75. Multitudes 75. Été 2019
Mineure 75. Conflits écologiques dans le sous-continent indien

L’oppression des communautés autochtones hindoues au Pakistan

et

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Le projet d’extraction 
de charbon de Thar

 

Le désert de Thar, réserve énergétique du Pakistan

Le désert de Thar est considéré comme le septième le plus étendu et densément peuplé du monde. Situé entre le Pakistan et l’Inde, il est connu pour sa nature harmonieuse, ses dunes captivantes, ses beaux paons royaux, ses terres desséchées, son extrême pauvreté et son impressionnante harmonie interreligieuse. Il est habité par une population mixte de 59 % de musulmans et de 41 % de non-musulmans. Au cours des dernières années, Thar est devenu la réserve énergétique du Pakistan. En 1992, on y a découvert une grande quantité de charbon de qualité médiocre. Le gouvernement du Pakistan a mis longtemps à formuler une réponse politique à son extraction. Il a finalement pris des mesures en 2008 et créé la Commission du charbon et de l’énergie de Thar.

Le gouvernement du Sindh, l’une des quatre régions fédérées du Pakistan où se trouve la mine, a délimité douze blocs d’une superficie de neuf mille kilomètres carrés pour l’exploitation minière dans la région Tharparkar, dans le désert de Thar. Chaque bloc contient deux milliards de tonnes de charbon de lignite de faible qualité. Le seul bloc 2 concentre 1 % des réserves totales du Thar, soit 175 000 millions de tonnes de lignite, et a été attribué à la SECMC (Sindh Engro Coal Mining Company).

Les travaux ont commencé en 2015, après l’intégration du projet du charbon du Thar dans une série d’accords sur l’énergie et les infrastructures signés avec la Chine dans le cadre du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC, pour son acronyme en anglais), pour un montant total de quarante-six milliards de dollars. Ces accords comprennent la construction de huit centrales électriques au charbon et d’un réseau de trois mille kilomètres de routes, de voies ferrées et de pipelines pour transporter le pétrole et le gaz depuis le port de Gwadar, dans la mer d’Arabie, jusqu’à Kasgar, dans la province du Sinkiang, au nord-ouest de la Chine. En décembre 2015, la Chine a décidé un investissement de 1 milliard 200 millions de dollars pour l’extraction de charbon en surface et la mise en place de projets de centrales de six cent soixante mégawatts.

L’ancien Premier ministre, Mian Nawaz Sharif, avait remporté les élections de 2013 avec la promesse de mettre fin aux pannes d’électricité à l’horizon 2017, ce qui ne s’est pas produit. Le Pakistan souffre d’un déficit électrique quotidien de six à sept mille mégawatts. Cent quarante millions de Pakistanais n’ont pas accès au réseau électrique ou bien subissent douze heures de panne par jour. En conséquence, les acteurs du Corridor économique se vantent de pouvoir tenir leurs promesses en matière de bénéfice énergétique à la population tout en ignorant les préoccupations des communautés autochtones locales. Le projet de centrale de Thar nuit aux moyens de subsistance de milliers de personnes dans une région déjà éprouvée par plusieurs années de sécheresse, de famine et de désertification dues au changement climatique.

Résistances écologiques

Les communautés locales se sont montrées préoccupées dès le début du projet en 2016, et ont lancé des manifestations lorsque le conglomérat Engro (SECMC) a commencé à construire le site d’élimination des déchets à Gorano, dans le district du Tharparkar. Le gouvernement du Sindh, partenaire d’Engro, a commencé à détruire des cultures à Gorano sans aucune évaluation sociale ou environnementale préalable, ce qui a provoqué des manifestations dans deux villages proches. Gorano est la région la plus fertile du désert de Thar, selon la population locale. La majeure partie est arable et principalement peuplée d’arbres kandi (Prosopis cineraria), résistants à la sécheresse et sources de nourriture pour le bétail, dont la compagnie minière veut couper deux cent mille exemplaires. C’est une zone de pâturage, une activité essentielle à la subsistance de la population, et riche en puits d’eau potable.

La manifestation a été initiée dans le village de Gorano et s’est produite devant le club de la presse de la ville d’Islamkot, l’une des principales du district, sous la conduite de la jeune Leela Ram, avocate à Karachi originaire de Gorano. Ainsi est née l’organisation Thar Sujag Sath (« Les amis de Thar »), qui mobilise encore aujourd’hui nombre de personnes sur le terrain et touche également la société civile et les partis urbains du Pakistan. Les informations ont été diffusées via les réseaux sociaux tels Facebook, où une page intitulée « Thar Voice Forum » a été créée. Elle a diffusé des vidéos enregistrées dans le désert du Thar en anglais et en ourdou pour atteindre d’autres régions du pays. Les jeunes militants originaires du Thar qui vivaient dans différentes villes du Pakistan ont mobilisé des organisations de la société civile et invité des journalistes progressistes et des artistes à se rendre dans le désert. Bheem Raj, frère de Leela Ram, est enseignant à Thar, devenu le centre des activistes les plus influents. L’un d’entre eux est Kapil Dev, qui travaille dans le domaine du développement à Islamabad, la capitale, où il est associé au parti de gauche Awami Workers Party. Son militantisme sur le site même, ainsi que la mobilisation réussie des organisations d’autres villes, ont rendu particulièrement visible le conflit autour du charbon de Thar.

Dès le premier jour, les militants ont désigné leur conflit comme étant environnemental et l’ont associé au statut de minorité de l’hindouisme afin d’attirer l’attention et la sympathie de la société tout entière. Ils ont souligné les persécutions opérées par les gouvernements chinois et fédéral envers la communauté autochtone indoue sindhi. Récemment, les vieux sentiments nationalistes ont ressurgi dans la province du Sindh, en raison de son développement déficient ainsi que de l’afflux de populations d’autres parties du pays à Karachi, la capitale de la province. Les partis nationalistes sindhis s’opposent à ces mégaprojets.

De nombreux petits partis nationalistes se sont en effet multipliés dans la province de Sindh, tels que Jeay Sindh Mahaz, Qaumi Awami Tehreek ou le Parti Awami Jamhuri. Les cas de disparitions se sont multipliés après les manifestations et l’opposition de ces partis aux projets du Corridor économique. En conséquence, les activistes ont atténué l’intensité de leurs manifestations et affirmé qu’ils ne sont pas contre le Corridor en tant que tel, mais contre la construction du barrage de Gorano, lié aux besoins d’eau de la centrale, près des villages. Les habitants du Thar ont ainsi réussi à capter l’attention des partis nationalistes et à diffuser les manifestations dans les districts adjacents de la province ainsi que dans sa capitale, Karachi, où ils ont défilé avec des femmes en novembre 2016. Si les manifestations se poursuivent encore deux ans plus tard, c’est bien grâce à leur couverture par la presse écrite et numérique des médias provinciaux, contrairement aux médias nationaux.

En décembre 2016, le parti nationaliste Awami Tehreek (Mouvement populaire) a entamé une marche de trente-deux jours sous le slogan « Sauvons le Sindh » depuis le club de presse d’Islamkot, en passant par les villes et les villages, jusqu’à Karachi. Grâce à cette marche, les informations sur le projet de Thar ont été diffusées dans toute la province, ce qui a suscité des manifestations de solidarité. Saif Samejo, chanteur pop du Sindh, s’est rendu à Gorano et y a entonné une chanson émouvante de solidarité avec les habitants, retransmise sur les principales chaînes du Pakistan. « Nous sommes ingénus, nous sommes innocents. Nous sommes timides, nous sommes confiants. Nous n’intervenons jamais dans les affaires des autres. Maintenant, il n’y aura plus de tours pour accéder à l’eau », dit la chanson.

Ripostes des porteurs de projets

En mars 2017, la police a arrêté le célèbre poète Almas Nohri. Il a été jugé par un jury antiterroriste, accusé d’avoir brûlé des canalisations du projet Thar en signe de protestation contre le dédommagement qu’on lui proposait pour laisser passer ces canalisations par sa ferme. Il a été condamné à dix ans de prison, mais libéré sous caution six mois après. Selon ses voisins, Nohri se trouvait à un festival de littérature à Hyderabad le jour des événements. La résistance se poursuit, même si le conglomérat Engro tente de mobiliser à son avantage les médias, en organisant des tournées pour les journalistes. Récemment, il a procuré du travail à quelques femmes de Thar, juste dans le but de faire circuler la nouvelle, dans les milieux étatiques, que l’autonomisation des femmes dans cette région sous-développée était un exemple à suivre.

On a également fait savoir que Engro avait fait réaliser l’évaluation de l’impact environnemental du projet par l’entreprise de conseil en énergie Hagler Bailly Pakistan. Celle-ci n’a toutefois pas pris en compte les impacts sociaux et environnementaux des rejets. Cependant, deux études publiques menées par Rheinisch-Westfälisches Elektrizitätswerk (RWE) et Engineering Associates (EA) l’ont fait. En collaboration avec l’Université de technologie NED de Karachi, EA a mené une étude sur l’impact hydro-écologique des rejets du projet minier, tandis que RWE a réalisé un rapport sur la viabilité de l’ensemble du projet, sans mentionner d’autres lieux de stockage des déchets que les lacs salés et le marais salant du Rann de Kutch. Pourtant, l’étude ne recommande pas le déversement de la saumure dans ces lieux en raison de leur degré déjà très élevé de dissolution de solides : 20 000 parties par million (ppm), comparé aux 500 ppm habituels dans l’eau douce.

La population locale est inquiète car il ne s’agit jusqu’à présent que du premier bloc. Que se passera-t-il lorsque le travail commencera dans les onze autres ? Le projet de Gorano mettra fin aux réserves d’eau dans un endroit souvent frappé par la sécheresse, mais aussi à l’élevage. Dans le même temps, l’entreprise en charge du projet assure qu’elle plantera douze arbres pour remplacer chaque arbre coupé. L’un des problèmes environnementaux les plus graves est que l’abattage des arbres rohiro (Tecoma undulata) est interdit par l’article 144 du Code pénal pakistanais. Selon le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) et le ministère de l’Environnement, aussi bien le rohiro que le gugrall (Camiphera mukul), le phoge (Cligonum polygonoides), le peeloo (Salvadora persica), le kandi (Prosopis cineraria) et le kombhat (Acacia senegal) sont des espèces menacées. Un autre rapport provenant de tierces parties indique que seulement 12 000 arbres ont été plantés dans la région. Les habitants affirment qu’il s’agit d’arbres non autochtones, tels le Conocarpus, dont la consommation d’eau est élevée. Au cours des huit derniers mois, cette intervention « écologique » a provoqué des manifestations d’enfants, de femmes et d’hommes à Islamkot. La communauté de Thar n’a pas limité sa lutte aux manifestations. En juin 2016, elle a déposé une pétition contre la construction du site d’élimination des déchets. L’année dernière, une fillette de sept ans, avec l’aide de son père avocat, a porté plainte contre la société devant la Cour suprême.

Les communs, les gouchar

Les gouchar sont les terres qui entourent chaque village, ce sont des terres communautaires consacrées au pâturage. Après l’annonce du projet de Thar, le prix des terrains a augmenté, en particulier à proximité des routes, et les personnes les plus riches achètent des terrains dans l’une des villes principales du désert, Islamkot. Pendant ce temps, les classes vulnérables, comme les communautés des castes kohlis et meghawar, vendent leurs terres dans les villages et se réfugient dans le gouchar d’Islamkot. Cela a créé un fossé avec les communautés locales d’Islamkot, qui résistent à l’installation des nouveaux arrivants.

En outre, le gouvernement du Sindh est en train d’acquérir des terres en se prévalant de la loi de 1894 sur l’acquisition de terres, ce qui lui confère un grand pouvoir si ces terres sont affectées à un usage public. Cette loi ne reconnaît pas la propriété foncière sans titre, or des titres n’existent que pour 215 hectares sur les 607 qui entourent Gorano, les 392 autres étant propriété commune. Cela détériore la qualité de vie des personnes qui n’ont pas accès à la propriété privée et qui ont eu jusquà présent accès à ses ressources, comme les pâturages ou les puits d’eau.

Le rejet du développementisme

Le gouvernement et la société Engro ont recours au discours du développement pour faire taire la résistance de la communauté locale. Le projet est présenté comme un indicateur des relations étroites entre la Chine et le Pakistan et comme une solution à la crise énergétique prônée par le gouvernement actuel. Les populations locales ont rejeté la logique « développementiste » de l’État malgré leur extrême pauvreté et la fragilité de leurs ressources vitales. Elles manifestent depuis plus de dix-huit mois et ont fait des requêtes devant les cours suprêmes du Sindh et du Pakistan.

Le projet a mis en danger les conditions de vie des personnes, avec l’abattage des arbres et la destruction des aquifères. La migration des zones rurales touchées par le projet vers les principales villes a également augmenté. La lutte pour des ressources rares et les politiques gouvernementales en faveur des associations caritatives musulmanes ont détruit l’harmonie interreligieuse. Le mouvement ne reçoit pas l’attention qu’il mérite parce que l’armée pakistanaise arrête quiconque critique les projets relevant du Couloir économique.

Dans cet article, nous avons abordé le rôle des identités culturelles et religieuses dans les mouvements de justice environnementale. Les communautés locales ont recours au langage de l’« écologisme des pauvres » ainsi qu’à l’identité autochtone indoue pour obtenir le soutien d’organisations de la société civile et de partis politiques.

Malgré la grande quantité d’informations officielles sur les chaînes et les réseaux sociaux, les activistes associés à ce mouvement ont réussi à diffuser les informations sur les conséquences réelles du projet de centrale de Thar.

Traduit de l’espagnol par Michèle Collin