96. Multitudes 96. Automne 2024
Majeure 96. Soulèvements / révolutions

Par-delà vitalisme et historicisme
Sur une ambiguïté constitutive du « pouvoir constituant » d’Antonio Negri

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Comme l’a souligné Judith Revel1, la vie de Toni Negri a été celle d’une « singularité commune ». Elle n’a pas seulement été le signe d’un nom propre, mais elle a également constitué, pour s’exprimer dans son propre langage, un « excédant » théorique et politique qui déborde les frontières de l’individu. De ce point de vue, plutôt que laisser un vide, la disparition de Negri nous livre une plénitude, à savoir, un héritage composé non seulement d’un réseau complexe de notions, d’analyses et d’hypothèses, mais aussi, et peut-être surtout, d’un archipel d’intuitions, de pistes à explorer et de questions qui demeurent ouvertes. Sans prétendre tous les nommer, je voudrais m’arrêter ici sur un problème − ou plutôt sur une ambiguïté − qui a été récemment au centre des débats consacrés à sa pensée. À partir d’un réexamen de la dernière phase des écrits de Negri, inaugurée par Le pouvoir constituant (1992), je propose de réfuter l’une des principales objections philosophiques qu’il a reçues : l’accusation de « vitalisme ». Sur la base d’une lecture partisane de son travail, je soutiendrai plutôt que l’un des chantiers de réflexion laissés ouverts par Negri concerne la question de l’articulation entre multiplicité et unité, prolifération et composition des temporalités, des sujets et des pratiques du « pouvoir constituant » de la multitude.

1. Au-delà des objections plus spécifiques, au fil des années la proposition théorique de Negri − qui oppose le pouvoir constituant au pouvoir constitué, la multitude à l’Empire − a reçu une critique philosophique majeure, déclinée en différentes variantes et avec des degrés changeants. Il s’agit, comme je l’ai annoncé, de l’accusation de « vitalisme ». Selon cette critique, Negri fonderait son analyse du capitalisme mondialisé et des mouvements sociaux contemporains sur une sorte de « prédétermination ontologique ». Le concept spinoziste de « puissance » (potentia), interprétée au prisme de la philosophie de l’immanence de Gilles Deleuze, permettrait à Negri de présupposer une vitalité primaire, immanente, inépuisable − et précisément pour cela « constituante » − de la multitude par rapport à la domination du capital.

Dans le cas des critiques d’inspiration foucaldienne, cette objection s’est concentrée sur le concept de « production biopolitique », que Negri (avec Michael Hardt) a proposé en vue de définir la « constitution matérielle » du capitalisme parvenu au stade de l’Empire2. Selon les critiques, la fusion de la « biopolitique » de Foucault avec le concept marxiste de « production sociale » ne serait possible qu’au prix d’une profonde simplification de la notion foucaldienne. Par conséquent, l’idée que le « biopouvoir du capital » s’oppose à la « biopolitique de la multitude » réduirait drastiquement l’ambivalence, et par conséquent la prégnance, du concept introduit par Foucault.

Dans le cas des interprètes marxistes, en revanche, l’objection porte plutôt sur le remaniement du concept de « travail » proposé par Negri à partir de sa lecture de Marx3. Son interprétation des Grundrisse, a-t-on souvent affirmé, réduirait le « travail vivant » conceptualisé par Marx à une vitalité abstraite, qui ne devient concrète que dans la mesure où les travailleurs-euses rejettent spontanément, comme s’ils étaient animé·es d’une force mystique, toute forme d’exploitation et de domination. D’après ces critiques, Negri réduirait le « travail vivant » de Marx à une métaphysique de la puissance, et il ne serait donc pas en mesure de comprendre l’aliénation qui domine les travalleurs-euses dans le capitalisme contemporain, les luttes qui s’inscrivent dans les processus de production traditionnels issus de nouvelles formes d’industrialisation.

Dans la mesure où elle met en évidence le lien problématique entre faire et être, praxis politique et fondement ontologique, l’accusation de vitalisme affecte directement le concept de « pouvoir constituant ». La critique que Roberto Esposito a récemment adressée à Negri est éclairante à cet égard4. Selon le philosophe, la « pensée constituante » ne perdrait pas seulement de vue le tournant potentiellement tragique de la « biopolitique » − à savoir, son possible renversement en « thanato-politique » − mais atteindrait également un échec théorique plus profond. En identifiant le « pouvoir constituant » avec un élan vital « absolu », c’est-à-dire sans limites propres, Negri concevrait la transformation révolutionnaire comme une insurgence produite ex nihilo : un événement situé en dehors de toute historicité. Si, au niveau de la théorie du droit, le « pouvoir constituant » est pour Negri le « nom d’une crise5 », cette crise est en effet déterminée par la force créatrice de la multitude, qui ne peut pas être régulée, ni formalisée, par les dispositifs institutionnels donnés. En faisant apparaitre les instances démocratiques et prolétariennes au cœur de la politique moderne, le pouvoir constituant de la multitude ne représente pas seulement un fondement juridique nouveau, mais désigne aussi une qualité ontologique, qui reformule l’idée du Deus sive Natura spinoziste. Il s’agit de la puissance qui − bien qu’asphyxiée, capturée et déformée par le pouvoir constitué − s’actualise continuellement dans les luttes sociales.

2. Les objections que l’on vient de mentionner sont certes finement formulées. Pourtant, elles risquent d’occulter un dilemme plus intéressant, qui a troublé la pensée de Negri au moins depuis les années 1970. Il s’agit du défi représenté par la difficile articulation entre multiplicité et unité du pouvoir constituant de la multitude : ce problème que, dans ses toutes dernières réflexions, Negri a appelé le problème du « choix » par lequel la multitude « devient classe », ou, avec un autre langage, l’« ouverture du futur ». Pour tenter de délimiter et clarifier cette question, il convient d’abord de lever certaines confusions, en énumérant les raisons pour lesquelles l’objection anti-vitaliste − qu’elle soit formulée dans un sens fort ou faible − risque de manquer sa cible.

Celles-eux qui soulèvent une telle objection au sens fort font valoir que Negri conçoit le « bios » (la vie) exploité par le capital comme une essence qui, par sa logique immanente, conduirait au « commun ». Si l’on prend au sérieux le marxisme de Negri, il est cependant difficile de lui reprocher ce type de vitalisme. Cela s’explique par le fait que, dans son discours, la notion de « puissance de la multitude » n’est pas présupposée logiquement, mais déduite historiquement du développement du capitalisme. Chez Negri, autrement dit, l’extension de la lutte des classes à la sphère de la « vie » découle de la centralité économique assumée par les formes de travail qui sont liées à la « reproduction » de la vie sociale, à savoir le care, les services, l’éducation, la santé, la communication, etc. Loin d’être « communiste » par nature, la tendance à la « coopération sociale » typique de la « production biopolitique » trouve d’ailleurs sa forme politique dans la pratique de l’« assemblée ». Le saut de la « puissance » au « contre-pouvoir », ou de la « composition technique » à la « composition politique » de la classe, pourrait-on dire en mobilisant le vocabulaire opéraïste, n’est pas immédiat, entièrement compris sur le plan de l’être, mais médiatisé par l’organisation et la subjectivation politique.

Celles-eux qui avancent l’objection du vitalisme dans un sens faible rejettent en revanche l’« optimisme de la raison » qui semble orienter la pensée de Negri. Ces critiques ne lui reprochent pas un vitalisme métaphysique, mais mettent en question sa confiance dans les possibilités objectives de libération garanties par le développement actuel du capitalisme. Cet optimisme repose, soutiennent-ils, sur un postulat philosophique fallacieux : le principe selon lequel les luttes des opprimés « précèdent » le pouvoir constitué. En définissant le surplus de la multitude comme la cause de la structure actuelle du capitalisme, Negri transformerait la défaite des luttes sociales en une victoire paradoxale. Même lorsqu’elles sont battues sur le terrain, ce sont en fait les forces de la multitude qui engendreraient, comme leur effet nécessaire, les restructurations de l’Empire, car seul le pouvoir constituant, et non le pouvoir constitué, produit sans cesse l’être social. Negri, concluent les critiques, résoudrait ainsi le problème de l’articulation entre « décision » et « tendance », « subjectivité politique » et « objectivité historique », en recourant à une sorte de primat vital de la multitude6.

Cette seconde version de l’objection anti-vitaliste a le mérite de mettre en lumière l’une des prémisses qui distingue l’opéraïsme de Negri d’autres approches venant de ce même courant marxiste : l’idée d’une primauté, non seulement épistémologique, historique ou sociologique, mais proprement ontologique, des luttes ouvrières sur les innovations du capital. Aussi discutable qu’il puisse paraître, il faut néanmoins souligner qu’il est difficile d’abandonner ce postulat sans tomber dans des impasses qui peuvent s’avérer plus profondes encore que celles que rencontre Negri lui-même. Comment imaginer une transformation révolutionnaire de la société, pourrait-on se demander, sans se référer à une force productive débordante, à une tension intrinsèque à la libération, ou au moins à un désir de changement qui pourrait virtuellement réunir les conditions nécessaires, mais non suffisantes, au succès des luttes sociales à un moment donné du cours historique ?

3. Une fois l’objection de vitalisme problématisée, risquons une hypothèse. Plutôt que sur son prétendu vitalisme, ne conviendrait-il pas de réfléchir aux courts-circuits provoqués par l’« historicisme » que Negri hérite de la tradition du marxisme opéraïste ? À cet égard, un doute concernant la nature de cet historicisme doit toutefois être levé d’emblée. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’accuser Negri de promouvoir une conception « processuelle » et « dialectique » du cours de l’histoire. Au contraire, d’après Negri, alors que le pouvoir constituant se développe à travers la logique de l’affirmation et de l’invention, la « dialectique » désigne, quant à elle, la logique spéculative du pouvoir constitué. En outre, depuis la fin des années 1970, Negri mobilise systématiquement les notions foucaldiennes de « seuil », de « marge » et de « rupture » − par opposition à celles de « développement », de « centre » et d’« évolution » − pour penser la temporalité des luttes et les restructurations du capital. Il ne conçoit pas cette dernière comme un progrès linéaire, mais comme l’ensemble des sauts déterminés par une subjectivité hétérogène et multiforme.

Cependant, Negri décrit aussi les effets des luttes de la multitude comme la succession de différents « stades », ou « phases », du capitalisme. D’une part, il critique les « illusions du développement » typiques des analyses du « système-monde » élaborées par des auteurs comme Giovanni Arrighi et Immanuel Wallerstein, et propose, à l’inverse, une conception de la temporalité plurielle, dans laquelle la synchronisation et la différence priment sur la diachronie et la linéarité des processus. D’autre part, Negri présente la tendance historique de l’Empire comme une voie vers l’« autonomie » croissante de la coopération sociale par rapport à la « capture capitaliste » de la plus-value, c’est-à-dire vers la libération du travail vivant du commandement parasitaire du capital. Si, dans les années 1970, les luttes de l’« ouvrier social » auraient imposé le passage du capitalisme industriel au « capitalisme cognitif », les guerres anticoloniales et les combats menées par le « travail immatériel » auraient conduit, à partir des années 1990, de l’« impérialisme » à l’« Empire ».

Plutôt qu’un historicisme naïf, le pouvoir constituant théorisé par Negri est traversé par ce que l’on peut appeler, faute de mieux, un « court-circuit historico-ontologique », à savoir, une tension, aussi explosive que féconde, entre le primat ontologique de la multitude et la multiplicité de ses temps historiques, entre l’univocité de sa forme et la pluralité de ses figures. Cette tension apparaît à la fois dans son analyse de l’exploitation capitaliste et dans le programme de libération qu’il a esquissé dans ses derniers écrits. De ce point de vue, il est notable que son insistance sur la pluralité des techniques par lesquelles le capital exploite la multitude est souvent comprise comme un concept unitaire dans les termes de l’« extraction/abstraction [du profit] du commun7 ». Une telle tension − entre déterminations historiques et puissance ontologique de la multitude − explose également dans le contraste entre la variété des subjectivations de la multitude et l’homogénéité du commun en tant que mode de production qui s’affirme « dans et contre » l’Empire. D’une part, le « pouvoir constituant » se présente comme une figure multiple et proliférante, historiquement déterminée, s’opposant à l’unité du pouvoir constitué : « subjectivité collective plurielle face à la réduction capitaliste de la complexité8 ». De l’autre, cette complexité doit en quelque sorte se « composer » au sein du « commun », c’est-à-dire au sein d’un programme de transition historique qui articule la pluralité des luttes de libération en un projet unitaire. Que cela plaise ou pas à ses critiques, un tel nœud conceptuel − qui a hanté Negri jusqu’aux dernières conversations − restera longtemps au centre des réflexions de celles-eux qui s’efforcent de traduire les soulèvements de la multitude en un authentique programme révolutionnaire.

1J. Revel, « Toni, singolare comune », Euronomade, Janvier 2024, disponible en ligne.

2Voir par exemple P. Rabinow, N. Rose, « Biopower Today », in Biosocieties, I, 2, 2006, p. 199.

3Voir par exemple R. Bellofiore, M. Tomba, « Marx et les limites du capitalisme. Relire le fragment sur les machines », in Période, 2015, disponible en ligne.

4R. Esposito, Pensiero istituente. Tre paradigmi di ontologia politica, Torino, Einaudi, 2020, chap. 2.

5A. Negri, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, PUF, 1997, chap. 1.

6P. Dardot, « La décision comme excès de lévénement », in P. Dardot, C. Laval, El Mouhoud, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, Paris, La Découverte, 2004, p. 68-94.

7M. Hardt, A. Negri, Assembly, Oxford, Oxford University Press, 2017, chap. 10.

8A. Negri, Macchina-tempo. Rompicapi, liberazione, costituzione, Milano, Feltrinelli, 1982, p. 282.