N’oublie pas le meilleur est le titre d’un récit de Walter Benjamin décrivant la situation d’un ami qui tombe dans une grave dépression nerveuse après une période hautement phobique : « c’est dans une période de sa vie où elle était au plus mal qu’une de mes connaissances se montrait la plus ordonnée. Elle n’oubliait rien. » Le salut du malade proviendra d’un souvenir, celui d’un conte : « un jeune berger accède un dimanche dans les entrailles d’une montagne qui abrite un trésor en même temps qu’il reçoit l’énigmatique injonction : N’oublie pas le meilleur. » Dans une note, l’éditeur suggère que le conte auquel Benjamin fait allusion est sans doute « La fleur merveilleuse » de Johann Gustav Büsching (1812) : le « meilleur » représentant la fleur magique qui permet de délivrer la princesse maintenue prisonnière dans les grottes, ce que le chevrier oublie, fasciné qu’il est par le trésor. Revenu à l’air libre, le trésor n’est plus qu’un petit tas de feuilles mortes et la princesse reste captive.

Les réflexions sur la valeur de l’art contemporain sont le plus souvent évacuées pour une bonne raison : cette question est une impasse qui ramène à la réalité de l’objet évaluable, réalité dont les artistes et les amateurs sincères souhaitent avant tout sortir, et que les acteurs du marché préfèrent traiter de manière privée. Se poser la question de l’évaluation dans le domaine de l’art reviendrait alors à choisir son camp et accepter de penser la production artistique comme une production qui répondrait à des critères figés et applicables en série. Le jeu commence ici-bas.

Prix

Un premier jeu consiste à « pricer ». C’est le propre du marché de l’art que de pricer les œuvres, un acte devenu purement stratégique en quinze ans, mais dont la méthode peut être datée de l’accord réalisé par Léo Castelli, galeriste new-yorkais influent et membre de l’OSS, précurseur de la CIA, qui réussit à faire donner le grand prix de la Biennale de Venise pour la première fois à un non-européen : un artiste américain et qui plus est exceptionnellement jeune : Robert Rauschenberg. Cet accord intervient à un moment où les États-Unis redoutent le rapprochement culturel entre l’URSS et l’Europe, et décident de tout mettre en œuvre pour limiter l’influence des artistes russes au profit des artistes américains qui n’avaient à cette époque aucune influence artistique en Europe. L’affaire fait alors scandale, mais la percée américaine est déclenchée.

Depuis, un constat sur le produit « œuvre d’art contemporain », défini comme la combinaison d’un objet (virtuel ou non) et d’un prix, est admis par la moitié des acteurs : il n’y a pas de lien logique entre le prix d’une œuvre et sa valeur artistique. Il y a des acteurs qui travaillent à créer des valeurs financières et d’autres à identifier ce que peut être la valeur artistique, or les deux camps sont articulés.

Cependant la frontière entre les camps, si camps il y a, ne se situe plus entre le « privé », entendez les galeries, les foires et les ventes publiques, et le « public », qui engloberait conservateurs, centres d’art et autres curateurs d’expositions, sans oublier les collectionneurs, les écoles d’art et leurs étudiants. La frontière traverse l’ensemble des catégories en signalant, sans les opposer, deux types d’enjeu : l’enjeu de l’expérimentation artistique (le sensible et la recherche) et celui du profit (finance et image). En bref, autant de curateurs que d’artistes ou de marchands et de collectionneurs dans le camp du « pricing », et de moins en moins d’acteurs, mais tout aussi variés, dans le camp du « sensible ».

Cette redistribution a permis une accélération du « pricing ». Il était en effet nécessaire de créer une chaîne de validation de la valeur entre conservateurs (remplacés par les curateurs, beaucoup plus ouverts aux négociations), les centres d’art (remplacés maintenant par les expositions en musées, beaucoup plus valorisant au niveau mondial), les galeries et surtout les collectionneurs, qui deviennent, à titre privé ou professionnel, des acteurs de la stratégie de valorisation de l’art contemporain.

En bref, ce n’est plus l’œuvre que l’on évalue ni l’artiste, mais le curateur. Évaluer l’œuvre réclamait du temps et de la stabilité dans les évolutions de prix. Elle gênait, dès lors, aussi bien les grands mouvements financiers que les grandes stratégies nationales. Comment faire flamber à tour de rôle les artistes chinois, puis les artistes russes, puis les artistes brésiliens, sans accords orchestrés au niveau des États.

La nouvelle méthode est donc la valuation du curateur indépendant dont les top listes sont publiées régulièrement, sous des titres parfois éloquents comme « Power 100 », « le top des curateurs les plus influents » par Artreview ou Artnews, d’ailleurs récemment acquise par Copernicus Securities SA – laquelle « provides various financial services in Poland. The company is involved in active management, closed-end investment funds, securitization, stock market transactions, mergers and acquisitions, and debt issues, preparation of valuations, analysis… ». Bref, la production de curateurs indépendants, entendez mobiles dans tous les sens du terme, a remplacé la production d’artistes, qui, cela ne nous avait pas échappé, avait remplacé la production d’œuvres dès les années 1960.

Plus un curateur est indépendant, plus il est dépendant des galeries, des foires et manifestations internationales, et plus il sera associé aux galeries et aux collectionneurs les plus importants afin d’être en mesure de « valuer » à la demande une centaine d’artistes par an, ce qui rendra le jeu du marché beaucoup plus liquide et bien mieux maîtrisé.

Marketability

Cette stratégie n’exclut pas que certains artistes de valeur artistique incontestable soient embarqués dans ce courant, sorte de produits dérivés du curateur, répondant par chance ou continuant de répondre par accord « win-win » aux formes gagnantes – citons en vrac : spectacularité, technicité, symbolisme, format imposant, d’apparence engagée… Mais surtout l’œuvre doit être chère, très chère.

En effet, les stratégies de valorisation ne se mettent en place qu’à très haut niveau de visibilité et les montants échangés, outre qu’ils correspondent aux besoins des marchés de blanchiment, sont une composante et non une conséquence de cette visibilité.

C’est ainsi que pour un commissaire d’exposition invité à la Biennale de Venise ou à Documenta, le travail consiste à trouver une galerie qui financera la production d’une pièce, à se convaincre que l’artiste proposé par le galeriste est celui qu’il aurait invité en toute liberté, et que les critères formels imposés pour la production sont les plus justes pour le projet artistique lui-même.

Fixing

Un « fixing » (fixation du cours de l’artiste) est donc nécessaire avant la mise sur le marché. Des accords sont réalisés entre investisseurs (collectionneurs) et galeries avec la complaisance des médias. C’est là qu’interviennent le choix du curateur (rendu influent, empowered) et l’accord du collectionneur, qui accepte que l’on diffuse l’information décisive : « François Pinault va acheter cet artiste ».

Curation

Les données ainsi mises en facteur font l’objet d’une « curation » qui consiste à sélectionner, classer, enrichir et partager les contenus web, le curateur, l’artiste et le collectionneur, pour les rediffuser auprès d’un panel de blogs internationaux. On décuple ainsi la vitesse de circulation des données dont on perd nécessairement la source.

Marges

On aura compris que la situation romantique de l’artiste maudit a fait long feu pour une raison paradoxale : il n’existe pas de lien logique entre le niveau artistique de l’artiste et son intégration dans le marché. Même si la préférence à la foire de Miami va actuellement à l’artiste trentenaire, peintre abstrait, habitant la Californie, et usant du gris et du violet… toutes les combinaisons existent aujourd’hui dans les foires d’art contemporain. Mais un fait est certain : les questions-réponses échangées sur les foires ne concernent pas la valeur artistique. Par qui ont-ils été exposés ? Par qui ont-il été achetés ? Telles sont les données communes à tous les échanges. Nous voici munis de deux critères d’évaluation.

Valeur

En revanche, il existe un lien direct entre la forme de l’œuvre et sa valeur ajoutée, ce qui revient, dans le contexte technologique actuel, à créer une rupture entre les mouvements innovants de création et les constructions économiques du marché de l’art.

L’époque du big data accroît la diffusion de l’acte publié et la transversalité des savoirs. Les artistes ancrés par définition dans l’actualité technologique et sociale privilégient les recherches vers la diffusion des images et des écrits originaux, pensés dès leur conception pour être dispersés, publiés et distribués, aux dépens des autres formes d’expression.

Ce cadre génère ou révèle un second aspect contextuel : la mutation de l’acte artistique vers un acte collaboratif et augmenté. En dépit des résistances d’un certain marché mondialisé, qui voit dans la dispersion de la notion d’auteur, d’originalité et de spécialité, un risque de dispersion proportionnel de la valeur ajoutée, la mise en cause par les artistes eux-mêmes de la spécialité visuelle comme champ artistique autonome favorise une dynamique hors-champ, réflexive, collaborative et transmissible, longtemps suspectée, à raison, de dériver vers l’inoriginalité.

Les valeurs artistiques ne disparaissent cependant pas, elles se déplacent et on aurait tendance à penser que ce n’est pas du côté du marché « que ça se passe ». En d’autres termes, si l’on part cette fois de données qui semblent spécifier l’acte artistique ou du moins son actualisation dans le contexte social, politique et technologique actuel, nous obtenons des indices d’évaluation du degré d’expérimentation. Analysons quatre qualités spécifiques à la création, une pour chacune des phases d’un projet artistique :

le hors-champ, pour la définition du corpus. L’art est une pratique qui prend sa source dans le hors-champ de l’art, ce qui en fait une activité transgressive du point de vue de la spécialisation académique attendue dans toute action de recherche, mais aussi du point de vue d’une économie de marché. Ancrée dans la relation à l’actualité, elle contextualise d’autres disciplines.

la réflexivité, pour la méthodologie. L’art est une science de la réflexivité, une méthodologie propre à un travail et à une vie d’artiste. Cela rend l’activité artistique résistante à toute forme de standardisation, y compris dans sa phase de diffusion ou de conservation.

la contextualisation, pour la production. L’artiste est un chercheur au sens où les formes qu’il invente prolongent et augmentent ce qui a déjà été créé. Cette question englobe les phénomènes d’augmentation, de traduction, de collaboration, d’association, de mise en fréquence. Il est sans doute le seul à être conscient de l’inoriginalité de son travail.

la diffusion comme acte critique, pour l’étape de transmission. Ce qui revient à considérer la pensée de la diffusion (ou de la pédagogie au sens large) comme partie intégrante de la création.

Hors-champ

Le geste artistique est un acte dérivé. Il prend sa source hors-champ et produit un déplacement critique qui donne sens aux processus de l’articulation, de l’association, du mixage, du combinatoire. En réinventant un rapport à l’art déspécialisé, les acteurs de l’art sont de plus en plus nombreux à occuper un champ d’expérimentation culturel au sens large qui met en relation les arts et les sciences. La chose n’est pas récente : « Parmy les conditions humaines, écrivait Montaigne à propos de l’honnête homme, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement ».

Pourquoi les artistes, après avoir été peintres, aquarellistes ou sculpteurs, deviennent-ils également archivistes, éditeurs, curateurs, chercheurs, libraires, cinéastes, producteurs, collectionneurs ou musiciens… ? Il ne faudrait pas que le malentendu qui a longtemps laissé incompris le lien entre l’art et les métiers d’art se transpose dans le domaine du savoir. Les métiers d’art, autant que la science ou la pratique de la peinture sont des hors-champ du geste artistique. Cette remise en cause de l’art comme spécialité est annoncée par Ulysses Carrion à la première conférence internationale des artistes de 1979 : «[…]une pratique plus complexe, plus rigoureuse et plus riche, écrit-il, a supplanté la pratique artistique : la culture. Nous vivons un moment historique privilégié où la conservation d’archives peut constituer une œuvre d’art en soi. ». Il concluait par ce mot d’ordre : « L’art pour l’art est vide de sens ; l’art ne vaut que s’il s’intègre à une stratégie culturelle ». Difficile à pricer

Réflexivité

« Les artistes, précisait Proust, sont ceux qui ont le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie s’y reflète ; le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. » Un projet artistique est par nature fondé sur une méthode réflexive, poussée à l’extrême dans chacune de ses phases de développement : conception, réalisation, diffusion, conservation. Il semble que ce pouvoir réflexif soit nié par les « commanditaires », galeries, fondations ou services publics, dès lors qu’il s’agit pour l’artiste de répondre à des commandes sur des critères généraux, formels ou thématiques. Citons le dernier appel à projet artistique du Conseil Général des Yvelines, l’Aide à résidence territoriale d’artiste, qui contraint l’artiste à travailler avec « le public prioritaire du conseil général », en partenariat avec trois institutions yvelinoises, associant plusieurs disciplines sur un budget subventionné à 30 % maximum, etc. Comme dans bien d’autres cas d’appels à projet, aucun artiste ne peut répondre à ces contraintes sans être détourné de sa qualité réflexive première, et affaibli dans sa puissance de création. L’accompagnement public, au lieu de renforcer le pouvoir expérimental des artistes, joue donc le jeu du marché considéré, par erreur politique, comme le réseau le plus dynamique et le plus « grand public ».

Contextualisation

Dans le contexte des big data, l’accès aux données devient une donnée en soi et abolit l’ordre discriminatoire entre la donnée et le document, le commentaire et l’œuvre, l’interprétation et la copie, qui devient elle-même acte critique quand elle actualise ou désigne la source. La perte de l’originalité ne se pose pas en termes d’absence de matrice, mais en termes de dispersion du droit d’auteur comme de l’étanchéité de l’acte artistique ; perte de l’intégrité monnayable de l’art, au profit du droit de lecture, plus difficilement consommable. De plus en plus nombreuses sont les créations où les rôles d’artistes, musiciens, graphistes, auteurs, curateurs, éditeurs, diffuseurs, collectionneurs, théoriciens et spectateurs sont tour à tour joués par les mêmes. Et, au-delà du droit d’auteur dispersé, l’existence de versions antérieures, les phénomènes de régénération, de mise en jeux des savoirs et des cultures, forment la vivacité de la création, et déforment le modèle académique de l’objet original à valeur ajoutée.

Diffusion

« La définition de l’activité artistique, écrivait Marcel Broodthaers avec une certaine provocation, se trouve, avant tout, dans le champ de la distribution. » Précurseur dans l’ajustement des formes d’art aux nouvelles situations culturelles, il instaurait d’emblée par ce manifeste la diffusion comme acte critique. Dans la situation du tout numérique et pour résoudre l’ambiguïté d’un contexte artistique en crise qui tarde à s’adapter aux mutations contemporaines, une nouvelle génération d’artistes s’est en effet constituée sur le modèle de l’éditeur. Les stratégies artistiques s’ajustent ainsi à l’actualité des systèmes de distributions : fluidité des échanges en réseau, augmentation et ouverture des sources, transitivité des transmissions, pratiques artistiques nomades, mixage de la création avec la citation et l’interprétation dans l’acte artistique. Faut-il en conclure que, par malchance pour un marché de l’objet, la création prend une forme transmissible et démocratique ? Sans doute pas plus qu’auparavant. Mais plutôt qu’une addition de modèles existants, dont les uns (productions d’œuvres) seraient mis en critique par les autres (articles, publications, expositions), de nouvelles formes hybrides et dynamiques apparaissent qui placent les actes d’édition (expositions, publication, échanges ou performances) au niveau de l’acte artistique dérivé. Or, la position critique que l’on reconnaît à l’art n’agit que si elle est exposée, c’est-à-dire laissée sans adresse. Peut-on dire sans cibles ?

Auto-Fixing

Pour toutes ces raisons, on n’imagine pas une autre méthode de valuation pour l’art que l’auto-valuation. L’artiste est par définition maître de lui-même et juridiquement crée sa propre valeur : l’œuvre et le billet de banque sont les deux seules valeurs dont la destruction est illégale. La question de la valuation se transpose donc en une autre, beaucoup plus préoccupante : pourquoi les artistes, en grand nombre, abdiquent-ils de leur pouvoir ?

Pour répondre à une lassitude toujours plus grande devant le système d’évaluation actuel, certains artistes inventent des processus qui portent en eux leur propre système d’évaluation. Même si les tentatives des années 1960 ont très largement échoué à créer des réseaux de diffusion parallèles et autonomes, le phénomène du « livre d’artiste » par exemple a inspiré la création d’un réseau professionnel international d’éditeurs indépendants depuis les années 2000 et atteint une autonomie relative. Les prix des « œuvres publiées » sont en effet les seuls à être encore fixés en fonction d’un prix de revient, même si des opérations de rareté sont mises en œuvre de plus en plus fréquemment. Il s’agit donc maintenant de produire des systèmes culturels complexes qui conservent à peine l’usage du mot « art » et prennent la forme d’entreprises, d’espaces, d’agences… voire de jeux ou de productions télévisées. Mais leurs auteurs sont souvent qualifiés d’« artistes pour artistes », saluant ainsi une radicalité et une rigueur qui ont encore cours dans la catégorie des hommes sensibles, dont voici trois exemples.

Claude Rutault

Lorsqu’on achète une œuvre de Claude Rutault, on dispose d’un texte de quelques lignes rarement plus d’une dizaine, dans lequel chaque mot compte :

 

d/m 6. non produire, 1974

définition/méthode

si le problème était de produire, c’est-à-dire de multiplier les variantes comme cela est l’habitude en art, la proposition ci-dessous et bien d’autres encore pourraient constituer une peinture intitulée : dépendance et indépendance limite 3 bis. tel n’est pas le cas et ce qui suit ne peut être considéré comme une œuvre, ni réalisé.

sur deux murs :

1. alignement horizontal de toiles identiques. l’intervalle entre l’angle du mur et la première toile est égal à la longueur de la toile. l’intervalle entre la première et la deuxième est le double, entre la deuxième et la troisième le triple… jusqu’à ce que le mur soit rempli.

2. alignement vertical de toiles identiques : même principe, même technique.

3. cette proposition est retirée des possibilités. ce numéro 6 attend pour devenir une d/m qu’un preneur en charge fasse une proposition d’actualisation et fasse sienne cette idée sur la production.

d/m 142 quat. Collection 14, 1984

définition/méthode

constitution d’une collection qui rassemble des œuvres d’art toutes datées de la même année. le preneur en charge peut choisir entre peinture et sculpture. il peut également déléguer les choix et la réalisation et laisser mélanger les œuvres les plus diverses. il peut laisser claude rutault. choisir l’année et déterminer le contenu de la collection. ce dernier peut proposer d’étendre le champ de la collection à d’autres domaines, disques, films ou livres… le document d’accompagnement, qui n’est pas une simple liste, doit donner sens aux choix qui ont été faits.

 

d/m 155. sculpture-suicide, 1980

définition/méthode

sculpture construite dans le même matériau que le sol sur lequel elle est posée. La durée de vie de l’œuvre est de dix années à partir de la date de sa première actualisation.

L’évolution est semblable à celle des peintures portant le même titre. Réduction de 1/10 de la surface chaque année, jusqu’à disparition la 11e si celle-ci n’a pas été prise en charge et si l’artiste est toujours vivant. Seul, alors, reste le texte.

L’évolution formelle est stoppée dans deux cas : l’acquisition ou la mort de l’artiste. Pas obligatoirement construite chaque année, la sculpture est, à partir de la première actualisation, disponible à chaque moment.

Cependant, même si la forme devient définitive pendant cette période de 10 années, le matériau continue à évoluer puisque la règle énonce que la sculpture doit être dans le même matériau que le sol sur lequel elle est posée.

 

d/m 189. sous le n°…nous vendons, 1988

définition/méthode

une pile de toiles préparées en blanc proposées par cr. Le lot est composé de 24 toiles 120 x 120 cm. Le titre de l’œuvre est le n° du lot de la vente.

L’œuvre se présente sous forme d’une pile dont il est possible d’extraire une toile à peindre de la même couleur que le mur, accrochée à proximité de la pile.

La vente détermine le contenu de l’œuvre, sa forme se précise au fur et à mesure des enchères, à chaque enchère une toile est retirée de la pile. L’enchère est définitive lorsqu’il ne reste plus que trois toiles. Les toiles retirées pendant la vente sont stockées dans Transit. Le preneur en charge les récupère lorsque toutes celles obtenues lors de la vente ont été accrochées au moins une fois. La périodicité de l’accrochage est décidée avant la vente.

La revente de l’œuvre se fait selon les même modalités que son acquisition.

d/m 234. papiers neufs, 1993

définition/méthode vp

acquisition progressive par un preneur en charge de l’ensemble des papiers standard : grand aigle, raisin, jésus…, mais aussi tous les formats modernes. Le preneur en charge les acquiert selon une certaine périodicité qu’il détermine avec l’artiste au moment de la mise en route du processus. Le preneur acquiert entre un et douze papiers par an. Le prix est fonction de la rapidité d’acquisition : plus celle-ci est lente moins le travail est cher.

Une fois le texte lu et étudié, le « preneur en charge » tel qu’est nommé par l’artiste le collectionneur ou le curateur, établi sa propre « actualisation » dans le contexte de son espace d’exposition, qu’il soit privé ou public. Le champ d’interprétation est large (format, lieu, couleur) alors que le champ d’action semble restreint et déterminé (toile peinte de la même couleur que le mur). Là se joue la réinitialisation d’une œuvre. L’expérience est soumise à l’interprétation et passe par le jeu des interdits dont le plus compromettant serait l’ignorance de la règle première, celle qui s’énonce par l’absurde mais n’apparaît nulle part : ce qui n’est pas interdit est autorisé. Le piège de l’objectivité est placé à l’endroit où seule l’appropriation personnelle a des chances de mener au résultat : l’augmentation d’une valeur ajoutée artistique. Fondant son corpus sur l’histoire et l’économie de la peinture, Claude Rutault propose depuis 1973 la création de valeurs ajoutées artistiques. Comme chaque actualisation doit être authentifiée sous la forme d’un contrat, le devenir de l’œuvre et de sa valeur est énigmatique après la mort de l’artiste….Avis aux joueurs : près de trois cent d/m sont disponibles.

Chrématistique

« Si l’on continue de regarder ces objets en attendant qu’ils nous subjuguent, qu’ils nous assujettissent à leur improbable impact esthétique, à leur expérience muette : alors on continuera à ne plus considérer le mouvement qu’ils induisent ». Ce constat, tiré du blog Chrématistique, créé par Fabien Vallos et Jérémie Gaulin, renvoie à la matière dont se compose l’attente. Quelle attente vivons-nous dans le rapport de transmission créateur/utilisateur ? Quel est le temps de la réception ? L’œuvre comme l’exposition, en lieu et place d’un médium, deviennent surface d’enregistrement de la valeur. La qualité de l’attente a transformé la relation à l’œuvre. Une attente qui n’espère pas le mouvement mais entérine la dépendance, dont on ne sort que par le rapport de pouvoir, et donc par la consommation. Subjuguer/consommer conduit au silence, à l’immobilisme et surtout à l’immédiateté, tandis que désirer/consumer conduirait au mouvement, à une durée débarrassée de toute anticipation.

En réponse à cette situation figée, détourner l’attention semble pour les organisateurs la meilleure méthode. Ils proposent donc, via les réseaux sociaux, de participer gratuitement à des dîners chez les auteurs (notamment férus de cuisine et de philosophie). « Chrématistique est né de la non-nécessité et du non-désir de faire des expositions. En ce cas les expositions ne sont jamais qu’un prétexte à faire autre chose, à détourner l’attention ». Il est également demandé aux contributeurs de l’exposition de fonder un travail, quelle qu’en soit la forme, sur un texte d’Évangile : la parabole des talents (Matthieu, 25, 14 – 30 et Luc 19, 11-28).

Or la lecture de cette fable nous apprend que la parole est charge et caution à la fois. « Je vais te juger d’après tes propres paroles » semble le seul argument qui légitime la répudiation du mauvais serviteur de la fable. Les autres serviteurs ont fait fructifier les « talents » (monnaie de l’époque) que le maître leur avait donnés en son absence, et disposent maintenant d’une valeur supérieure ; le mauvais serviteur de la parabole l’a caché pour pouvoir le rendre au retour du maître sans risquer de le perdre. Il nous apparaît comme le seul qui ait été prudent, honnête et craintif face à un maître désinhibé : « tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que j’amasse où je n’ai pas vanné ; il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j’aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt ». La punition semble d’une sévérité inversement proportionnelle à la morale : « Ôtez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. »

Une interprétation ultralibérale, peu probable dans l’Évangile, n’aurait qu’un intérêt méthodologique, une sorte de leçon de ressources humaines digne d’une mauvaise série télévisée, une comptabilité de surface. N’y pensons pas.

Une lecture métaphorique du terme « talent » (capacité/monnaie) s’impose à première vue. Enterrer ses talents conduit à la mort symbolique certaine, et c’est le combat de toute une vie que de résister à la peur de s’exposer. Il est amusant de constater que le mot d’ordre martelé dans toutes les langues depuis vingt ans par Antoni Muntadas contient la même ambivalence économique et ontologique « Attention : percevoir nécessite de s’engager ».

Ne participent à la vie sensible, au bienfait de l’existence, que ceux qui en acquièrent le « bénéfice » par le risque et l’engagement. La confiance est donc la condition obligatoire et nécessaire… où l’étymologie du terme de crédit nous apprend qu’il vient de credere : avoir confiance. Mais de quel risque s’agit-il et à qui s’adresse cette confiance ?

En effet, l’aveu d’une vie construite d’inhibitions ne semble pas justifier pour autant l’extrême cruauté du verdict, le bannissement « dans les ténèbres du dehors », sauf à imaginer que le dedans (le groupe) doive se protéger d’un danger de contamination. Comme si le défaut d’expression de ses propres talents pouvait faire craindre l’anéantissement de la communauté en l’absence du maître.

Mais si le maître s’absente en déléguant son pouvoir, la question devient-elle pour autant celle de l’attente du retour du maître et de son jugement ? Vivre le temps de l’attente plutôt que l’attente du retour fait toute la différence entre l’autonomie et la domination. L’esclave qui enterre son talent n’est prudent que dans la perspective d’un jugement. Il vit dans l’attente du retour, dans la crainte de la seconde confrontation au maître, temps de la reconnaissance du maître, de la légitimation de l’autorité.

Ainsi le serviteur paresseux est prompt à reconnaître l’autorité et le pouvoir du maître, réticent à affronter le temps de l’émancipation qui lui impose de générer, en son nom, ses propres valeurs. Il est celui qui ne prend pas en charge, qui ne partage pas l’autorité. « J’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi ». Décidant par la peur, il n’est pas maître de lui-même. Résistant à la transformation du serviteur en maître, il légitime celui du retour de l’autorité et du jugement. Si l’attitude critique, ainsi que l’avait si joyeusement exprimé Foucault, est « l’art de n’être pas tellement gouverné », le mauvais serviteur est coupable du crime d’être un peu trop gouverné. Il n’est en effet écrit nulle part que le maître reprendra ni l’argent qu’il a confié à ses serviteurs ni les bénéfices. La récompense obtenue par les serviteurs actifs dépasse même largement le bénéfice acquis, puisqu’ils partagent la souveraineté du maître : « Bon serviteur ! Puisque tu as été fidèle en si peu de chose, reçois l’autorité sur dix villes ».

Libre à nous de jouir de ce texte d’Évangile comme d’une exhortation digne des situationnistes : être maître de soi-même, en l’absence de maître… On ne transmet pas un objet, mais un pouvoir. L’art est un acte de transformation et d’émancipation de soi mais aussi de l’autre. Dans le contexte actuel de création, entre l’objet du profit et la proposition d’expérience, beaucoup choisissent encore de prendre la responsabilité de vivre une expérience. Ce sont les mêmes qui préféreront acheter le billet plutôt que le train.

Ben Kinmont

Ben Kinmont est artiste, éditeur, libraire de livres de gastronomie. Dans une pratique de la réflexivité permanente, ses fonctions « non-artistiques » sont la source de son travail d’artiste. Son projet paraît être la création d’un équilibre dynamique entre la création d’une économie nécessaire pour faire vivre sa famille et l’intégrité d’une vie et d’un travail. Cependant, les mises en œuvre s’inscrivent souvent hors du champ artistique (restaurateurs, familles volontaires…), dans des actions de coréalisation que l’on pourrait nommer à responsabilité partagée.

Lors de sa dernière exposition à la galerie Air de Paris, Ben Kinmont présente une pièce délicate, constituée des huit tomes reliés à l’identique d’un ouvrage écrit entre 1803 et 1812. Disposés debout en deux rangées articulées par un des ouvrages dont l’ouverture forme un angle droit, le dispositif est placé sur un socle et protégé d’un plexiglass. L’ouvrage d’angle s’ouvre sur une illustration de ce qui semble être une bibliothèque trapézoïdale, sorte d’architecture utopique, en fait un vaisselier, dont les étagères sont remplies : de contenants (moules, fioles, bouteilles…), comme de contenus (tête de porc, grives, boudins…). Les natures mortes forment un puzzle dans cette représentation architecturale, tandis qu’au sol et sur la table des livres et des feuilles de recettes sont dispersés. D’un côté du socle, la bibliothèque, vide cette fois et riche de potentiel, est reconstituée à l’échelle 1:1. Elle prend une importance immédiate dans l’exposition et répond à ce que l’on peut attendre d’une proposition artistique formelle en 2014. Sur le socle, un détail fait basculer le sens de l’installation : la notice bibliographique, sur laquelle figure notamment le prix d’acquisition des livres par l’artiste. D’un côté, la bibliothèque grandeur nature, un objet vide dont on ne saura pas forcément s’il s’agit de la conserver vide, comme une « œuvre d’art contemporain », ou bien de la faire vivre, et comment. De l’autre, l’histoire d’un artiste qui achète et vend des livres anciens de cuisine et qui décuple la valeur de ses acquisitions par la valorisation artistique de son fonds dans le réseau artistique. Sur la notice, le titre et les dates d’exécution de la pièce assument l’économie de l’acte : « From sometimes a nicer sculpture is to be able to provide a living for your family, 1998-present. ». L’almanach et la bibliothèque furent achetés dès le vernissage par un autre artiste.

Sommes

Deux mondes sont intimement liés mais de plus en plus étrangers dans leurs objectifs. L’économie de l’objet d’art est de plus en plus figée et concurrentielle tandis que l’acte artistique s’adapte dans sa forme aux évolutions technologiques, économiques et sociales, Cette adaptation semble faire évoluer l’acte artistique selon la théorie mathématique des jeux combinatoires, comme le jeu de go ; jeux à information complète laissant peu de place au hasard et beaucoup à la connaissance issue des disciplines culturelles et scientifiques (hors-champ).

Il est amusant de se souvenir du dernier texte d’Herman Hesse Le jeu des perles de verres. Ce récit d’anticipation parodie une société coupée en deux : « la société des variétés » d’un côté, lieu du pouvoir et de l’économie, et « les Castaliens » de l’autre, élus d’un monde fondé sur l’interprétation des œuvres et des résultats scientifiques. Un jeu, élevé au rang d’organisation sociale, régit ce monde de l’abstraction, protégé et financé à très bas prix par la « société des variétés ». Le jeu des perles de verre consiste en la mise en résonance de différentes créations issues de disciplines culturelles et scientifiques, dont la liste augmente chaque année sur proposition des joueurs. Les joueurs « démontent pièce par pièce ces œuvres » pour exprimer leurs lignes de sensibilités communes, leur « schéma de fond », leurs « interprétations sublimées ». Comme en art, le gagnant n’est pas un joueur mais celui qui a conçu le meilleur jeu de l’année, le meilleur plan de partie, la meilleure combinaison d’œuvres, dont le schéma s’inscrit avec les définitions, les clefs, les signatures et les abréviations dans la langue du jeu.

À en croire l’un des fondateurs de l’herméneutique, « Tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue ». Il semblerait que le principe même d’évaluation de l’art impose qu’on en fige les règles dans une indifférence de la jubilation qu’il procure et qui le forme.