Multitudes

Politique des images

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Que viennent exactement faire l’art et les images dans une revue
politique comme Multitudes ?

Dans le court texte de présentation de la
revue, disponible sur ce site, on peut lire que Multitudes se définit
comme « une revue politique, artistique et philosophique ». Mais si on
poursuit la lecture, entre les références à la philosophie française
contemporaine, aux mouvements anti-globalisation, aux théories
féministes et post-coloniales, la place de l’art et des images
n’apparaît pas clairement. Si Multitudes n’est pas une revue d’art, la
manière dont nous abordons l’image et l’art contemporain, dont nous
problématisons au présent les rapports de l’art à l’image, est
pourtant au centre de notre projet politique. Depuis sa création,
Multitudes a produit un grand nombre d’interventions dans le champ de
l’art contemporain avec cette rubrique que nous avons appelé « Icônes
». Ces interventions ont contribué à remettre en jeu les rapports
entre esthétique et politique à partir d’une pratique théorique qui
développe une critique du capitalisme cognitif et une critique
radicale de ses formes de valorisation et de capture. Or ces questions
traversent de plus en plus ouvertement l’art contemporain, qui
apparaît en ce sens comme un véritable laboratoire à la fois
esthétique et politique.
De façon significative, l’en-tête du premier numéro de la revue, qui
portait le titre « Politique des multitudes »[[E. Alliez et Y. Moulier Boutang, « Politique des multitudes », Multitudes, n°1, 2000., évoquait à plusieurs
reprises l’art contemporain comme terrain privilégié de la
radicalisation du politique, capable, par ses provocations, de nous en
dire beaucoup sur la scène politique dans laquelle nous vivons. En
effet, Multitudes s’intéresse à l’art en tant que possibilité
d’expérimentation – politique et formelle à la fois – de processus de
production de désir et de subjectivité, dans un contexte déterminé par
les nouvelles formes de domination imposées par la société du travail
immatériel et par les géographies de la mondialisation.
La rubrique Icônes, consacrée à l’art et aux images, n’est donc pas
exactement une rubrique « art contemporain », même si, dans les faits,
elle implique le plus souvent des collaborations avec des artistes.
C’est une interrogation autour de l’image qui nous intéresse le plus,
pris que nous sommes entre sa puissance de transformation au-delà de
l’art et son pouvoir de réduction à la Forme-Art, entre l’esthétique
et le politique qui s’y mêlent. Pour donner un exemple privilégié de
cette dernière dimension, une des questions que nous explorons
communément concerne les liens entre art et féminisme. Poser cette
question ne signifie pas simplement présenter le travail d’artistes
féministes (Birgit Jürgenssen et Andrea Geyer, par exemple), mais
aussi interroger comment un art féministe, c’est-à-dire un art qui
explore les rapports de genres, de classes et de races, a produit une
critique radicale du lien entre désir et pouvoir. Questionner, dans et
à travers l’image les manières dont le pouvoir agit sur les sujets et
les désirs ouvre des possibilités inédites qui permettent d’imaginer
un devenir des corps, de la sexualité et des singularités incarnées.

La rubrique « Icônes » intervient dans la revue au-delà de toute
séparation – avec ses inévitables hiérarchies – entre théorie et
pratique. C’est la raison pour laquelle les cahiers d’images
apparaissent comme des contributions autonomes, en évitant d’«
accompagner » les textes théoriques comme des illustrations. Ce qui
n’empêche pas des interventions discursives – de la part de
théoriciens, critiques et historiens de l’art – en interface avec les
images. Sur le plan matériel, c’est une petite équipe composée de
trois–quatre personnes, avec souvent des interventions extérieures,
qui assure la programmation Icônes en proposant les contributions –
textes et images – et en travaillant en relation avec les artistes,
jusqu’au suivi de tout le processus de fabrication, en dialogue avec
l’ensemble des membres du comité de rédaction.
Si « Icônes » existe depuis la fondation de Multitudes, la forme
qu’elle a pu prendre concrètement a évolué avec l’ensemble du contenu
de la revue et en lien avec sa structure formelle et graphique. Au
début, il s’agissait essentiellement de portfolios insérés entre les
deux dossiers de la revue (majeure et mineure), alors que, à partir du
n° 10, elle a pris la forme actuelle sous l’impulsion du graphiste
Regular, avec qui nous avons travaillé depuis 2002. Elle va encore
évoluer à partir du n° 35 (septembre 2008) quand Multitudes sortira
avec un nouveau graphisme et une nouvelle structure.
Actuellement, Icônes est constituée d’une double série d’images en
noir et blanc : Icônes IN, sorte de portfolio de 16-20 pages, et
Icônes OFF, une série d’images en page gauche, qui surgissent de façon
irrégulière entre les textes, éparpillées tout au long de la revue. La
partie OFF privilégie – sans s’y cantonner – l’aspect sériel, la
répétition et la narration non-linéaire, mais aussi la surprise et une
certaine incongruité qui déroute le lecteur non averti. La partie IN
se présente comme un véritable statement, le plus souvent la
contribution d’un seul artiste, parfois un agencement collectif dont
nous prenons en charge la composition et la narrativité, en
collaboration avec le graphiste et les auteurs des images.
Cependant, ce travail éditorial se distingue nettement de celui du
curator, car les dossiers publiés dans la rubrique Icônes ne sont pas
des expositions sur papier, mais des contributions à la revue en forme
d’images (photographies, dessins, video stills, textes, et toute autre
image qui puisse rentrer dans le format pré-déterminé et évidemment
low budget de Multitudes). Cette position implique aussi le refus
d’une certaine division du travail et des inévitables rapports de
force typiquement gérés par les fonctionnaires de l’art de toute sorte
(curators, conservateurs de musée, etc.) : séparation entre théorie et
pratique artistique, entre image et texte. Notre contre-projet en
réponse à l’invitation de la Documenta 12 à participer à son Documenta
Magazine montre parfaitement en quoi notre pratique est radicalement
distincte d’une pratique curatoriale.

En effet, depuis l’été 2007, Multitudes s’est doté d’une nouvelle
plateforme web nous permettant de développer nos questionnements sur
l’image dans un contexte élargi. Le site [Multitudes-Icônes->http://multitudes-icones.samizdat.net a été présenté à la Documenta
12 et lancé à l’occasion du workshop organisé par la revue à Kassel en
juin 2007 [[Le site a été réalisé par Marika Dermineur et Benoît Durandin.. Il comprend à ce jour trois volets formés par : le
contre-projet imaginé en réponse à l’invitation de Documenta Magazine
; un projet de résidences d’artistes, conviant des artistes à produire
un travail spécifique ; les archives des textes et dossiers Icônes
(projets d’artistes ou sur des artistes que ceux-ci sont invités à
réactualiser ou à « réanimer ») publiés par la revue depuis sa
création, auxquels on a ajouté un certain nombre d’articles pouvant
servir à la problématisation du champ esthétique comme tel.
Avec une centaine d’autres revues, Multitudes avait été invité par les
organisateurs de la Documenta 12 à répondre aux trois questions /
leitmotifs officiels de l’exposition (« Is modernity our antiquity? »,
« What is Bare Life? » et « What is to be done? ») — et à publier
(dans Multitudes) un dossier ainsi constitué à en-tête de la Documenta
(avec le logotype D12). C’est en réponse à cette invitation que nous
avons lancé le contre-projet intitulé Critique et clinique de la
Documenta [[Voir les présentations signées par E. Alliez et G. Zapperi dans
Multitudes n° 29, juin 2007 et Multitudes n° 30, septembre 2007. . Les trois questions y sont reformulées (c’est-à-dire
déformées et forcées dans leur aspect « cliché ») pour être
réadressées, ainsi détournées, à près de trois cent artistes auxquels
il était demandé d’intégrer dans leurs réponses l’incidence éventuelle
de leur position quant à leur participation ou non-participation à
l’exposition. L’ensemble des réponses compose une multiplicité de
points de vue alternatifs, humoristiques ou ironiques, qui se donnent
à lire et à voir comme autant de perspectives critiques et cliniques
sur les thèmes de la Documenta — mais aussi, comment non, eu égard à
la Documenta elle-même.
Parodie de l’exposition comme medium universel où le commissaire joue
à l’artiste global et le critique au médiateur culturel, l’agencement
des réponses dans l’espace du site se présente comme un dispositif
ouvert qui permet de réticuler chaque réponse à d’autres, de façon à
composer des interventions hybrides, transformant chaque usager en
curator-artiste d’une autre Documenta, moins imaginaire que
virtuelle-réelle. Si le projet Critique et clinique de la Documenta
parasite de la sorte les « tableaux curatoriaux » de l’exposition de
Kassel et la fonction globalitaire du commissaire-scénographe qui lui
est associé, il s’attaque aussi à la séparation entre « théorie » et «
pratique » imposée par la Documenta 12 avec l’absence de toute espèce
de rapport des magazines à l’exposition. Dans ce contexte et pour son
ouverture, l’espace Résidence du site se devait de relayer à la fois
le contre-projet de Multitudes et le workshop de la revue, qui s’est
essayé à produire un agencement collectif mêlant interventions
politiques, analyses théoriques et pratiques artistiques. Trois
expositions virtuelles y sont présentées en réponse aux trois
leitmotifs de la Documenta, qu’elles contre-documentent en toute
autonomie… Les travaux de John Beech, Birgit Jürgenssen et de Société
Réaliste investissent ainsi respectivement les notions de Modernité,
de Vie nue et d’Éducation.

Prendre la politique de revers, disait Michel Foucault. La formule
pourrait s’appliquer aussi à nos interventions dans le domaine
esthétique : explorer l´art et les images contemporains pour
construire et imaginer un espace ouvert à la transformation,
radicalement alternatif aux institutions qui leur sont dédiées. C´est
sur ce terrain d´expérimentation que se situe l’esthétique éditoriale
de Multitudes.