Lors d’une récente apparition dans l’émission Roda viva, le polémique philosophe slovène Slavoj Žižek affirmait, en jouant sur la boutade freudienne, qu’il est plus facile de répondre à la question de « ce que veut une femme ? », que de comprendre ce que veulent les participants d’Occupy Wall Street. Je ne sais pas s’il a raison. En tout cas, depuis les protestations du mois de juin, qui ont mis le pays à genoux, il ne s’est pas passé un jour sans que ne surgisse une nouvelle hypothèse tentant d’expliquer les manifestations et se demandant ce qu’elles pouvaient bien vouloir. Les réponses vont de l’augmentation du prix des tomates ou des impôts, à l’exigence croissante de ladite classe C. Les politiques marchent sur des œufs, les politologues remarchent sur des clichés, et le choc provoqué par la capitalisation de cette immense énergie, qui a explosé dans les rues, ne fait que s’intensifier. Les « faits » souffrent maintenant la guerre des « interprétations », et il est inévitable qu’il en soit ainsi. Malheureusement, ce processus fait éclater le fossé entre les protagonistes de l’insurrection et les institutions qui jusqu’à hier avaient encore l’illusion de les représenter.
Avant de se demander ce que veulent les manifestants, peut-être serait-il temps de poser la question de ce qu’a pu déclencher cette nouvelle scène qui s’est instaurée dans les rues. De quelle nouvelle chorégraphie politique s’agit-il ? Car il n’est pas seulement question d’un déplacement de scène – du palais vers la rue – mais d’atmosphère, d’affect, de contamination, de courant, de mouvement, de choc. Bref, de puissance collective.
Indépendamment de l’issue concrète, c’est un moment où l’imagination politique se déverrouille. Et cela représente une coupure dans la continuité du temps politique. En excédant les conditions concrètes qui les ont suscitées, les manifestations semblent avoir déclenché un processus imprévisible, dont le caractère instituant dépendra des dispositifs concrets que l’on sera en mesure d’inventer pour le soutenir et l’intensifier.
En tout cas, la sensibilité collective a subi une inflexion. C’est toute la difficulté d’une rupture : elle ne peut être lue seulement à l’aide des catégories qui étaient disponibles auparavant, ces catégories que la rupture est justement en train de mettre en échec. La meilleure manière de tuer un événement de cet ordre est de le réinsérer dans une chaîne causale, de le réduire aux facteurs divers qui l’expliqueraient et l’épuiseraient, au lieu de déplier ce qu’il semble apporter même sur un mode encore balbutiant ou embryonnaire.
À moins de donner des « résultats concrets », tout sera taxé d’ingénuité, d’irrationalité, de romantisme, de spontanéisme. Comme si le vécu de millions de personnes occupant les rues, en train d’être affectées, au corps à corps, par des millions d’autres personnes, traversées par l’énergie multitudinaire, affrontant les chocs concrets avec la férocité policière et militaire, inventant une nouvelle mobilité, refusant les voitures de propagande électorale, les leaders, les discours, les mots d’ordre, mais en même temps acculant le Congrès, mettant les mairies à genoux, brouillant l’agenda des partis, mettant en suspens les dirigeants des différentes sphères – comme si tout cela n’était pas « concret » ! Comment peut-on décréter qu’un tel mouvement ne réconcilie pas la multitude avec sa capacité à sonder les possibilités et à produire des détournements ?
Il n’est pas question de revenir au motif usé selon lequel « un autre monde est possible », mais, dans la concrétude de nos villes et le courant mobile de ses flux matériels et immatériels, d’apercevoir les lignes de forces qui indiquent des directions différentes de ce qui, encore hier, semblait devoir s’imposer comme un destin. Aux yeux de nos gestionnaires politiques, les groupes minoritaires, les communautés indigènes et indigentes, en résistant à leurs projets pharaoniques, apparaissent comme des restes jetables, des poches d’insanité à supprimer. Soudain, l’équation s’est inversée – l’insanité est ce qui se trouve là, devant tout le monde, de la toute-puissance de la Fifa à la mégalomanie néo-développementiste !
C’est un phénomène de voyance collective – on voit ce qui se trouve sous son nez, mais qui était encore opaque auparavant. On aperçoit en même temps ce qui était impossible. Et, pour rester au plus près du motif initial : ce qui hier encore relevait d’une trivialité quotidienne (les transports publics sont privés) est subitement devenu intolérable. Ce qui hier encore semblait inimaginable (la gratuité), devient soudain plus qu’une aspiration, une évidence. La frontière entre l’intolérable et le désirable se déplace – et sans que l’on comprenne comment ni pourquoi, tout semble avoir changé : personne n’accepte plus ce qui paraissait inévitable (le transport du bétail), et tous exigent ce qui était auparavant impossible (l’inversion des priorités entre le public et le privé).
Mais il faudrait aller bien au-delà des catégories encore manipulables par le discours politique, ou même mesurables par les planificateurs et les économistes. Supposons que cette imagination déverrouillée s’extrapole aux domaines attribués en général à la sphère administrative. Osons la question : et si cela s’étendait à la vie elle-même ? Une vie ne peut-elle se définir par ce qui se désire et se refuse, par ce qui attire et ce qui répugne ? Par exemple que désire-t-on et qu’abomine-t-on dans le capitalisme ? Est-ce la même chose avec le christianisme, ou avec une culture indigène, ou avec un mouvement hippie, ou entre les skinheads ? Et est-ce que ce sera la même chose entre les personnes âgées, les poètes, les transsexuels ? Nous multiplions ici exprès les plans, les sphères, les domaines, car bien qu’hétéroclites, ils sont indissociables.
Tentons un petit exercice de remémoration. Des changements brutaux sont intervenus au cours des dernières décennies, dans le monde et au Brésil, dans l’économie et la culture, dans l’information et la sociabilité. Dans ce sillage et dans cette clé, de l’intolérable et du désirable, qu’est-ce qui a changé dans notre relation au corps ? Ou à la sexualité ? Ou à la vieillesse ? Ou à la mort ? Ou au temps ? Ou à la terre ? Ou à l’air et à la calotte polaire ? Ou à l’enfance ? Ou aux drogues ? Ou aux rêves ? Ou à l’alimentation ? Ou à la culpabilité ? Ou aux loisirs et au travail ? Ou à l’altérité et à la misère ? Ou à la race ? Ou à l’intériorité et à l’intimité ? Ou à la technologie ? Ou, plus largement, au pouvoir et aux institutions ?
Ne pourrait-on pas dire que c’est tout cela qui définit une sensibilité sociale ? Et n’est-ce pas cette sensibilité sociale qui est en train de souffrir de changements lents ou brusques, avec une accélération parfois inattendue, surtout dans des moments de crise ou de rupture ? Encore plus à un moment où le pouvoir contemporain ne pénètre pas seulement dans les sphères les plus infinitésimales de l’existence mais les mobilise, les met au travail, les explore et les amplifie, des gènes à l’intelligence, en produisant une plasticité subjective sans précédent, qui en même temps lui échappe de partout. C’est ce double mouvement qu’il conviendrait d’explorer, pour comprendre les nouvelles formes de riposte aux moments les plus explosifs à l’intérieur de ce qui s’appelle le capitalisme, et qui indiquent l’épuisement de quelque chose que nous ne pouvons pas encore nommer, mais qui exige évidemment une reconfiguration radicale de la relation entre vie, collectif, désir, pouvoir.
Même à l’intérieur de notre actualité, on a parfois l’impression que tout le monde tend vers la même chose – argent, confort, sécurité, ascension sociale, prestige, plaisir, bonheur. Ou serait-ce seulement un mirage trompeur, disséminé par la culture médiatique et publicitaire, par un consensus capitaliste supposé, qui camoufle des formes de vie en lutte, non seulement des classes en lutte avec toutes les segmentations et les héritages maudits, esclavocrates, racistes, élitistes, etc., mais aussi des conflits entre des modes d’existence qui entrent en collision, des formes de vie distinctes qui entrent en choc flagrant ?
Il est facile de constater que les modèles de vie majoritaires – par exemple celui de la classe moyenne, pris comme standard, propagé comme un impératif politique, économique et culturel, de consommation débridée, et qui s’impose à la planète entière – déciment quotidiennement les modes de vie « mineurs », minoritaires, non seulement plus fragiles, précaires, vulnérables, mais aussi plus hésitants, dissidents, tantôt traditionnels, tantôt au contraire encore naissants, tâtonnants ou même expérimentaux.
Il n’est pas facile de refuser la prédominance d’un certain mode de vie générique, tout comme le mode de valorisation qui se trouve à sa base – par exemple, cette théologie de la prospérité, qui n’est pas l’exclusivité des églises pentecôtistes, et qui s’infiltre partout. Comment prendre cette hégémonie à rebrousse-poil, en révélant les multiples formes qui résistent, se réinventent ou même se forgent à la marge et à contre-courant de l’hégémonie d’un système de marché, et de son cortège d’effets et de perversions propres ? J’insiste : quand nous parlons de formes multiples, nous ne nous référons pas seulement aux minorités constituées, les Indiens, les Quilombos, les fous, les putes, mais aussi au cœur des villes, aux tribus naissantes, aux nouveaux nomades, précaires ou expérimentaux, qui de manière frustrée ou affirmative, demandent une autre mobilité, une autre hospitalité.
D’aucuns diront que la plupart des choses que nous venons de mentionner extrapolent le champ de la politique, ou de la politique économique, ou de la politique institutionnelle, ou de la planification urbaine, et ne peuvent ni ne doivent être décidées par le pouvoir public, et encore moins par un maire enfermé dans son cabinet – elles relèvent du domaine personnel, subjectif, individuel, ou de la sphère privée. Mais le problème est mal posé, et l’équation devrait être inversée ! C’est que la politique, la représentation et les élus qui en participent font déjà partie d’un mode de vie qui s’est imposé, s’est propagé, a gagné, pour ainsi dire – et tout cet ensemble apparaît comme un horizon indépassable –, celui des soi-disant démocraties occidentales, comme de tout ce qui peut s’ajouter à cette dénomination excessivement vague, modulée par des mécanismes de contrôle et de surveillance automatique, efficaces et subtilement despotiques – société du spectacle, société de contrôle, ère de la biopolitique, du capitalisme postfordiste, Empire, État d’exception. Et il est clair qu’aucune de ces expressions ne rend compte par elle-même du contexte extrêmement singulier du Brésil, où tout ceci se combine avec des spécificités historiques, anthropologiques, avec les héritages variés qui persistent à des degrés divers, comme nous l’avons déjà mentionné – toute une biopolitique raciste qui va de pair avec une modernité auto-glorifiée. Oui, nous vivons un moment particulièrement cruel, où le caractère le plus flexible, ondulant, a-centré et même rhizomatique de certains mécanismes de pouvoir économique et politique ne parvient pas à cacher la brutalité la plus rétrograde dont il dépend, et avec laquelle il se conjugue violemment, imputant la violence, comme toujours, à ceux qui contestent cette alliance improbable, et criminalisant ceux qui la refusent avec véhémence.
C’est pourquoi toute la question est de savoir comment élargir le champ de la politique, ou comment penser la dimension politique des formes de vie et de sensibilité qui leur correspondent – pour le formuler de manière encore plus précise : comment penser la politique elle-même à la lumière de cette question des formes de vie qui la précèdent ? Peut-être Foucault a-t-il encore raison : de nos jours, du côté des luttes traditionnelles contre la domination (par exemple, d’un peuple par un autre) et contre l’exploitation (par exemple, d’une classe par une autre), c’est la lutte contre les formes d’assujettissement, c’est-à-dire contre la soumission de la subjectivité, qui prévaut. Car notre temps a inventé des modalités de servitude inouïes. Comme le dit Lazzarato en s’inspirant de Guattari, nous sommes traités machinalement (comme statistiques, comme banques de données génétiques, informationnelles, de consommation ou de catégories d’intérêt), et nous sommes aussi affectés machinalement ou, en d’autres termes, nous ne sommes plus influencés par des contenus idéologiques ou politiques, de signification ou de sens, mais percés par des signaux a-signifiants (algorithmes, équations, graphiques), qui ne s’adressent pas à la conscience ou à la volonté, mais qui s’imposent comme des modes de sémiotisation dans un plan pré-subjectif, que Franco Berardi a analysés avec des couleurs tellement fortes quand il a parlé de « neuromagma ». Comme il le dit, la décision politique ne dépend plus de l’opinion, ni du choc entre opinions relativement libres, dès lors que l’opinion de la majorité se trouve exposée à une émulsion médiatique ininterrompue et au mix psycho-chimique. Les décisions globales dépendent toujours moins de l’opinion et de la volonté, et toujours plus du devoir aveugle et inévitable des flux psycho-chimiques (habitudes, craintes, illusions, fanatismes), qui traversent l’esprit social. Le lieu de formation de la sphère publique s’est transféré, de la dimension de l’affrontement entre opinions idéologiquement fondées, au magma de l’océan neuro-télématique, dans lequel les choses se déterminent de manière fragmentaire, imprévisible, par effet de tempêtes psycho-magnétiques et toujours moins référées à des schémas politiques définis.
Peut-être le caractère explosif de ce moment, en différentes parties du globe, a-t-il à voir avec l’extraordinaire superposition de toutes ces dimensions, macro et micropolitiques, économiques et inconscientes, informatiques et neuro-magmatiques, qui demandent bien plus qu’une simple conscience politique ou que des manœuvres institutionnelles. Peut-être cela exige-t-il, pour être appréhendé ou contesté, une autre politique de la perception. Je m’explique. D’une part, percevoir cette dimension qui nous traverse et nous torpille en dessous de la ligne de la conscience ou de la volonté, pour ne pas dire en dessous de la ceinture – par les couilles, par le sexe, par l’éros. La post-féministe Beatriz Preciado, avec son humour caustique, tout en reconnaissant la valeur de la théorisation de la multitude proposée par Negri, considère que les descriptions du théoricien italien s’arrêtent à la ceinture. D’où sa dénonciation de ce qu’elle appelle le régime pharmaco-pornographique. Elle montre comment, durant le xxe siècle, le psychisme, la libido, la conscience, et même l’hétérosexualité ou l’homosexualité, « ont été transformées en réalités tangibles, en substances chimiques, en molécules commercialisables, en corps, en biotypes humains, en biens d’échanges gérables par des multinationales pharmaceutiques ». Le succès de la science serait en train de transformer la dépression en Prozac, la masculinité en testostérone, l’érection en Viagra, etc. Quoi qu’il en soit, c’est en ces termes qu’elle décrit le contexte contemporain : « Et s’il s’agissait en réalité des corps insatiables de la multitude, de ses bites et de ses clitoris, de ses anus, de ses hormones, de ses synapses neuro-sexuelles, et si le désir, l’excitation, la sexualité, la séduction et le plaisir de la multitude étaient les moteurs de la création de valeur dans l’économie contemporaine, si la coopération était une « coopération masturbatoire » et non simplement une coopération des cerveaux ? » Ainsi, c’est tout un défi de percevoir les ripostes aussi sur ce plan de l’éros social, dans ce qu’elle appelle potentia gaudendi ou force orgasmique. De fait, c’est une série d’initiatives et de mouvements qui ne se prétendent pas politiques et n’ont aucun lien avec la politique représentative, qui sont en train de se produire dans la densité et l’intensité moléculaire de la ville, comme une nécessité vitale de populations, groupes, associations, tribus, dissidents, solitaires, même si tout cela se passe de manière imperceptible aux yeux de la politique institutionnelle. D’où l’absurdité de ceux qui voient dans les protestations un abandon de la politique, simplement parce que celles-ci ne se feraient pas par des voies institutionnelles, alors qu’elles sont peut-être la forme la plus directe de réappropriation et de réinvention d’une scène politique enfin digne d’être investie (je pense à la Marche des Salopes et à l’ensemble des conduites qui s’y exposent et s’y réaffirment de la manière la plus courageuse et la plus performative qui soit), et qui se conjugue, évidemment, avec toutes sortes de revendications sur le plan juridique, médical, politique, institutionnel – prenant en compte les médiations nécessaires pour opérer aussi des transformations légales. Mais, j’insiste, ce sont des réponses vitales, de la même manière que le vélo est devenu, à un certain moment, le symbole de quelque chose dans le cœur de la ville, au moins pour une certaine frange de la population, paradoxalement celle qui disposerait des ressources pour circuler en voiture et qui a « fatigué », et dont les revendications parviennent aussi aux responsables de la planification des flux urbains. Que diront les autres : ce n’est pas qu’ils ont « fatigué », mais plutôt que quelque chose s’est épuisé ?
Il serait nécessaire de faire de l’épuisement une catégorie biopolitique, micropolitique, l’indice d’un état de changement, où la question qui s’impose est de plus en plus viscérale : qu’est-ce qui est en train s’épuiser ? Peut-être sommes-nous arrivés à ce moment où même un pape renonce parce qu’il est épuisé, parce qu’il n’a plus de forces, et le pape suivant comprend que quelque chose est caduc dans son Église, qu’il y a des choses qui ne paient plus, que l’on n’obtient plus, qui ne collent pas, qui ne peuvent être soutenues quand elles sont asséchées. Il semble que l’Église aille subitement plus vite que notre Congrès, pour prendre une image toute simple et provocatrice, sans juger de l’instinct de survie d’une institution qui a su nager pendant deux mille ans dans les eaux de l’Histoire, pour turbulentes qu’elles soient.
Il ne nous est donc pas possible de savoir si le mois de juin fut une explosion éphémère, ou le commencement d’un cycle inaugural dans la politique brésilienne, en résonance avec tant d’autres qui ont pullulé dans le monde entier. Il est clair qu’il nous faut rester sur nos gardes. Des infiltrés de tous types ont vu dans cette mouvance une occasion unique de porter des pancartes « Dégage, Dilma ! ». Mais nous ne devons pas laisser un mouvement si riche dans les mains de la droite organisée et des fascismes qui se propagent de toutes parts. Nous ne devons pas nous laisser intimider par ces franges, ni les laisser donner le ton et décider du destin d’un souffle qui a commencé loin d’elles. Comme le dit un collègue, on ne doit pas stigmatiser les jeunes qui se couvrent avec le drapeau brésilien – c’est la première fois que toute une génération descend dans les rues, et ils y vont en usant des signes qu’ils ont à portée de main, et qui sont parfois innocents de leur usage rétrograde à d’autres moments. On ne devrait pas, à partir de ces signes et de ces risques, délaisser un mouvement et l’enterrer dans le trou noir de nos traumas collectifs et, de manière confuse, indirectement, conforter les formes d’organisations politiques instituées, y compris celles de gauche, inquiétées par quelque chose d’indomptable qui leur échappe, et à la remorque desquelles elles se sentent obligées de courir, pour une grande part à contrecœur, maintenant que les agencements émergents peuvent dévier le script des réélections déjà prévues.
En tout cas, il est indéniable que quelque chose fait sauter le couvercle. Et nous avons de la difficulté à appréhender ce qu’il y a de « nouveau » dans un mouvement si imprévu, impondérable, pour ne pas dire intempestif. La Turquie, l’Égypte, l’Espagne, ont évidemment leur part de contagion et, malgré des différences notables de contexte, ont un certain air de familiarité, mais en elles, l’autoritarisme et la crise économique paraissent expliquer les soulèvements. Faudra-t-il donc revenir jusqu’à Mai 68 et aux « barricades du désir » ?
Et la question revient : mais finalement, que veut la multitude ? Plus de santé, d’éducation, de services, moins de corruption, plus de transparence, une réforme du système politique ? Ou tout cela à la fois, mais aussi quelque chose d’encore plus radical : un autre mode de penser la relation spécifique entre la libido sociale et les pouvoirs institués, un autre mode de penser la relation entre le désir et le pouvoir ?
Il est clair que la nature des protestations pointe vers une autre grammaire politique, où la forme fait déjà partie du sens. L’horizontalité et l’absence de centre ou de commandement dans les manifestations ont dramatisé une autre géographie du pouvoir. Il est difficile de nommer un tel changement et surtout de le transformer en orientation concrète. Comment traduire en propositions les nouvelles manières d’exercer la puissance, de faire valoir le désir, d’exprimer la libido collective, de dribbler les hiérarchies, de redessiner la logique de la ville et sa segmentation, de faire rupture, dissensus ? De plus, personne ne suppose naïvement que la multitude est libre de collisions, de lignes de fracture, des conflits et des intérêts les plus divers et les plus absurdes en son propre sein – elle est tout sauf un bloc homogène. Il est utile de rappeler la différence entre masse et multitude pour Negri : la masse est homogène, compacte, elle a une visée unique, suit un leader unique, lui délègue le pouvoir et la représentation, comme dans le nazisme – et tous les fantômes que ce risque réveille. A contrario, la multitude est hétérogène, plurielle, a-centrée, multiple dans ses couleurs, ses désirs, ses directions, et ne se laisse représenter par personne. Bref, personne ne représente plus personne – c’est ce que Negri a tenu à souligner pour décrire ce qui est en train de se passer avec le post-fordisme, le travail immatériel et la reconfiguration du mode même d’association entre les gens. Il est évident qu’une multitude peut se transformer en masse, que rien n’est donné ni garanti, et le problème continue d’être celui des décennies précédentes : comment cette pluralité produit des liaisons latérales, transversales, des effets d’ensemble et de changement, sans attendre que quelqu’un vienne parler en son nom ou se l’approprier.
En tout cas, tout indique que l’occupation des rues ne vise pas exclusivement l’élévation du niveau de vie, centre d’intérêt principal des derniers mandats présidentiels. Si les manifestations ont frôlé un refus de la représentation, elles ont peut-être aussi exprimé une certaine distance vis-à-vis des formes de vie qui ont été imposées brutalement durant les dernières décennies, dans notre contexte aussi bien que sur toute la planète : productivisme débridé allié à une précarisation généralisée, mobilisation de l’existence en vue de finalités dont le sens échappe à tous, un pouvoir pharmaco-pornographique, comme le dit Preciado (par exemple, la volonté de guérir les gays, la Ritaline administrée en masse aux enfants agités… et la liste est gigantesque), la fabrication de l’homme endetté, comme l’indique Lazzarato (la crise des produits financiers dérivés est seulement un petit exemple d’un système économique et subjectif généralisé, à travers lequel dette et culpabilité se fabriquent simultanément), la capitalisation de toutes les sphères de l’existence, en somme, un nihilisme biopolitique qui ne peut avoir justement pour riposte que la mise en scène de la vie multitudinaire.
Le mouvement pour la gratuité des transports (Movimento Passe Livre) fait preuve depuis le début, avec son agenda ciblé, d’une sagesse politique inégalable. Il a su comment et quand commencer, comment soutenir ce qui était suscité, se départir de ce qui lui semblait être une infiltration indue, se retirer à un certain moment et continuer malgré cette tactique de retrait – il a même su comment dribbler magistralement les pièges de flic des reporters qui voulaient fouiller l’identité personnelle de ses membres. « Prends note, je ne suis personne », disait l’une des militantes du groupe, avec la ruse d’Ulysse, montrant qu’une certaine désubjectivation est aujourd’hui une condition de la politique – Agamben l’a déjà dit, les pouvoirs ne savent pas quoi faire de la « singularité quelconque », de ceux qui ont à peine un nom (avec cet homme solitaire et anonyme qui interrompit une file de tanks sur la place Tinanmen il y a plusieurs années : qui était-il, qui représentait-il, comment lutter contre le risque que n’importe qui devienne un insurgé ?) D’où cette urgence de ranger les manifestants dans une catégorie. En tout cas, quant au mouvement pour la gratuité des transports (Movimento Passe Livre), il est bon qu’il soit resté fidèle à sa partition et à son style sobre et incisif – et ce serait formidable qu’au-delà de ceux qui existent déjà, des mouvements de cette dimension se multiplient par milliers, pour des agencements différents, au Brésil et dans le monde.
Mais il est nécessaire de reconnaître qu’au-delà des vingt centimes – qui parlent précisément de la mobilité urbaine comme d’une condition de la vie elle-même et de la production dans les villes contemporaines, attestant une recomposition de classe, le surgissement d’un cognitariat et d’un précariat, transversalisant des coupures sociales qui étaient jusque-là plus nettes –, beaucoup d’autres désirs se sont exprimés quand la porte de la rue a été défoncée. Nous parlons de désir et non de revendications, justement parce que des revendications peuvent être satisfaites, mais le désir obéit à une tout autre logique – il tend à l’expansion, il s’étend, contamine, prolifère, se multiplie et se réinvente à mesure qu’il se connecte à d’autres. Nous parlons d’un désir collectif, dans lequel se trouve un immense plaisir à descendre dans la rue, à sentir la pulsation multitudinaire, à croiser la diversité des voix et des corps, des sexes et des types, à appréhender un commun qui a à voir avec les réseaux, avec les réseaux sociaux, avec la connexion productive entre des circuits variés, avec l’intelligence collective, avec une sensorialité amplifiée, avec la certitude que le transport devrait être un bien commun, comme avec le vert de la place Taksim, comme avec l’eau, la terre, Internet, les informations (quand le monopole que quelques familles détiennent sur l’infosphère de ce pays continental sera-t-il brisé ?), les codes, les savoirs, la ville, où toute sorte d’enclosure est un attentat aux conditions de production contemporaines, qui requiert de plus en plus le libre partage du commun. Rendre toujours plus commun ce qui est commun – autrefois, ce que d’autres ont appelé communisme. Un communisme du désir. L’expression sonne aujourd’hui comme un attentat à la pudeur. Mais c’est l’expropriation du commun, à travers les mécanismes de pouvoir, qui attaque et appauvrit, de manière capillaire, ce qui est la source et la matière même du contemporain – la vie (en) commun.
Peut-être une autre subjectivité politique et collective est-elle en train de (re)naître, ici et en d’autres points de la planète, pour laquelle nous manquons de catégories et de paramètres. Plus insurgée, plus anonyme, plus multiple, de mouvement plus que de parti, de flux plus que de discipline, d’impulsions plus que de finalités, avec un pouvoir de convocation extraordinaire, sans que cela ne garantisse rien, et encore moins qu’elle deviendra le nouveau sujet de l’Histoire. Il est difficile de mesurer de tels mouvements sans utiliser la règle de comptabilité de l’épicerie ou du match de football. On se demandera « combien on a obtenu », « quel résultat », « quelles forces ont été favorisées », et « à la fin, qui a gagné ». Il ne s’agit pas de sous-estimer l’évaluation des forces en jeu, surtout dans un pays comme le nôtre, où une vaste alliance conservatrice distribue les cartes et emporte la mise depuis des siècles, indépendamment des régimes qui se succèdent ou de ce que disent les urnes. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de faire confiance au hasard, mais, au contraire, dans un moment aussi ouvert, d’aiguiser la capacité de faire la différence entre les forces du présent, de fortifier les directions qui garantissent la préservation de cette ouverture, et distinguer, au milieu du courant, ce qui est tourbillon et ce qui est pororoca, quelles directions sont constituantes, lesquelles répètent l’institué, lesquelles comportent des risques de revenir en arrière. Dans tout cela, il ne faut pas sous-estimer l’intelligence cartographique et la puissance psycho-politique de la multitude, qui se donne le droit de ne pas savoir au préalable tout ce qu’elle veut, même quand elle essaime le pays et occupe les jardins des palaces, car elle soupçonne que nous n’avons pas de formules prêtes qui puissent rassasier notre désir et apaiser notre détresse. Comme le dit Deleuze, on parle toujours de l’avenir de la révolution, mais on ignore le devenir révolutionnaire des gens.
Traduit du portugais du Brésil
par Ana Filipa Roseira Rodrigues & Valentin Schaepelynck
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