85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

Stackographie d’une trottinette électrique
De la photographie du monde à l’analyse du Stack

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Avec le développement fulgurant de la photographie, au début du XXe siècle, est née également l’envie de créer une nouvelle représentation du monde. Aux carrefours de l’art et des sciences humaines, ce désir a pris la forme de plusieurs projets de catalogues photographiques. Ces collections iconographiques avaient pour but de répertorier de manière exhaustive la richesse culturelle et géographique des territoires connus. Les Archives de la planète (1909-1931) du banquier Albert Kahn constituent probablement un des exemples les plus emblématiques de ce type de projet. La collection d’Albert Kahn répond au désir profondément moderne de mettre pour ainsi dire le monde à plat. En ce sens, comme l’observe la chercheuse Shelley Rice, Les Archives de la planète préfigurent en quelque sorte, ce que nous sommes amenés à connaitre aujourd’hui avec des plateformes comme Flickr, Pinterest, ou bien encore Google Earth1.

Dans la période de réchauffement climatique que nous traversons, certains chercheurs et artistes commencent à nous alerter sur l’aspect problématique de notre culture visuelle et sur la manière souvent biaisée avec laquelle nous nous représentons notre planète. Il semble que la place hégémonique occupée par la photographie dans cette culture visuelle globalisée pourrait participer à entretenir un certain déni de réalité2. Les images photographiques, tel que nous les rencontrons dans les magazines, les expositions, ou sur internet, ne nous « mobilisent » plus. Des images nous manquent pour nous aider à nous figurer la manière avec laquelle notre planète est en train de se terraformer.

Pour trouver ces images manquantes, nous proposons de développer une autre sensibilité visuelle. Cette nouvelle sensibilité visuelle devra permettre à notre regard de sortir de l’espace cartésien dans lequel il a été habitué à se déplacer avec la photographie. Quelle forme de géographie alternative pourrions-nous explorer pour développer cette nouvelle forme de sensibilité visuelle, mieux adaptée aux besoins de notre planétarité ?

Parmi les géographies alternatives disponibles, celle proposée par Benjamin Bratton nous semble particulièrement intéressante pour mener à bien cette entreprise de déplacement du regard. Dans son livre The Stack  : On Software and Sovereignty, ce chercheur propose une vision de l’espace multicouche qui permet de décrire efficacement la géographie qu’occupent les objets connectés. Le Stack, tel que le décrit Bratton, est un espace feuilleté composé de six plateformes  : la couche de la Terre, celle du Cloud, celle de la Ville, celle de l’Adressage, celle de l’Interface, et celle des Utilisateurs. Le Stack est un espace à la fois vertical et horizontal qui n’est pas sans rappeler la géographie rhizomatique développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, ou bien encore la géographie numérique délirante imaginée par William Gibson dans son Neuromancien3. Le Stack peut être représenté comme une forme de « mégastructure accidentelle », à la fois numérique et organique, qui est appelée à recouvrir progressivement l’intégralité de la couche terrestre d’une architecture au pouvoir computationnel presque illimité. La plupart des objets connectés que nous possédons participent à l’édification de cette mégastructure computationnelle d’échelle planétaire (planetary-scale computation). Bratton défend l’idée que le Stack est appelé à devenir à plus ou moins court terme notre nouvel espace de vie, notre nouvelle géographie, notre nouvelle normalité.

Déplacer un regard habitué aux espaces orthonormés à l’intérieur des couches du Stack n’est pas évident, et cette opération nécessite d’inventer de nouvelles stratégies d’observation. Ce déplacement du regard, qui est aussi une transformation de notre sensibilité visuelle, soulève de nombreuses questions. Quels objets pourraient nous servir de porte d’entrée pour entrainer notre regard à l’intérieur des couches du Stack ? Et quelle méthodologie d’observation pourrions-nous développer pour regarder les paysages qui se dessinent à l’intérieur de cet espace multicouche ?

Autopsie d’une trottinette en libre-service

Pour répondre à ces questions, nous nous sommes intéressés à un objet connecté qui a récemment proliféré dans presque toutes des grandes métropoles européennes : la trottinette électrique en free-floating4. Nous faisons l’hypothèse que cet objet peut nous conduire à mieux comprendre comment fonctionne l’espace du Stack. Une trottinette en free-floating peut être utilisée comme une carotte géologique à partir de laquelle nous pourrions sonder l’espace du Stack, pour déployer un regard stratigraphique à l’intérieur de cet espace complexe.

Nous avons donc récupéré sur les rives de la Seine une trottinette abandonnée qui avait été endommagée par les récentes crues du fleuve. Nous avons ensuite profité de la présence de cet objet dans notre atelier pour pratiquer un démontage systématique de ce véhicule. Par cette opération, nous voulions savoir si le démontage d’un objet connecté pouvait permettre de réaliser une bonne lecture des enjeux stratégiques qui se dessinent sur chacune des couches du Stack. En d’autres termes, nous voulions savoir si une observation fine et à l’œil nu, pourrait suffire à détecter la présence des forces qui structurent chacune des couches qui composent l’espace du Stack. Nous voudrions présenter ici certaines des observations que nous avons réalisées en dévissant la cinquentaine de vis Torx5 qui assemblent une trottinette.

Sur la couche de la Terre, les trottinettes en « libre-service et sans station » ont recours à de nombreuses ressources matérielles clairement identifiables. La présence de lithium, d’acier, de plastique, de cuivre ou bien encore de caoutchouc y est facilement détectable. D’une certaine manière, chacun de ces véhicules peut être considéré comme un point de rencontre où se croisent des flux de matériaux extraits aux quatre coins de la planète. Lorsque l’on rapproche ses yeux de la matière d’une trottinette, on remarque facilement la présence de quelques points d’usure à la surface des composants. À ces endroits précis, on peut voir que les matériaux bruts commencent à se détériorer. Le plastique s’amalgame avec le métal, la boue contamine un fil de cuivre, le lithium oxyde progressivement un morceau d’aluminium. À chacun de ces points d’usure, de la matière est en train de s’altérer de manière irrémédiable. Bien qu’ayant lieu à des échelles peu signifiantes, ce que l’on peut observer ici est une forme de microtectonique qui participe pleinement à la transformation de notre planète. Cette microtectonique dessine les contours d’une forme particulière de géologie à l’intérieur de ce que Benjamin Bratton appelle la « couche de la Terre ». Cette nouvelle géologie n’est pas faite de séismes ou bien encore d’éruptions volcaniques, mais de l’extraction industrielle de matière première et de la dispersion de cette même matière sous forme de microparticules irrécupérables – ce qui pose des problèmes particulièrement épineux dans le cas des terres dites « rares ».

Sur la couche du Cloud, ces trottinettes connectées sont reliées à plusieurs fermes de serveurs répartis eux aussi sur toute la planète. Ces serveurs permettent de faire remonter, de stocker et de traiter les précieuses données que génère l’usage de ce véhicule. On peut dire que sur cette couche, les trottinettes fonctionnent comme un capteur. La plupart des opérateurs utilisent des modèles de trottinettes standards fabriquées pour le grand public. Généralement, ils modifient ces modèles pour les rendre plus robustes et pour pouvoir y incorporer leur propre système de pilotage du véhicule. Avec un peu d’entrainement, on repère vite lors du démontage d’une trottinette les ajouts qui ont été réalisés pour renforcer le modèle de base utilisé. La plupart du temps, ces ajouts se signalent par l’usage d’une visserie différente ou par l’utilisation d’un plastique particulier. Dans le cadre de notre enquête, nous avons remarqué que la capsule qui abrite l’émetteur chargé d’envoyer vers le Cloud les données collectées par la trottinette est particulièrement bien protégée. Cette capsule en plastique est en réalité une véritable boite noire, qui fonctionne comme un bunker miniature d’où ne sortent que quelques fils électriques. On peut voir ici que la couche du Cloud matérialise sa présence sous nos yeux, à travers les éléments de « design défensifs », utilisés pour protéger ses points de connexions. Ces points de connexions étant comme des goulets d’étranglement, ils doivent être particulièrement bien défendus. L’enquête révèle ici certains des enjeux stratégiques qui structurent la couche du Cloud. Nous pouvons voir que si ces enjeux se manifestent physiquement autour de nous sous la forme d’élément de design, ils passent néanmoins la plupart du temps inaperçus.

Sur la couche de la Ville, les trottinettes en free-floating profitent de la configuration particulière de l’urbanisme pour s’implanter efficacement. Elles vont ainsi transformer le moindre espace disponible de la chaussée en une place de stationnement. Généralement, elles font cela bien entendu en profitant du vide juridique concernant ce type d’espace et en prenant de court les instances politiques chargées de réguler les transports urbains. Une trottinette en libre-service et sans station est presque toujours polyglotte. Cela ne tient pas seulement au fait que les trottinettes des grandes villes globalisées ciblent une population de touristes internationaux. Lorsque l’on penche son nez sur les différentes écritures qui recouvrent ce type de véhicule, apparaissent facilement des traces d’anglais, de chinois et de français. Ce polylinguisme s’explique principalement par le fait que cette machine est le résultat d’une économie mondialisée. Conçues par un cabinet de design aux États-Unis, les trottinettes seront fabriquées en Asie pour être utilisées en Europe. Lors de notre enquête nous avons pourtant était étonnés de trouver également des inscriptions en allemand. Que venait donc faire cette langue sur notre véhicule ? Après quelques recherches, nous avons compris que les opérateurs déplaçaient parfois plusieurs milliers de trottinettes d’une ville à l’autre pour répondre à la demande du marché. Ainsi la recherche d’inscription en langue étrangère à la surface d’une trottinette permet parfois de reconstituer l’historique des déplacements de ces véhicules à l’intérieur d’un espace urbain globalisé. Ces inscriptions en langue étrangère sur le corps des trottinettes permettent de mieux se représenter la manière dont s’organise la couche de la Ville à l’intérieur du Stack. Sur cette couche peut importe finalement que l’on soit à Paris, à Berlin où Shanghai, pourvu qu’il y ait des voies cyclables et des propriétaires de smartphone prêts à activer un service de micromobilité.

Sur la couche des Adresses, les trottinettes en free-floating font appel à de nombreux codes d’identification. Plusieurs des composants matériels qui sont présents sur une trottinette doivent pouvoir être identifiés dans une base de données. Dans cette perspective, on peut considérer ces véhicules comme un gros carnet d’adresses numérique, où se superpose une multitude de codes d’identification. De ce point de vue, les différentes pièces de la trottinette ne sont pas toutes traitées avec la même attention : si le châssis, les pneus, la gaine des fils électriques ainsi qu’un certain nombre d’autres objets sont marqués par des codes d’identification, les vis, le cuivre des bobinages du moteur électrique ou bien encore certaines pièces en caoutchouc sont généralement anonymes. En remarquant cette distinction, on peut voir se dessiner une frontière sur ce que Bratton appelle la couche des Adresses. Il y a ici deux régimes d’identification qui apparaissent : d’un côté, celui qui concerne les pièces ou les éléments stratégiques difficilement remplaçables et de l’autre, celui qui concerne les pièces génériques et universelles qui ne nécessitent pas d’attention particulière.

Sur la couche de l’Interface, les trottinettes en free-floating sont entourées d’une importante communication visuelle. L’habillage décoratif qui recouvre presque intégralement ce véhicule peut être considéré comme une forme d’interface dans la mesure où il se situe à la frontière entre ce qui est montré et ce qui est caché à l’utilisateur. Il est important de noter que cet habillage ne s’adresse pas simplement à celui qui conduit une trottinette : il s’adresse également à celui qui va la réparer. L’habillage visuel des trottinettes mélange slogans, logotypes, consignes de sécurité, QR codes et bandes colorées. Il peut être facilement décrypté lorsque l’on regarde l’usage qui est fait de la typographie : l’attention prêtée à la typographie « technique » étant en général moins importante que celle apportée à la typographie « promotionelle », il est possible de voir se dessiner, à travers l’environnement visuel que constitue une trottinette, une ligne de partage entre ce qui s’adresse aux usagers et ce qui s’adresse aux techniciennes. L’observation de cette tension permet de mieux sentir la limite qui est tracée sur la couche de l’Interface entre d’un côté les messages qui s’adressent à l’utilisatrice type et de l’autre ceux qui s’adressent à un opérateur de maintenance. On saisit par cet exemple la multiplicité des réseaux superposés qui se déploient à l’intérieur d’une seule et même couche.

Sur la couche de l’Utilisatrice, enfin, l’usage de ce type de véhicule génère des réactions physiologiques et fait appel à plusieurs de nos facultés proprement humaines. Sur une trottinette, la vue, l’ouïe, mais aussi le sens de l’équilibre sont vivement sollicités pour permettre le bon fonctionnement de ce service. Cette interaction entre le corps des utilisateurs et la trottinette se traduit souvent à la surface de la trottinette par des traces d’accidents, ou de vandalisme. Bien que ces indices d’accidents soient pour la plupart d’entre eux recouverts par l’habillage autocollant qui englobe le véhicule, nous avons été en mesure, lors de l’autopsie de notre trottinette, de relever à plusieurs endroits des traces d’éraflures ou d’actes de détérioration. Cette tension entre la présence et la dissimulation des traces laissées par les utilisatrices lors de petits accidents, qu’ils soient volontaires ou non, peut nous apprendre quelque chose sur les enjeux politiques qui structurent cette dernière couche du Stack. Sur cette couche, certains aspects de l’usage que nous faisons des objets numériques doivent être gommés, tandis que d’autres auront tendance à être valorisés. Cette observation nous montre que, si nous sommes fortement singularisés à travers notre profil d’utilisateurs sur l’application de ces services, les traces que nous laissons lors de l’utilisation d’une trottinette sont quant à elles soigneusement dissimulées. La singularisation, valorisée du côté des utilisatrices humaines, tend à être effacée, voir refoulée, du côté des appareillages techniques.

La stackographie, une haruspicine technologique

À la suite de cette expérience, nous proposons d’appeler stackographie cette opération qui consiste à essayer de détecter le mode d’existence d’un objet sur chacune des couches du Stack, à partir de l’observation fine de sa matérialité. La stackographie nous fait apparaître les objets connectés comme des formes de « diagrammes matérialistes6 » que nous sommes invités à patiemment déchiffrer. À l’image des devins qui cherchaient durant l’Antiquité à prévoir l’avenir dans les entrailles d’un animal fraichement chassé, la stackographie se présente comme une forme contemporaine d’haruspicine technologique 7. La pratique de la stackographie pourrait bien se révéler être un moyen efficace pour décrire le monde complexe dans lequel nous vivons – mais aussi pour prédire certains de ces développements à venir. La stackographie pourrait en effet nous aider à modéliser avec probablement plus de justesse les transformations planétaires qui sont en train de modifier profondément notre espace de vie commune.

La stackographie peut également être envisagée comme une anticipation de la vision planétaire dont nous allons avoir besoin dans les prochaines années pour faire face aux crises que nous traversons. Cette vision devra être capable de percevoir la multitude des réseaux d’agentivité qui, à l’échelle de la planète, s’enchevêtrent de manière chaotique dans la plupart des objets qui nous entourent.

Enfin, alors que l’appareil photographique restait souvent dissimulé, absent de l’image photographique – donnant l’impression que la présence d’un appareil technique pouvait nuire à la fabrication d’une bonne représentation du monde – à l’inverse, la stackographie fait le choix de donner une place centrale aux appareils techniques dans sa tentative de représentation du monde.

En un mot, la vision stackographique envisage que dans un avenir plus ou moins proche, la représentation du monde se confondra avec les moyens techniques qui permettent d’obtenir une image de notre planète. Dans cette optique, la représentation du monde et celle des infrastructures techno-organiques qui la permettent, ne formeront qu’un seul et même objet visuel.

1 Shelley Rice, « Espace local – visions globales  : Albert Kahn en contexte » dans Isabelle Marinone, Michel Cadé, Jocelyn Dupont, Teresa Castro & Shelley Rice, Un monde et son double : Regards sur l’entreprise visuelle des Archives de la Planète (1919-1931), PU Perpignan, 2019.

2 Dork Zabunyan, « À quoi servent les images de la catastrophe écologique ? », AOC, (30 octobre 2019).

3 William Gibson, « Neuromancien », traduit par Laurent Queyssi, Au Diable Vauvert, 2020.

4 Free-floating peut se traduit en français par « en libre-service et sans station ».

5 Torx est une marque déposée d’un type de vis et de clé dont la tête prend la forme d’une étoile à six branches. Cette forme de vis est utilisée en général pour sa meilleure prise avec une clé. On les retrouve principalement dans l’électronique, les systèmes montés automatiquement (automobile) et le bâtiment. Elles sont peu utilisées par le grand public en raison de leur prix élevé.

6 Dans son livre The Civil Contract of Photography, Zone Books, 2008, Ariella Azoulay décrit l’image photographique comme un « diagramme matériel » à travers lequel il est possible de reconstituer l’ensemble des relations et des enjeux politiques à l’œuvre dans un événement photographique. 

7 L’haruspicine – de la racine étrusque haru (« entrailles »), et spicio (« je regarde »), transcrit en latin par haruspex, celui qui pratique l’haruspicine – est un art divinatoire remontant à l’Antiquité qui consiste à déduire les évènements qui sont à venir, à partir de la lecture des entrailles d’un animal. L’haruspicine technologique réactualise et déplace cette ancienne pratique magique pour venir s’appliquer à des objets techniques. Le but de l’haruspicine technologique est de pouvoir lire à l’intérieur d’une machine, les présupposés idéologiques qui y sont incorporés.