islam politique que d’analyser l’image qu’il s’était fait de la société iranienne au cours de ses passages à Téhéran lors de l’épisode révolutionnaire et qui, à ses yeux, n’avait pas de référence identifiable dans les discours révolutionnaires européens. Le cœur du malentendu réside dans le fait qu’il considérait que 90 % des Iraniens étaient des chiites qui attendaient le retour du douzième imam12. Interrogé sur la violence révolutionnaire en Iran, notamment les propos antisémites, misogynes ou xénophobes de la part des manifestants, ces exclusions lui semblaient ancrées dans les traditions du pays, et il se contentait de dire que « les Iraniens n’ont pas le même régime de vérité que le nôtre13 ».
Les spectres de la révolution
Le paysage politique de l’Iran contemporain est dessiné par les récits, les images, les mythes (d’origine), les apparitions et les apparences. Cette brève réflexion a pour but de montrer la complexité d’une société dont la représentation esthético-politique joue un rôle déterminant dans les évolutions à venir. Le concept de représentation a permis de déplacer l’analyse, souvent centrée sur la spécificité de l’islam chiite et de sa conception de la politique, en la décalant sur un lieu de négociation entre la société iranienne et son État. Les manifestations de ces dernières années s’inscrivent dans la longue crise de la représentativité, à ceci près qu’elles révèlent l’incapacité du régime à représenter l’intérêt général. Refonder le contrat social se fait plus que jamais sentir, la corruption et les politiques néolibérales ayant conduit à la paupérisation grandissante des Iraniens.
Le vieux monde que représentent l’État islamique et son idéologie est voué à disparaître. Or, la nouvelle forme politique, le dépassement de l’État islamique, peine de son côté à se réaliser dans l’histoire. Le gris du temps présent (pour reprendre une expression hégélienne) abrite des menaces et des promesses, mais une chose est sûre : si l’appareil répressif du régime écarte la possibilité qu’une nouvelle forme advienne sans emprunter un chemin de sang, le messianisme révolutionnaire (et non forcément religieux) qui a donné lieu à deux grandes révolutions dans l’Iran contemporain (en 1905 et 1979), continue de marquer l’inconscient politique de la société iranienne, pour le meilleur comme pour le pire. Chez certains, la révolution a dévoré non seulement ses enfants, mais aussi son idée même ; chez d’autres, l’idée de la « deuxième République » est en germe et considère la révolution de 79 comme une répétition ouverte, à refaire et à venir.
1 Derrida Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 204.
2 La Révolution constitutionnelle (1905-1911) est la série d’événement qui conduit à la chute de la dynastie Qajar (1725-1919). Elle dote l’Iran d’une constitution et d’un parlement et ainsi marque l’entrée à l’ère moderne de l’Iran.
3 Communauté des musulmans.
4 Remarquons qu’aujourd’hui on assiste à un nouveau mariage entre le nationalisme perse et le chiisme qui justifient les interventions militaires des GRI dans la région.
5 Gouvernement par la loi théologique.
6 Sur les courants du chiisme et leurs évolutions, Amir-Moezzi Mohammad Ali, Jambet Christian, Qu’est-ce que le shî’isme ? Paris, Fayard, 2004.
7 Inutile de préciser qu’il existe une chambre des élus (Majles) dans la République islamique, mais truquée et sous contrôle du Conseil des gardiens de la constitution dont les membres sont majoritairement et indirectement désignés par le Guide suprême. C’est d’ailleurs cette instance qui valide les candidatures aux différentes élections. Rappelons le slogan phare du mouvement vert en 2009 : « where is my vote ? »
8 « C’est l’art qui crée ce grand LEVIATHAN qu’on appelle REPUBLIQUE ou ETAT (CIVITAS en latin), lequel n’est qu’un homme artificiel […] La souveraineté est une âme artificielle », Hobbes Thomas, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 5.
9 La distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir profane, ou bien entre la loi révélée et la loi constituée, la pensée et la pratique gouvernementale dans le monde musulman la connaît. En ce qui concerne le chiisme, sans parler de ces différents courants, il existe aujourd’hui des divergences entre l’École de Najaf et l’École de Qom. Pour ne citer que l’un des épisodes historiques où les brèches s’insinuent dans les doctrines théologico-politiques du chiisme, remarquons schématiquement que la confrontation de la théologie chiite avec la modernité vers la fin du XIXe siècle s’est principalement articulée autour de la question du rapport entre la loi divine (la charia) et l’État. D’un côté, les clergés comme Sheikh Fazlollah Nouri, critique farouche du système représentatif, insiste sur la nécessité de rendre compatible la Constitution avec la loi de charia. D’autres clergé, (comme Allameh Naeini), soutiennent, de l’autre, que la Constitution n’est pas à l’opposé de la loi divine. Ayatollah Montazeri, l’une des figures importantes de la révolution islamique, soutient que le gouvernement basé sur le Velayat, à l’opposé du gouvernement autoritaire, ne contrevient pas à la volonté du peuple, et ce dernier a droit de prendre part aux affaires communes (Kadivar Mohsen, Nazariyah-e Dowlat Dar Feghh-e Shi’eh (Les théories de l’État dans la jurisprudence chiite), Téhéran, Nashr-e Ney, 1997).
10 Ali Shariati, l’idéologue de l’islam politique ou plus précisément l’un des grands théoriciens de la transformation de l’islam chiite en une idéologie révolutionnaire, a bâti son chiisme rouge (révolutionnaire) sur l’idéologie marxiste. Le premier pilier de la foi musulmane, Tawhid (l’unicité, le monothéisme), vient se greffer sur l’utopie marxiste, et il fait appel à « la société monothéiste sans classe » (voir : Jahat-giriy-e tabaghati dar eslam (la question des classes sociales dans l’islam), 5e édition, Téhéran, Ghalam, 2001), et dans son amalgame islamo-marxiste, et suivant l’auteur égyptien Abdelhamid Joudat Al-Sahar, il présente Abu Dhar, l’un des Sahaba (les compagnons de Mahomet) comme le premier socialiste se soulevant contre les injustices de son époque (voir : Shariati Ali, Abouzar, Téhéran, Entesharat-e Hosseiniy-e Ershad, 1978).
11 Voir notamment la série de photo : « Les femmes d’Allah ».
12 Foucault Michel, « Téhéran : la foi contre le chah », Dits et écrits, tome III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 686.
13 Foucault Michel, « l’esprit d’un monde sans esprit », dans : Dits et écrits, tome III, 1976-1979, op. cit., p. 753.
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