« Cela devait être suffisamment chaotique pour être resplendissant »

Raúl Zurita, cité par le vice-président de l’assemblée constituante chilienne Gaspar Domínguez

« Pour celleux qui, comme nous, ne savent plus comment continuer, mais illes continuent ». Des ami·es écrivaient récemment cela à côté d’une photo où on les voyait installer les derniers détails d’une scénographie. L’absence de principe conducteur affiché « à côté » d’un scénario en train de se monter avec joie peut nous donner une idée des paradoxes qu’on traverse dans ce bout de terre qui a pour nom Chili et dont la trajectoire expérimentale peut nous (des)orienter dans nos devenirs communs et chaosmopolointains.

C’est que nos réalités se comportent parfois selon des modèles quantiques : elles ont des propriétés diverses selon les lunettes qu’on adopte pour les observer (et surtout lorsqu’on admet que la plupart du temps on observe de l’intérieur même de la lunette, c’est-à-dire, au beau milieu de la myopie et des astigmatismes qui confondent ombres et lumières). On peut ainsi proclamer de vive voix ne pas savoir où l’on va et construire quand même le navire. Et cela peut, bien entendu, être lu avec espoir ou avec effroi selon le type de navire, les conséquences que ladite production entraîne au passage et, surtout, selon les programmations culturelles et aspirations qui nous mobilisent. À court ou à long terme, pour nous ou pour des vies qui nous traversent et qui nous dépassent.

Il en va ainsi de l’actuelle (et délicate) poétipolitique chilienne, danse aux équilibres précaires qui traverse des marées médiatiques exubérantes, voire néfastes (même si intéressantes du point de vue de celleux qui excellent dans le champ des spéculations théoriques, ce qui n’est pas le cas de celle qui écrit). Entre autres controverses, certaines polices néonazies chiliennes – inspirées par certaines « droites », terme à l’air désuet mais encore en usage – voient dans nos processus ins(des)tituants – révoltes, plébiscite pour une assemblée constituante, conformation démocratique de cette assemblée et élection d’un cobierno progressiste quelques mois après – l’incarnation d’une (R)évolution qui se répandrait partout sur la planète Terre en l’associant, au passage, à l’idée de révolution moléculaire proposée par Félix Guattari.

Il me semble que répondre ou réfuter directement ces interprétations pourrait éventuellement : 1) induire l’idée qu’on serait « face » à un désir de (r)évolution généralisé et affirmatif qui voudrait le retour de l’(É)tat fort imaginé par ceux qui ont, en effet, un État fort (petit rappel au sujet du contrôle fait dans ces territoires par « le marché » et non pas par « l’État » depuis des décennies (par incompétence et manque de place, ce sujet ne sera pas du tout traité ici) ; 2) faire penser que seules les multitudes manifestes seraient à l’origine des transformations en train de se faire ; 3) puisqu’il s’agit de néonazis ayant fait une lecture particulière de Félix Guattari, nous mettre dans l’embarras de devoir nier la molécularité de ce qui se passe (le choix de ces trois points est presque aléatoire).

Or, il nous semble que ce qui se passe par ici a très justement cette qualité de ne pas finir de se passer de singulier en singulier et au travers des actions ou des affects qui, même en devenant massif.ves, n’arrivent pas à réduire les sujets qui les composent à une (M)ultitude affirmativement révolutionnaire ou manifestement revendicative, restant ainsi toujours porté·es par des singularités diverses dont les désaccords ou malentendus resurgissent même là où l’on préfèrerait ne pas (notamment lorsqu’elles reviennent aux stades relativement préindividuels, conditionnés par des siècles de pensées patriarcales et décennies d’imaginaires ultralibéraux).

Nous ne sommes, en effet, pas sûres de « savoir ce que l’on veut » positivement et cette absence de principe organisateur fait d’ailleurs partie des difficultés à accorder les pas de la danse actuelle. Nous aspirons pourtant à pouvoir danser. Il y a du désir dans l’air. Dans cette fête entre espoirs et désespoirs démocratiques, on pourrait dire que le commun qui nous réunit, s’il obéit à quelque chose, ça serait plutôt à une sorte de rythme tribal, issu d’un temps circulaire, qu’à une liste de demandes citoyennes ordonnées et préfabriquées par des programmes de partis, coalitions ou autre. Le miracle reste pourtant vrai pour celleux qui y croyons – ou lorsque nous mettons des lunettes capables de faire apparaître l’ordonnancement mystérieux du chaos : le chant inuit devient sensible lorsque du désaccord on arrive à s’accorder en soufflant les unes sur les autres.

Si nos capacités pulmonaires nous permettent ainsi de ne pas cesser de nous tenir d’un souffle à l’autre, à côté les unes des autres, quelque chose pourra se lever d’entre nous. À l’image des électrocardiogrammes qui suivent le rythme de nos cœurs, cette chose-là, tantôt elle se lève, tantôt elle redevient horizontale. Ces molécules d’air éternelles mais aussi capables d’interagir à l’infini, une fois une réaction chimique déclenchée entre elles, changent pourtant nos réalités, reconfigurant ainsi les principes mêmes qui les ont fait naître. Il en va ainsi de nos logiciels sociaux. Quel que soit le devenir politique de ces molécules provisoirement associées, nos imaginaires ont déjà muté, et cela, à une vitesse surprenante.

La fraîchement sortie de proposition de nouvelle constitution paritaire, plurinationale et écologique, qui actualise certains principes déjà présents dans d’autres constitutions mais qui est, en même temps, aux avant-gardes en matière écologique et reconnaissance des diversités sexuelles, territoriales, culturelles, rédigée par ailleurs suivant un mécanisme prodigieusement démocratique vient, par exemple, aujourd’hui même, d’être déposée en attendant le plébiscite d’acceptation populaire d’ici deux mois. Ce moment d’institution se lève avec brio en verticale. Nos larmes éclatent de beauté. « Cela devait être suffisamment chaotique pour être resplendissant », disait le poète Raúl Zurita cité pendant la cérémonie par le vice-président de la convention constituante Gaspar Domínguez. La scène même de cette cérémonie est à ce point près du réel terrestre et si humaine, qu’elle devient science-fictive aux yeux de nos imaginaires extra-terrestres d’antan : un médecin rural dissident sexuel (le vice-président) ouvre les discours en reconnaissant leurs incomplétudes et leurs grandeurs avec une dignité sans pareille, rappelant à ceux qui se revendiquent de « la patrie » qu’« aimer la patrie revient à aimer chacune des personnes qui la composent1 », suivi des mots solennels et humbles d’un président de la république qui, il y a à peine dix ans, était dans la lutte étudiante (et qui ne l’oublie pas) pour ensuite chanter l’hymne national accompagnés au piano par Valentín Trujillo, musicien âgé qu’on a tous connu comme « l’oncle Valentin » lorsqu’on était petites et qu’on le voyait enseigner la musique dans l’une de seules émissions culturelles existantes pendant la dictature.

À côté de cela – et du côté des platitudes –, des vols d’oiseaux médiatiques nous soufflent les périls : la pollution cognitive provoquée par des campagnes de désinformation et les petites combines personnelles à l’intérieur des partis politiques sapent depuis des mois l’ampleur des enjeux et les couleurs inédites des combinations moléculaires des dernières mois, faisant tout pour mettre à bas le prochain résultat du plébiscite en accusant « la convention » (comme s’il s’agissait d’un organisme massif, imposé et unitaire !) d’incarner « l’extrême gauche ». Et pourtant… nos conversations d’ami·es, familles, voisins font, elles, converser quotidiennement, des flux d’inquiétudes politiques réveillés par les réactions chimiques que le « estallido » de 20192 a précipitées, avec ces éclats de feu, de beauté ou de violence.

Avec beaucoup de mauvaise foi, les propagandes soufflées par les vols d’oiseaux occultent, volontairement, les assemblages complexes et minoritaires qui ont produit l’émergence de cette « constituante » et qui dépassent largement les clivages gauche-droite, etc. Nous sommes d’ailleurs plusieurs à aimer ce mot « constituante » dans la mesure où il désigne un processus ouvert, qui continue de se vivre aussi ailleurs que dans les espaces qui l’instituent. Ce qui émerge dans le texte final de l’assemblée constituante n’est nullement le résultat d’une adhésion idéologique générale mais, et précisément à l’envers de ce que proposent ces lectures mal-faisantes, une soustraction des adhésions de départ, une transformation des attentes dans un sens trop sectoriel et un refus des radicalités opéré par le mécanisme même d’une machine-convention où des volontés individuelles ont dû soustraire certaines propositions d’avancée… pour avancer. Le tout à travers une autorégulation qu’on pourrait, là aussi, associer aux phénomènes chimiques. Pas de figure protagoniste, mais une garantie démocratique donnée précisément par le non-accord entre les forces en jeu, et par une compréhension profonde – et non « personnelle » – des chemins opaques qu’on doit parcourir dans la forêt actuelle. Pour renouer peut-être, à l’aube de nos crépuscules, avec les racines de nos radicalités : plus de justice, politiques du soin, conception holistique de la nature et des êtres qui la composons, avec un principe de solidarité énoncé dès la première ligne de cette proposition de constitution.

Depuis mon petit tabouret à quelques kilomètres des Andes – et de l’intérieur même de ma myopie sauvage, non académique, dudedans, sûrement mal documentée et peu rigoureuse – ce que nous voyons aurait donc – tout de même – des allures moléculaires et ça serait aussi saper quelque chose que de le nier.

Cependant, la manière qu’elle a, cette allure, de se manifester ne serait pas, nous semble-t-il, celle d’Une (R)évolution, mais plutôt celle de politiques moléculaires dont lesdites molécules ne finissent pas de s’associer dans un mouvement qui n’épuise ni ses prises de forme ni son architecture (autant dans le sens de principe d’organisation que d’origine, les montages pouvant ainsi se réagencer rétrospectivement). Les manières d’agir qui ont conduit des kilomètres de marches, qui ont ensuite provoqué le miracle d’une sortie institutionnelle constituante aux révoltes de 2019 et porté nos actuelles ministres et président à leurs postes, n’obéissent pas à des programmes qui précédent les actions, ni même aux programmes qui les ont suivies. Elles regroupent plutôt des assemblages moléculaires dont les origines sont diverses et observables à des multiples échelles, avec le prodige de nous offrir des éclats de réel resplendissants.

Notre vue pêche sûrement par astigmatisme et nous fait voir des phénomènes monstrueux entre réémergences d’imaginaires passés, émergences d’imaginaires insaisissables, ombres et contours contestables ; mais aussi déplacée que puisse être cette vision de chose animale aux principes mobilisateurs opaques, elle nous invite peut-être à changer, non pas nos discours ou nos argumentations politiques, mais nos manières de se référer à cette activité terrestre.

Nos politiques se trouvant maintenant dans un état gazeux impossible à fixer, la seule manière à notre portée de parler de cette métastabilité ambiante (celle d’un petit tabouret donc, mais envolée parfois sur les épaules d’un oiseau) serait, non pas de nous mettre « en face » des argumentations conduites par un cerveau organisateur, mais de placer modestement « à côté » quelques impressions qui s’impriment en nous avec une force de tissage non idéologique, et dont la coïncidence de faits semblent être autant de symptômes singuliers et coexistants qui, avec quelques efforts interprétatifs, pourraient donner l’occasion d’imaginer des mécanismes moléculaires qui se manifestent ici, entre ne pas savoir où l’on va et continuer nos scénarios quand même.

La liste non exhaustive d’impressions, mots, actions ou faits notés pendant cette période (objets à monter selon des lunettes diverses) serait, comme la nouvelle de Borges, à la fois la carte et le territoire. C’est-à-dire, aussi infinie et en expansion constante que les associations moléculaires. Sur la carte de ce bout de papier, on condensera ces phénomènes avec seulement ce mot qui nous (re)vient du mapudungun 3 : « Itro fill mogen » (toute vie sans exception) », « itro » voulant dire « composition de plusieurs vies qui partagent simultanément un même espace ». Un chaosmopolitisme de fait et dont nous espérons pouvoir célébrer bientôt la traduction instituante dans nos scénarios quantiques, dansant peut-être, tissant sûrement des fils futurs et résurgents.

1Ceci à propos de certaines objections faites au texte parce qu’il admet la plurinationalité (déjà présente de fait dans nos territoire) en rajoutant qu’il divise la « patrie ».

2Les manifestations de masse de 2019 contre la vie chère, mais aussi pour chérir la vie et appeler à une démocratie élargie.

3Langue des Mapuches du sud du Chili et de l’Argentine, qui se traduit par « langue de la terre ».