84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Peut-on décolonialiser le rêve de la valeur, rêve du Blanc en Afrodystopie ?

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Comme l’écrit Valentin Yves Mudimbe, « échapper réellement à l’Occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui, cela suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs1 ».

C’est dans cette perspective tracée par Mudimbe, que nous voulons interroger la radicalité de la pensée décoloniale, en la mettant à l’épreuve de la réalité des Noir(e)s et des Africain(e)s, c’est-à-dire, selon nous, la réalité des identités idéologiquement établies comme synonymes – comme semblent être synonymes les sociétés ou les mondes subsahariens et le « continent noir » concernés par la théorie décoloniale. Car, selon nous, leur réalité est à l’image du Wakanda, ce pays de nulle part, cette utopie d’où émergeraient des théories et des idéologies censées être radicales dans l’éradication du malaise qui les caractérise. La théorie décoloniale s’inscrit dans cette radicalité. Elle est une production intellectuelle dont le combat a pour scènes des lieux réels de production et de diffusion du savoir et des idéologies en rapport avec des pratiques de déshumanisation, et donc de réduction des humains en signes. Or, des êtres humains réduits en signes sont plus que des images, ils sont des abstractions auxquelles leurs créateurs confèrent des significations nécessairement arbitraires.

Ces abstractions sont idéologiquement affectées d’un déficit ou d’un manque qui les rend psychiquement menaçantes, parce qu’elles signifient, sur le plan de l’imaginaire, la puissance des fantasmes dont le paradigme est celui des images oniriques des cauchemars de la castration2 ou des créations littéraires. Nous pensons, pour les créations littéraires, au roman de Mary Shelley, Frankenstein3. En effet, dans les sociétés dites noires ou celles constituées par des « Afrodescendant(e)s », la puissance des signes ou des abstractions relève de la puissance des fantasmes, c’est-à-dire, des fantômes : elle opère sur des scènes indifféremment psychiques et sociales, oniriques et réelles. Il s’agit de scènes révélatrices de ce que la mort coloniale, esclavagiste, néocoloniale ou capitaliste se reproduit et s’intensifie sur un immense théâtre d’ombres sans limites, sur lequel le réel et l’irréel sont indiscernables4.

Dans les sociétés de l’ère néolibérale, cette mort se met en spectacle avec le personnage du zombie qui, selon nous, est l’inconscient du capitalisme. Comment décolonialiser réellement le signe ou l’abstraction, et restituer sa valeur humaine sur un théâtre d’ombres sans limites, le « continent noir », créé par le rêve de la valeur, le « sujet automate » du capitalisme5, alors que le projet décolonial ne met pas en péril la puissance de ce « sujet6 » ? On rêve de la valeur comme on rêve au cinéma, on s’identifie aux personnages valorisés par le cinéaste ; mais on rêve de la valeur lorsqu’une vie est vouée à ce rêve qui, par les conditions épistémiques créées par un système discriminant, produit ce rêve tout en le rendant irréalisable. Dans ce sens, l’on vit dans le rêve de la valeur, rêve d’Autrui, comme nous l’avons étudié dans Afrodystopie7. Or, un système dont le moteur est la vie des sujets dans le rêve d’Autrui est un système qui produit ceux-ci en images vivantes de ce rêve. Or, une image vivante est un oxymore qui renvoie au paradigme des zombies.

L’Africain paradigmatique et le Blanc de la valeur

Les théories, les créations littéraires, les œuvres d’art et les individus de ces mondes noirs ou africains sont, comme partout ailleurs dans le système capitaliste, des récits, des matérialisations et des incarnations de l’imaginaire onirique de ce système. Le système capitaliste est non seulement producteur d’imaginaires oniriques, mais aussi, créateur de ces imaginaires. Pour comprendre la différence entre la production et la création des imaginaires oniriques, il suffit de savoir que le rêve est une création du rêveur8, mais que cette création se fait dans un contexte social et historique caractéristique d’un système, comme le système capitaliste, qui fonctionne à la production technique continue des rêves et des rêveries, notamment à travers ses dispositifs écraniques9.

Ainsi, c’est parce que le système dont il est question est profondément ancré dans la vie psychique des sociétés ou des communautés que son imaginaire onirique a créées comme noires, africaines ou afrodescendantes, que nous suggérons que cet imaginaire est l’inconscient des théories, des créations, des individus ou des communautés qui expriment de manière plus ou moins transfigurée, plus ou moins consciente, sa violence constitutive. Une violence de l’imaginaire qui crée les Noir(e)s et les Africain(e)s comme images vivantes, à la manière dont les prophètes, créateurs de théories et de pratiques, sont les créateurs les plus imaginatifs, les plus sensibles, de l’imaginaire des sociétés en crise.

Dans le système capitaliste, c’est une abstraction, la valeur, dont le représentant est une chose, l’argent, qui est le créateur de l’imaginaire onirique dont théories, idéologies, créations littéraires, œuvres d’art, individus et communautés sont respectivement des récits, des matérialisations et des incarnations. Les Noir(e)s sont des images vivantes de cet imaginaire qui se traduit, au niveau sociétal occidental, par leur constitution en signes, à l’image de l’argent qui se constitue, sur le plan des abstractions du capitalisme, comme signe monétaire. Ce postulat implique donc que dans les « sociétés noires », le Noir (ou le Nègre) est l’image vivante du rêve d’une abstraction appelée « le Blanc » qui n’est pas, sur le « continent noir », le négatif de l’Africain, puisque ce dernier est, dans l’exemple paradigmatique de l’Afrique du Sud, le Blanc. Il s’appelle en effet Afrikaner et il parle l’Afrikans. Dans cette perspective, le Noir est la création de l’imaginaire onirique de l’Africain-Afrikans, et ce dernier est l’incarnation méconnue de la valeur et de l’Argent, au même titre que le Blanc. Ce qui nous amène à écrire l’Argent, représentation de la valeur, avec une majuscule pour faire valoir sa dimension ontologique identique à celle de ses incarnations, le Blanc ou l’Africain paradigmatique. Une ontologie que conspirent à attester les pensées scientifiques et philosophiques occidentales, mais aussi les pensées et imaginaires sociaux subsahariens.

La valeur et l’Argent (mais aussi les morts et d’autres « choses10 ») rêvent, et leur rêve est le lieu de vie des humains qui en sont des images vivantes, et ils ne le savent que très rarement. Tout se passe comme chez Bourdieu où « […] les “sujets sociaux” seraient beaucoup plus sujets s’ils savaient qu’ils sont très rarement sujets et qu’en fait “ça parle”– au sens de Husserl qui engloberait le sens lacanien – à travers eux. Je parle sur fond d’un immense bruit de “ça parle” et, pour arriver à faire passer un tout petit peu “je parle”, il faut savoir que ce qui se passe ici entre nous, c’est une institution.11 » Dans notre perspective, le « bruit » de « ça parle » est dans les « sociétés noires » habitées par les Noir(e)s, les Africain(e)s et les Afrodescendant(e)s,
le « bruit » de l’« institution » qu’est la valeur (et son signe monétaire), dont le principe est la production systémique des humains en signes ou abstractions que sont les Noir(e)s.

C’est ainsi que dans la vie des Noir(e)s, images vivantes du rêve des Blancs ou des Africains paradigmatiques, leur « couleur », qui est le signe auquel ils/elles sont réduit(e)s, est la traduction de leur absence, de leur déficit de valeur humaine, dans la mesure où ceux et celles qui la possèdent sont ceux et celles qui les en ont dépossédé(e)s. Notamment, parce que le Blanc est cette formesujet autoproclamée universelle, dont la caractéristique, selon Anselm Jappe, est d’être le produit de la « rationalité triomphante » ayant expulsé en lui ses propres pulsions « irrationnelles » qui lui sont devenues menaçantes, informes, obscures et qui ont été attribuées à un « autre ». Cet autre est le « non-sujet » ou le « sujet mineur ». Anselm Jappe écrit précisément à ce propos : « Ainsi, le sujet bourgeois blanc et masculin a projeté une sensualité débridée tour à tour sur les classes populaires, les gens de couleur, les femmes, les gitans et les juifs12 ».

Ce sujet bourgeois blanc et masculin est un libéral13, et il est la figure de cette abstraction qu’est le « Blanc » qui s’est « vidé » de ses propres pulsions « irrationnelles ». Le Blanc s’impose dès lors comme une figure positive du zombie, tandis que le zombie « repoussant » symbolise le « non-sujet », c’est-à-dire l’« homme de couleur14 », et donc le Noir en qui rêvent les pulsions irrationnelles du bourgeois blanc, masculin et libéral15. Autrement dit, les « pulsions irrationnelles » du Blanc qui rêvent dans le non-sujet noir le font vivre dans un rêve qui ne lui appartient pas, qui est le rêve d’Autrui : le rêve de la valeur.

C’est de cette manière que l’« institution » valeur, de même que l’argent qui la représente comme un fétiche, rêve dans les « sociétés noires », et que le rêve de celles-ci est le lieu de vie des images vivantes que sont les Noir(e)s. Dès lors décolonialiser ce rêve, c’est-à-dire faire en sorte qu’il ne soit plus seulement le lieu de reproduction de la domination épistémologique occidentale, mais, aussi et surtout qu’il ne soit plus le rêve de la valeur, le sujet automate du capitalisme, est le véritable enjeu de la théorie décoloniale.

Comment une construction intellectuelle dont le but est la déconstruction d’une épistémologie dominante déshumanisante peut-elle mettre fin à la création des images vivantes de son rêve, pour qu’elles deviennent pleinement sujets et vivants ? Autrement dit, comment décolonialiser le rêve capitaliste créateur d’images vivantes par l’Argent et la valeur dont il est le représentant (le fétiche), sans déféticher (au sens des imaginaires subsahariens) ou défétichiser la forme-sujet, cette abstraction qu’est le Blanc, une abstraction dont le principe d’existence est le racisme systémique ? Car le Blanc, selon les imaginaires sociaux subsahariens d’Afrique centrale, a pour patrie l’Argent16. Il s’agirait alors, pour les images vivantes du rêve de l’institution de la valeur, de s’émanciper de la vie psychique de la colonie et de la plantation mises en œuvre par cette forme et qui font le bruit dans ces sociétés, au point de les rendre inaudibles, invisibles et sans valeur, comme l’atteste le slogan Black Lives Matter ! En définitive, décolonialiser la valeur dans ces sociétés, c’est sortir des effets d’éblouissement du rêve de la valeur, et donc de la violence du racisme systémique, dans le cadre de ce que nous appelons l’Afrodystopie, la dystopie africaine, qu’il faut à la fois saisir comme concept et comme lieux de vie, lieux d’émergence des théories et des pratiques appréhendées par ce concept.

L’Afrodystopie

Dans les sociétés du « continent noir », un continent de nulle part semblable à l’utopie racontée par Hythlodée dans le livre de Thomas More17, l’Afrodystopie décrit des lieux qui conjuguent utopie et dystopie au présent. Autrement dit, le concept d’Afrodystopie est un concept critique d’un lieu compliqué, au sens de Freud ; car il s’agit d’un lieu créé par le rêve du Blanc, cette abstraction qui s’identifie à la valeur représentée par l’Argent, alors que dans l’Utopie de More, l’or (et donc l’argent) est l’attribut des infâmes. Il est de ce point de vue le concept à la fois de la complication de l’« utopie africaine » comme lieu du bonheur mais de nulle part dominé par l’Argent, et de la complication de la dystopie comme ensemble de « récits où règne le pire, qui, dans l’entre-deux-guerres, extrapolaient les effets anthropologiques d’un projet global de contrôle programmé des individus18 ». C’est par cette double complication, par l’indétermination du lieu du « continent noir » qu’elle exprime, que celui-ci est synonyme d’Afrodystopie – un concept qui met en crise la réalité des sujets noirs censés habiter un lieu onirique ou imaginaire que la théorie décoloniale a pour objet de déconstruire. L’Afrodystopie interroge donc la théorie décoloniale, comme elle interroge toutes les théories créées par les habitants de ce lieu compliqué de la réalité onirique du capitalisme.

Marx, Freud, les pentecôtistes et les initiés gabonais en Afrodystopie

Notre perspective renvoie aussi bien à Marx et sa descendance qu’à Freud et à la sienne. Elle implique aussi, s’agissant des sociétés subsahariennes d’Afrique centrale, les écrivains, les artistes musiciens, les membres des cultes initiatiques et les pasteurs pentecôtistes. Par exemple, si dans la rhétorique des pasteurs tout est « esprits » – comme les esprits de fornication, de débauche, d’impudicité, des maris de nuit, de Satan, des cafards, du cancer, des AVC, des sirènes, etc. – chez les initiés du Bwiti au Gabon, il existe des techniques symboliques d’activation ou de « charge » de la vie dans les choses, au sens où une corde peut être « chargée » et devenir un serpent au cours du travail rituel, et que couper réellement cette corde conduit à couper le serpent « invisible » qui ronge la vie d’un individu, et ainsi guérir des maladies induites par l’action de dévoration de ce serpent mystique. Couper la corde réalise le principe de la violence de l’imaginaire, qui est toujours une violence physique dès lors que la corde visible est en réalité un serpent, dont l’action dans le corps du malade ou de la patiente est ainsi arrêtée par la mort du serpent-corde ou de la corde-serpent. La violence de l’imaginaire utilise certes des symboles, mais contrairement à la violence symbolique de Bourdieu, qui s’exerce dans l’inconscience totale de ceux sur qui elle s’exerce et donc avec leur complicité19, la violence de l’imaginaire s’exerce toujours avec la conscience de ceux ou celles sur qui elle s’exerce. S’il y a « inconscience » et « complicité », celles-ci se situent au niveau de la fonction symbolique dont le principe, selon Castoriadis, consiste à voir dans une chose ce qu’elle n’est pas20.

Il en est de même dans l’exercice de la violence de l’imaginaire chez les pasteurs pentecôtistes, où la voix des esprits ou des génies sommés de quitter les corps qu’ils possèdent se fait entendre. La conscience d’entendre ou de voir dans les voix transformées des possédés des esprits de fornication, des maris de nuit, des cafards ou des crocodiles dans les églises pentecôtistes relève de la même réalité des rapports continus entre le visible et l’invisible, le rêve et la réalité21. Ce que révèle ainsi la notion de violence de l’imaginaire pentecôtiste est que les esprits sans nombre dont il est question sont des « forces » esclavagistes, colonialistes, impérialistes, dont la pratique de la délivrance est censée décolonialiser les sociétés, tandis que sa théorie est similaire à la théorie décoloniale. En réalité, pratique et théorie « décoloniales » pentecôtistes sont des facteurs d’intensification et de reproduction indifféremment sociales et psychiques de la violence de l’imaginaire colonial, esclavagiste et impérialiste qu’expriment ces esprits. C’est dans ce sens que nous avons caractérisé ailleurs le pentecôtisme comme « magie du capitalisme 22 » à l’ère de la globalisation et du néolibéralisme, et que nous avons suggéré, dans le même sens, la notion d’impérialisme postcolonial23.

Ces idées nous sont inspirées par la conception marxienne du fétichisme de la marchandise24 qui, selon nous, relève de la violence de l’imaginaire dans laquelle la marchandise ou l’argent sont investis, dans le système capitaliste, d’une vie que Marx décrit dans des termes qui ne sont guère différents de ceux qu’utilisent les initiés du Bwiti, les pasteurs pentecôtistes, les écrivains africains, les artistes musiciens congolais25. Il s’ensuit qu’une telle vision partagée du monde contemporain interroge les théories censées en rendre raison et justifie notre idée selon laquelle les théories, les créations littéraires ou les œuvres d’art sont des récits du rêve des abstractions et des choses investies de vie par la fonction symbolique, et donc constituées en sujets par le système symbolique commun au capitalisme, au christianisme et au paganisme.

La théorie décoloniale comme la théorie postcoloniale ne font pas exception au même titre qu’avant celles-ci la négritude, qui était un récit marquant du rêve des choses et des abstractions constitutives de ce même système de la déshumanisation des enfants des lignages. Il s’agit donc d’un système qui travaille (comme travaille un rêve) à la création des abstractions oniriques réelles que sont le Noir, le Nègre, le continent noir, l’Africain, et qu’interroge l’Afrodystopie, concept et réalité dont Black Panther est l’illustration paradigmatique26.

Freud établit non seulement un lien entre création littéraire, œuvre d’art et création onirique27, mais aussi pense la valeur de l’argent, c’est-à-dire, la valeur d’une chose, en rapport avec le corps humain qui produit la merde. C’est ce que reprend avec force Dany-Robert Dufour qui écrit : « l’argent, c’est de la merde. C’est de la merde parce que la merde c’est l’argent […]. Tout le génie de Freud s’exprime ici : il a compris que de cette tractation archaïque, et occulte, s’originent toutes les transactions humaines. À la base, la merde. À la sortie, l’argent.28 »

C’est cette étrange équivalence que formule, à partir de son expérience de vie d’« Afrodescendante », Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université, née en France de parents ivoiriens, qui dit ce qui suit dans une interview : « Je me suis conformée complètement au discours dominant français selon lequel on est de la merde29 ». Ce propos traduit exactement ce que nous nous entendons par la vie dans le rêve d’Autrui, rêve d’une abstraction, le Sujet-Blanc, incarnation de la valeur au même titre que l’Argent est le représentant de celle-ci.

Selon nous, ces considérations renvoient à la réalité des éblouissements du rêve d’un système animiste globalisé, dont le principe est la production continue des abstractions que sont la valeur, les esprits du christianisme, du paganisme, dont la merde-argent est le paradigme. Un paradigme qui renverse la réalité qu’exprime l’Afrodescendante Maboula Soumahoro en l’inscrivant dans la logique inconsciente de la zombification originaire et méconnue du bourgeois blanc mâle qui s’est institué en sujet par l’expulsion d’une partie de lui-même qui lui a servi de matériau de fabrication du non-sujet, le Noir ou la Noire qui se convainc d’être la merde… d’Autrui. Notamment, parce qu’elle est cette « institution » qui « rêve en elle », et dont elle est l’image vivante, c’est-à-dire la forme inconsciente du zombie.

Les éblouissements de l’animisme globalisé et le paradigme des zombies

L’Africain paradigmatique est l’Afrikans, c’est-à-dire le Blanc, dont la langue, l’afrikans, est en congruence avec son identité ; tandis que le Noir ou le Nègre était son signe, qu’il chargea logiquement d’une signification arbitraire. Cette signification arbitraire pour sa création, le Noir, était logique pour l’Africain Blanc paradigmatique, puisqu’elle avait son sens dans la logique inconsciente qui veut que le signe Noir se charge des « pulsions irrationnelles » expulsées de son corps par le Blanc. Le Blanc, vidé d’une partie de lui-même, était, contrairement au sens commun occidental, le zombie originaire. Un zombie qui, à l’exemple du Maitre qu’il s’est institué dans l’histoire, dit à sa création, le valet : « sois mon corps à ma place, mais ne me dis pas que ce corps que tu es est mon corps30 ». Ce qui implique que pour la pensée décoloniale, l’enjeu fondamental est de dire au Blanc et de lui faire accepter que le corps du Noir est son corps qu’il ne veut pas voir, accroché qu’il est à l’illusion devenue réalité d’être le corps de la valeur, le corps de l’Argent, c’est-à-dire le corps d’une chose – en l’occurrence le corps de la merde.

Voyons maintenant comment cette dialectique infernale et abjecte s’est mise en mouvement, de manière inconsciente. Nous avons dit que les créations du rêve de la valeur sont des images vivantes. Or, une image, dans son principe, est une réalité sans substance, sans vie propre, et que, comme le dit si explicitement l’expression dessins animés, une image, c’est-à-dire un dessin, est une ombre, une trace. Cela implique que les ombres et les traces ne s’animent pas toutes seules, mais qu’elles suivent le mouvement de ce dont elles sont le « reflet », en l’occurrence les « forces », les agents ou les sujets extérieurs animaux, humains ou naturels. L’imaginaire colonial selon lequel l’Afrique est une masse inerte, plongée dans un sommeil sidéral, relève de ce schème de pensée, qui inscrit la pensée de ses auteurs dans l’animisme dont les dessins animés sont la forme visible et méconnue.

Cependant, dans le rêve comme au cinéma, les images ne s’animent que parce que la vie psychique des sujets est le principe de cette magie. Les images, sans volonté ni conscience dans le rêve, ont la conscience et la volonté du dormeur. Celles du génie technologique ont la volonté et la conscience des individus vivant dans des sociétés où ce génie se déploie. C’est le cas mis en scène dans Frankenstein. Mais dans tous ces cas, la vie psychique des sociétés est racontée dans ces animations d’images et dans une société capitaliste, c’est la vie psychique de la valeur et de l’argent dont ces images sont le récit. En réalité, dans le capitalisme, cet animisme que manifestent les dessins animés, les images cinématographiques ou télévisuelles, sont des image-écran d’une réalité plus profonde : ce sont les humains qui figurent les dessins animés du capitalisme, parce qu’ils sont des images vivantes réelles des choses et des abstractions qui gouvernent le monde capitaliste, à savoir les marchandises et l’Argent.

C’est dans ce sens que, dans les travaux des écrivains, des philosophes et des anthropologues, la figure du zombie, qui renvoie au schème de la présence/absence31, est une thématique récurrente. Selon nous, contrairement à la pensée commune à ces auteurs, le zombie est la transfiguration de la déshumanisation par la valeur, et donc par l’argent dans le système capitaliste. Cette position implique de sortir du cadre strict des religions et de ce que l’on croit d’habitude, à savoir que le terme zombie serait d’origine africaine, comme serait africaine la figure qu’il décrit32. Selon nous, la signification du zombie se trouve dans deux directions qui se complètent : la première est celle de ce que l’on pourrait considérer comme des « magies » de fabrication des figures similaires aux zombies, dans leurs rapports à la sorcellerie, la witchcraft, alors que ce que nous appelons ici les « magies » seraient plutôt du registre de la sorcery. La deuxième direction est celle des rapports entre zombies et économie capitaliste marchande ou néolibérale.

Deux raisons justifient cette option. La première est que la figure symbolique du zombie existe et a été décrite dans la littérature occidentale sans que le terme soit énoncé ou connu, alors même que d’autres termes, à l’exemple de vampire ou de monstre, existent dans cette littérature produite dans un contexte socio-historique où les mécanismes et logiques du système capitaliste en vigueur fabriquaient des êtres réels que l’on qualifierait logiquement de zombies. La deuxième raison est que l’origine supposée africaine ou haïtienne du terme zombie fonctionne, en réalité, comme une image-écran de ce que les logiques et mécanismes du capitalisme produisent en Occident. Ici aussi, la question des « origines » est comme ailleurs, liée à celle du mythe, c’est-à-dire, à des rêves collectifs et aux rites qui les actualisent.

C’est pourquoi nous considérons que les magies africaines ou haïtiennes de fabrication des zombies sont des rites ou des pratiques symboliques dont la fonction est la réalisation en toute méconnaissance des mythes qui racontent, en la transfigurant, la violence fondatrice des « sociétés noires », c’est-à-dire, des sociétés ainsi produites par l’Occident. Car les « Noirs » ou les « Nègres » n’ont été créés comme tels, nous l’avons déjà dit, que par la violence de l’imaginaire onirique du capitalisme à titre d’images-écrans. Et cette violence de l’imaginaire est elle-même la traduction de la violence de la « rencontre » avec le « Blanc », cette abstraction qui s’énonce comme sujet mâle-occidental-blanc. Dans cette perspective, l’inconscient du zombie est celui de cette relation en miroir entre, d’une part, le Sujet-bourgeois-mâle-occidental-blanc, qu’on appelle le Blanc, qui s’est arrogé le pouvoir et le privilège de nommer les autres33, qui les a fait déplacer de force entre continents, au point de leur créer un continent chimérique, le « continent noir », générant ainsi la transfiguration des récits de la violence physique subie dans les langages et symboliques de la violence de l’imaginaire du zombie ; et d’autre part, le « non-sujet », le « Noir », l’Africain que nous qualifierons d’idéologique (à l’opposé de l’Africain paradigmatique), l’« homme de couleur » créateur des théories de la négritude, du postcolonialisme ou du décolonialisme sur les lieux de l’Afrodystopie.

Le zombie est de ce point de vue un terme et une figure de cette violence de l’imaginaire constitutive de l’Afrodystopie, la dystopie africaine qui n’est pensable et pertinente qu’en relation avec l’Eurodystopie. En d’autres termes, la violence de l’imaginaire du zombie s’origine dans la dynamique des interprétations des réalités matérielles, qui traduisent des rapports de force physique de domination, d’assujettissement, de déshumanisation. Ce qui implique de considérer les appropriations de cette figure par des artistes contemporains en Occident, ainsi que ses usages dans l’industrie du cinéma et sa spectacularisation dans les parades d’Halloween, comme des équivalents des pratiques magiques de mise en scène des mêmes sentiments et des mêmes subjectivités créées dans l’épreuve de la déshumanisation qui a produit les Noirs et les Africains idéologiques. Autrement dit, ce sont les mêmes peurs de l’avenir, les mêmes pratiques de déshumanisation qui produisent les mêmes effets sur le plan de l’imaginaire et du symbolique. Le zombie, en définitive, est la transfiguration de l’expérience humaine de la déshumanisation qui caractérise le « continent noir » et que conceptualise l’Afrodystopie.

Les théories décoloniale, postcoloniale et la négritude sont, de ce point de vue, des créations intellectuelles de l’inconscient de l’esclavage, du colonialisme et du capitalisme dont les pratiques de la violence de l’imaginaire des magies de fabrication des zombies sont des équivalents sur le plan symbolique ou rituel. Nous avons examiné ailleurs34 ces pratiques que nous nous contenterons de citer ici : il s’agit de ces magies qui mettent en scène la déshumanisation par l’esclavage, la colonisation et le capitalisme, et qui portent les noms de Konhg, d’Andzimba ou de Moyeke, dans les sociétés subsahariennes du bassin du Congo. Elles consistent en des techniques de fabrication des êtres vidés de leur substance vitale pour servir comme force supplémentaire nécessaire à la constitution et à la reproduction de la puissance des autres, c’est-à-dire, les propriétaires de ces « morts-vivants », qui sont précisément des zombies. Nous avons affaire ici à un imaginaire de la production de la plus-value, qui se réalise par l’exploitation d’autrui. Ce sont des techniques symboliques de reproduction par les Africains idéologiques de la mort qui a constitué le Capital et qui les fait naitre comme signes en Afrodystopie35.

La violence de l’imaginaire onirique esclavagiste et capitaliste en Afrodystopie

Pour finir de montrer à quel point l’ambition de la pensée décoloniale est à la fois fondée et impossible, nous allons rapidement décrire un phénomène qui est au fondement empirique de notre essai sur l’Afrodystopie36. Il s’agit du phénomène des maris de nuit. Il s’agit d’un phénomène banal, parce que fortement publicisé dans les sociétés subsahariennes depuis environ deux décennies, par les médias des églises pentecôtistes. Ce phénomène étend son emprise dans les milieux populaires, notamment des jeunes, mais aussi dans les milieux des classes dominantes. Ces dernières sont d’ailleurs accusées de l’utiliser à leur profit, car ces accusations expriment les inquiétudes de perte de forces ou d’« étoiles » des laissés-pour-compte du développement et de la démocratie.

Car les invasions des corps des hommes et des femmes qui affirment, avec la foi que nourrit l’expérience, avoir d’irrésistibles relations sexuelles dans le temps du rêve, sont, selon l’analyse de l’opinion des intéressés, victimes et thérapeutes, le symptôme d’un pouvoir monstrueux, anthropophage37 et esclavagiste. Leurs partenaires sexuels invisibles sont en effet décrits comme étant sans visages, sans nombre, sans âge et sans sexe. Ils sont des Blancs, des Noirs, des génies, des esprits, des serpents, des hommes, des femmes, etc. Dans la violence de l’imaginaire des maris, l’humain et l’animal, le blanc et le noir, le mort et le vivant sont tous des figures d’un despotisme esclavagiste de nuit, dont le principe est l’invasion et la pénétration sexuelles des corps docilisés par le sommeil et la nuit. Ces entités libidinales, décrites comme consommatrices de l’énergie sexuelle de leurs « victimes », qui jamais ne leur résistent et qui jouissent à mort, sont porteuses d’un sexe indifférencié, détaché du genre et donc une abstraction.

Ce sexe onirique, indifférencié, parce que sans genre et sans limites, parce qu’abstrait, jette non seulement le soupçon sur les limites du corps individuel, mais aussi coïncide avec des phénomènes qui défient la raison objective, comme les vols de sexe ou le Sida mystique. Il atteste la force d’une épistémè où la clôture des corps, mal assurée, appelle non seulement leurs « blindages » magiques, mais aussi leur alimentation continue en « énergie » libidinale, comme l’attestent les offres pornographiques érotiques sans fin des machines écraniques. Dans cette épistémè où le corps peut être considéré comme machine fonctionnant à l’énergie puisée ou capturée dans d’autres corps, le sexe sans genre, sans limites, sans âge, sans nombre et sans visage des maris de nuit est donc un sexe des rêves, parce qu’il est abstrait, et justifie la métaphore machinique. Il absorbe, « mange » ou capture l’énergie des autres. Ses figures sont décrites par nos interlocuteurs sur le terrain comme des « gens » sans cœur, qui agissent sans état d’âme, parce que le corps et la vie des autres sont leurs propriétés, leurs choses. Ainsi, machine anthropophage, machine libidinale, ou au sens deleuzien machine désirante, nous sommes dans le registre de l’économie libidinale38 du capitalisme, dont les maris de nuit révèlent le profond ancrage dans la vie indifféremment psychique, sociale, politique, culturelle, cultuelle et économique en Afrodystopie.

En effet, les « victimes » des maris de nuit ne font pas que connaître des orgasmes qu’elles décrivent comme profonds ou océaniques. Elles les relient à des souffrances, à des « malchances », à des échecs ou des infortunes dans les temps de veille, qui deviennent ainsi des temps noirs de la dystopie, temps des cauchemars. Le jour s’impose ainsi comme l’enfer des corps, choses-objets, et la nuit comme leur paradis indifféremment hétérotopique et hétérochronique. Il s’ensuit que c’est dans la nuit que les machines anthropophages fonctionnent à plein régime. Selon nous, cette idée d’une nuit hétérotopique ou hétérochronique de jouissances orgasmiques extrêmes qui conduisent à la mort ne peut qu’être la traduction de la jouissance produite par le fonctionnement des machines anthropophages esclavagistes, despotiques, coloniales, néocoloniales et capitalistes.

1 Valentin Yves Mudimbe, L’odeur du père, Paris, Présence africaine, 1980, p. 44.

2 Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 191 ; Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.

3 Mary Sheley, Frankenstein, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.

4 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 2003, [1990], écrit, page 93 : L’« imaginaire ce n’est pas l’irréel, mais l’indiscernabilité du réel et de l’irréel ».

5 Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003, p. 95-116.

6 Nous voulons dire par là que les combats dont les scènes sont universitaires, scientifiques ou artistiques ne mettent pas en péril le capitalisme.

7 Joseph Tonda, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, Paris, Karthala, 2021.

8 Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2018.

9 Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.

10 Joseph Tonda, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, Paris, Karthala, 2021.

11 Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 1, Cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2015, p. 295.

12 Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La Découverte, 2017, p. 47.

13 Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2014 (première édition italienne, 2006).

14 Nous reprendrons sur ce point les analyses que nous proposées dans un article intitulé : « Le cauchemar comme lieu de vie », publié dans Le Journal de Culture & Démocratie, Hors-série 2020, p. 25-27.

15 Les pulsions irrationnelles du Blanc qui rêvent dans le non-sujet noir font vivre ce dernier dans le rêve d’Autrui.

16 Claude Ernest Ndalla, L’Illuminé, Brazzaville/Paris, Paari, 2015, p. 117.

17 Thomas More, L’Utopie, édition de Guillaume Navaud, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2012.

18 Armand Mattelard, La globalisation de la surveillance. Aux origines de l’ordre sécuritaire, Paris, La Découverte, Poche, 2008, p. 51.

19 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

20 Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

21 Marc Augé, La guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Paris, Seuil, 1997.

22 Joseph Tonda, « Pentecôtisme et “contentieux matériel” transnational en Afrique centrale. La magie du système capitaliste », Social Compass, 58, 2011, p. 42-58.

23 Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.

24 Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993.

25 Pour les écrivains et les artistes musiciens congolais, lire Joseph Tonda, Afrodystopie, op. cit., p. 67-103.

26 Parmi les critiques les plus pertinentes que nous avons lues de Black Panther, signalons celle de Léonora Miano dans Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.

27 Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 29-46.

28 Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme, Arles, Actes Sud, 2019, p. 135-136.

29 https : //ehko.info/la-race-structure-tout-interview-de-maboula-soumahoro/

30 Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, [première édition anglaise 1997], p. 69.

31 Sonia Dayan-Herzbrun, « Présents/absents : les zombies. Créoliser la pensée politique avec René Depestre », in Robert Ziavoula, Patrice Yengo, Abel Kouvouama (eds), À l’ombre de la ligne de fuite. Une alternative des possibles, Paris, Paari éditeur, 2020, p. 99-108.

32 Sur cette thématique, cf. La belle revue, numéro, no 11, 2021.

33 On peut lire sur ces considérations générales, Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciale, Paris, Grasset, 2020 ; Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit. ; Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, op. cit.

34 Cf. Joseph Tonda, « Le zombie est la transfiguration de l’expérience humaine de la déshumanisation », La belle revue, numéro, no 11, 2021, p. 86-92.

35 En Eurodystopie, la figure du zombie est incarnée par le prolétaire idéal qui, à Londres, à Paris ou à Berlin, « […] est quelqu’un dont on a vidé et réduit la tête et dont on a spécialisé certains organes, notamment la main, mais, à l’occasion, ce peut être les pieds, les yeux, les oreilles… La finalité de ces opérations a été parfaitement identifiée par Marx : le vidage de la tête et l’accaparement de la main, cela permettait l’extraction de la plus-value par le maître, c’est-à-dire par le capitaliste » (Dany-Robert Dufour, L’individu qui vient …après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011, p. 187).

36 Joseph Tonda, Afrodystopie, op. cit., p. 213-238.

37 Nous avons développé cette dimension monstrueuse du pouvoir afrodystopique dans Afrodystopie, op. cit., p. 67-88.

38 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.