77. Multitudes 77. Hiver 2019
Majeure 77. Transformations énergétiques collectives

Une lecture pragmatiste des parcs éoliens citoyens en Frise du Nord
Le temps de l’expérience et la continuité des efforts de transition

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Face à l’urgence d’agir en réponse aux changements climatiques, le constat d’un déphasage entre ce qui est connu, ce qui est prévu dans des scénarios, et ce qui est fait concrètement, est sans appel1. Une autre science du climat est-elle possible2 ?

Habitants et agriculteurs des côtes de Frise du Nord (Allemagne) ont depuis le Moyen-Âge été confrontés à la rudesse du climat de la mer des Wadden : la construction et la reconstruction des digues après les tempêtes ont été leur quotidien pendant des siècles. La force des vents a également permis au gouvernement allemand d’y expérimenter différentes formes de l’éolien dès les années 1970. Dans les années 1990 y sont nés les tout premiers « parcs éoliens citoyens » : 15 000 habitants et agriculteurs de Frise sont aujourd’hui co-gestionnaires de 750 éoliennes (soit 1200MW installés) et sont organisés en 83 sociétés à responsabilité limitée3. Ils semblent parvenir à mettre de côté les difficultés habituelles de confrontation de l’action aux perspectives de long terme, en se concentrant sur une échelle relationnelle de proximité et de responsabilité. Ils arrivent à faire des obstacles, comme l’imprévisibilité des rythmes des vents, une ressource pour agir communément. Les conditions particulières de leur expérience (développements pionniers des techniques éoliennes, balbutiement des politiques publiques, terres de polders, habitudes de relations intenses avec l’environnement et d’échanges entre voisins…) sont une invitation à repenser les liens entre paysages, énergies et climats, sans opposer le local au global mais en recherchant au contraire leurs échelles d’interactions.

Avons-nous encore le temps de faire des expériences à petits pas face à l’urgence d’agir ? Pour John Dewey, l’expérience est une interaction entre un organisme et son environnement : c’est une forme d’engagement avec, une action qui fait sens, une trans-action4. Une lecture pragmatiste de l’expérience des parcs éoliens citoyens en Frise du Nord, doublée d’une approche éco-anthropologique du temps et des paysages telle que celle de Tim Ingold, permet de reformuler la question : plutôt que de se focaliser sur l’urgence, cela nous invite à réfléchir aux conditions de continuité des expériences de transition. Comment penser ce qui rend partageable les connaissances des changements environnementaux et la mise en œuvre d’actions collectives qui tiendront dans le temps des transitions ?

Le temps de l’expérience :
non-linéaire mais possiblement continu

L’éco-anthropologie et le pragmatisme invitent à penser le temps de l’expérience comme un mouvement non-linéaire. C’est aussi une proposition pour se rapprocher d’une pensée des rythmes des écosystèmes et de nos possibles réarticulations à leurs énergies.

Plutôt que de rechercher les marqueurs du temps, Tim Ingold s’intéresse aux traces de ses mouvements et aux processus de vie5, pour distinguer temps chronologique et temps de l’expérience. Le temps chronologique est celui qui vient compléter le temps de l’histoire, pour donner une mesure au changement. Le temps de l’expérience est celui qui est immanent au cours des événements, aux activités dans lesquelles les humains s’engagent. « Temporality and historicity are not opposed but rather merge in the experience of those who, in their activities, carry forward the process of social life6. » Cette conception des temporalités, nous invite à faire le lien entre nos modes de vie (way of living) et les chemins de transitions que nous pouvons suivre (move along a way of life).

Le temps de la perception et de l’action se trouvent ainsi intriqués : plus nous nous rendons attentifs à ce qui nous entoure, mieux nous pouvons guider notre action, construire notre rapport au monde, définir nos expériences et donc nos enquêtes au sens pragmatiste7 : l’enquête requiert d’abord de percevoir et de relever ce qui fait problème : ce sont des indices de problématicité qui indiquent la présence d’un trouble dans notre environnement. La compréhension et la recherche de solution ensuite, nécessitent une mise en débat collective de ces indices. Dans ce processus, la perception peut devenir connaissance, parce qu’elle est partagée. La possibilité conjointe d’observer et d’agir dans un même champ d’expérience ouvre la voie à l’action collective et le cas échéant, au projet commun.

Cette notion de champ d’expérience nous intéresse particulièrement pour penser les paysages où les installations d’éoliennes rendent visible la présence d’énergies renouvelables en un lieu, en même temps qu’elles posent la question de nos relations aux ressources et de leurs possibles requalifications : les milieux écologiques permettent certaines expériences, et inversement, ils sont mis à l’épreuve dans l’expérience : c’est une transaction.

Les moments de mise en débat apparaissent alors comme des moments de suspension entre le passé (les expériences précédentes et ce, celles et ceux qu’elles ont laissés de côté) et le futur (expérience à venir pour résoudre de nouveaux problèmes). Ils permettent de tisser collectivement des liens dans les dimensions sensible, pratique et politique de l’expérience. À l’opposé des scénarios de transition, faits de lignes ponctuées de dates d’échéance, il s’agit d’assembler les différentes temporalités, au moment où tout se joue8 : ces moments où l’on s’arrête pour échanger, interpréter, choisir, dans la proximité des relations. Entre durée et durabilité de l’expérience, c’est aussi cela prendre la mesure de l’effort de transition.

Il s’agit d’une part de rentrer dans un processus de formation de valeurs pour redéfinir notre relation aux mouvements du monde et notamment, aux temporalités de formation des ressources énergétiques. L’attribution de valeur n’est pas inhérente à une fin en soi, que l’on déterminerait à l’avance, mais bien construite avec les moyens disponibles qui permettent, pas après pas, de former des fins-en-vue et de construire des choix collectifs9.

Il s’agit d’autre part de prendre en compte les conséquences de nos expériences pour le futur : elles font partie de ce que l’on laisse en « suspens » de l’expérience, ce qu’il reste, le « surplus10 ». Le sens qu’on accorde à ce surplus est aussi ce qui donne sens à l’expérience et sa mémoire est fondamentale pour penser la continuité. Dans l’expérience des parcs éoliens citoyens, la question du passé et de ses possibles réinterprétations est indispensable pour former des jugements, prendre des décisions dans le présent, et inventer l’avenir. La mémoire des surplus peut à ce titre être envisagée comme un effort pour entretenir les récits et les paysages, qui permet finalement de décrire les nouvelles valeurs construites dans le processus : à la fois ce à quoi nous tenons et ce par quoi nous tenons9. Le climat et ses variations apparaissent alors non comme une « externalité environnementale », mais comme un monde en suspens avec lequel les humains composent chaque jour. Ce monde ne se transforme pas seulement à l’aune de nos expériences, il a aussi ses mouvements propres. Qu’ont-ils à nous dire sur nos possibles chemins de transitions ?

La proposition de wet-ontology11 montre par exemple que l’océan, bien plus qu’une surface bleue sur la carte, révèle une profondeur, un mouvement, une vie de flux en perpétuelles interactions. Celles-ci ne doivent pas être regardées comme un simple mouvement d’eau, mais comme une mutation de l’atmosphère, dans le temps et dans l’espace : une invitation à penser avec la turbulence du monde, certes chaotique mais surtout rythmique. Comment cette forme de pensée pourrait-elle s’appliquer au climat ?

Le mouvement, le changement, la non-linéarité, n’empêchent pas nécessairement la continuité, c’est aussi ce qu’a montré Joëlle Zask en s’intéressant aux pratiques agricoles12. Parce que cultiver, « c’est dialoguer, écouter, proposer, prendre une initiative et écouter la réponse, mêler des rythmes et des logiques différentes, faire des expériences et des interprétations, prévoir sans annoncer, viser l’avenir, sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr ». C’est la force des organisations paysannes que de savoir s’adapter aux situations telles qu’elles se présentent en y répondant par des relations de solidarité et de complémentarité, qui supposent une participation active de chacun. Celle-ci n’est pas conditionnée par la recherche d’un consensus, mais bien par l’anticipation d’une mise à l’épreuve pratique des décisions13.

La continuité de l’expérience de transition dépendrait donc de la capacité d’adaptation des pratiques aux rythmes météorologiques, dans des débats collectifs étroitement liés à l’action, dans un monde « de terre et de ciel en devenir où percevoir c’est accorder ses mouvements en contrepoint aux modulations du jour et de la nuit, de la lumière et du soleil, du vent et du climat14 ».

À partir de ces deux hypothèses concernant les caractéristiques du temps de l’expérience : sa non-linéarité et sa continuité, pour penser conjointement d’une part, ses aspects sensibles, pratiques et politiques, nécessaires à l’avancée de l’enquête, et d’autre part, les processus de formation des valeurs et les mouvements du monde, nous pouvons proposer une lecture écologico-pragmatiste de l’expérience des parcs éoliens citoyens.

L’expérience des parcs éoliens citoyens
en Frise du Nord

Le temps de l’expérience des parcs éoliens citoyens est étroitement lié au temps météorologique de Frise du Nord, à ce que ses habitants en savent et en font et aux manières dont ils s’organisent pour cela.

Être concerné par les changements environnementaux :
relever des indices et faire du paysage un champ d’expérience

La Frise du Nord borde la mer des Wadden et s’étend entre terres et eaux, îles et polders, vents et marées, depuis la frontière danoise jusqu’au fleuve Eider au Nord d’Hambourg. Ses habitants et paysans en prennent soin, malgré la rudesse du climat et les conflits germano-danois, depuis le XIe siècle. Les combats réguliers avec la mer et ses raz-de-marée dévastateurs ont notamment donné naissance à des pratiques de construction et de reconstruction des digues et des terres que seules, la connaissance du Watt (des boues) et l’association de tous, pouvaient concrétiser. La force, et par suite l’autonomie de ces collectifs soudés par leurs pratiques de gestion des terres, fut reconnue administrativement par le royaume du Danemark qui attribua à plusieurs polders le statut de Landskab (mot danois pour dire paysage)15. Ce statut qui les distinguait des autres districts (Amten) a perduré jusqu’à la fin du XIXe siècle (première unification allemande). Si l’industrialisation et les années de l’Allemagne nazie ont entaché ces pratiques très ancrées et solidaires, elles n’en demeurent pas moins omniprésentes dans les imaginaires des habitants. La construction en 1954 du dernier grand polder de Frise, Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog (FWLK), qui a duré 7 ans, a plus récemment ravivé ces mémoires collectives qui sont reprises dans la mise en récit de l’expérience des parcs éoliens citoyens. 1 200 personnes ont participé à la construction de 8,7 km de digue, pour dégager une nouvelle surface habitable de 1 300 hectares, en partie destinés à l’accueil d’Allemands déplacés des anciennes provinces de Prusse Orientale après la deuxième guerre mondiale.

H. -D. Fsen n’avait que quelques mois lorsque ses parents se sont installés dans le tout nouveau polder de FWLK dans les années 1960. Il se souvient que la digue, fraîchement construite, constituait un terrain de jeu favori pour les enfants de la commune : du haut de ses 7m, elle permet, outre la luge en hiver, d’observer les îles frisonnes à proximité, les polders voisins, et le mouvement des marées. Juste de l’autre côté de la digue, les marais boueux abritent profusion de vers et de mollusques. Les va-et-vient quotidiens de la mer rythment les saisons et le temps d’accès à ces espaces. Ils constituent une des expériences fondamentales de l’habiter en Frise, pour les personnes qui grandissent juste au bord, protégées dans leurs maisons basses derrière la digue, mais aussi pour les visiteurs de passage.

Le paysage actuel de la Frise comprend 850 km de digues, et 163 polders16. Plus l’on se rapproche de la ligne de côte, plus les digues sont récentes et le vent violent, et même le ciel semble différent. La dernière digue n’est pas seulement un perchoir d’observation, elle est ce qui permet de vivre avec le vent et la mer. Sans cette digue, la vie ne serait pas possible dans les marais, les parents de H. -D. Fsen n’auraient jamais pu construire leur ferme à FWLK, les éoliennes n’auraient pas pu être érigées. La sensibilité aux variations journalières du paysage a en effet permis aux habitants d’être réceptifs à d’autres expériences visant la limitation de l’augmentation du niveau de la mer, comme l’apparition des premières éoliennes.

La construction d’une première ligne de 35 éoliennes par le chantier naval de HSW a duré d’avril 1989 à février 1990. H. -D. Fsen et les autres habitants du polder voyaient leur paysage se transformer de jour en jour. Ils connaissaient par ailleurs, et notamment par les journaux locaux, les expérimentations techniques de quelques pionniers idéalistes dans leur région et des centres de recherche financés par le gouvernement fédéral qui avaient débuté dès les années 1970 pour le projet GROWIAN ou encore sur l’île de Pellworm17. Mais là, ils pouvaient voir chaque jour la progression des travaux sur la digue devant chez eux. Ils pouvaient s’approcher, toucher les matériaux, évaluer les opérations, surtout les week-ends lorsque le chantier était désert, et qu’ils avaient plus de temps libre. L’observation du champ d’expérience qui s’était ouvert devant eux proposait des problèmes à débattre (comment ces éoliennes allaient-elles tenir ? voulait-on vivre avec autant d’éoliennes ? et si nous, habitants d’un polder en dessous du niveau de la mer n’acceptions pas de telles technologies, qui pourrait les accepter ?) autant que de nouvelles expériences à tenter (fallait-il se lancer soi-même dans l’aventure ?).

Très vite associé aux autres expérimentations éoliennes de la région, le suivi par la population de la construction de la première ligne d’éoliennes se combine avec les connaissances et les valeurs formées dans la décennie précédente, ainsi que les mémoires climatiques intergénérationnelles qui relient les habitants des polders à la mer. Des assemblées de discussion à ce sujet émergent en même temps que se fabriquent les nouveaux paysages, dans les journaux locaux, dans les cuisines, dans les syndicats agricoles, dans les institutions, dans les associations de protection de la nature. Partout l’ouverture de nouveaux champs d’expérience de l’éolien est envisagée comme une possible réponse aux différents troubles perçus : menaces du changement climatique, mouvements anti-nucléaires et difficultés économiques18. Ainsi, H. -D. Fsen et cinq autres agriculteurs ont demandé au maire du polder FWLK s’ils pouvaient construire une éolienne.

Faire ensemble et faire avec le paysage : processus de formation
des valeurs entre expérimentations pratiques et politiques

En 1991, les techniques éoliennes sont émergentes, des habitants sont prêts à tenter l’expérience, et les administrations régionales et fédérales mènent une politique expérimentale qui cherche à favoriser la diversité des éoliennes, des sites et des gestionnaires19. Ce passage d’une politique de recherche et d’expérimentation technique à un financement du développement économique marque une rupture par rapport aux développements pionniers. Il finira par créer le premier boom de l’éolien20. Il s’agissait pour la région de réaliser une grande expérience sans connaître a priori ni les formes, ni les échelles, politiques et paysagères de l’action. Ce sont les habitants éprouvés de Frise, qui connaissent l’épreuve de la mer et des précédents chantiers éoliens, qui ont fait du cumul de ces programmes et de leurs hésitations techniques une ressource pour l’action collective citoyenne.

En Frise du Nord, 200 nouvelles demandes de construction d’éoliennes sont déposées auprès de l’administration du district début janvier 199121. Au même moment, la grande ligne des 35 éoliennes de HSW est inaugurée dans le polder de FWLK. Ce n’est pourtant qu’en 1993 que le Land va s’intéresser à ce développement et proposer de nouvelles lois pour réglementer la place de l’éolien dans le territoire. Auparavant, il expérimente des procédures d’autorisation au cas par cas et un zonage à tâtons entre paysages à protéger et zones militaires. On estime à dix-huit le nombre de bureaux devant lesquels un projet de parc éolien devait être soumis, avec bien sûr de nombreux désaccords entre les différentes institutions22. Aussi pour ceux qui entrent dans l’expérience de l’éolien avant 1991, les procédures sont longues, compliquées et risquées (de nombreux projets ont été refusés) mais les possibilités d’expérimenter avec le paysage, de composer avec, sont encore larges.

C’est ainsi que quatre agriculteurs du polder de FWLK, guidés par le maire de la commune s’essayèrent à monter un projet commun. Ils tombèrent rapidement d’accord sur le fait qu’ils devaient inviter le reste du village à s’embarquer avec eux dans cette aventure éolienne. Leurs motivations étaient économiques (réunir assez de fonds pour construire une ligne d’éoliennes comme celle d’HSW), sociales (rassembler les habitants autour de leur projet qui allait transformer leur paysage quotidien) et climatiques (leur habitat en dessous du niveau de la mer les incitait à accepter avant tout le monde des technologies qui permettraient de lutter contre la possible augmentation des fréquences de raz-de-marée et de mobiliser pour cela les vents qui circulent abondamment dans le polder). Ils organisèrent ainsi de nombreuses réunions pour discuter collectivement des financements qu’ils pourraient mobiliser, des formes d’organisation qu’ils pourraient inventer, des lieux et modes d’implantation des éoliennes, en confrontant leurs visions paysagères de la vie dans le polder et les différentes technologies disponibles.

Au final, 44 habitants (soit un tiers des habitants du polder) ont participé au premier parc et, à la suite d’une demande de la banque, ils ont hypothéqué leurs terres pour garantir l’investissement en cas d’échec du projet. Ils ont constitué une société à responsabilité limitée, propriété de l’ensemble des habitants concernés qu’ils ont appelée Bürgerwindpark, parc éolien citoyen. Les relations sociales anciennes, les pratiques de soin du paysage héritées, l’attachement au lieu, les points de vue mis en partage dans les assemblées de discussion ont pesé pour garder les choses négociables dans la construction d’une fin en vue commune, et pour aboutir à une réalisation concrète.

Au même moment, une histoire similaire s’est produite dans la collectivité de Bredstedt-Land. Certains agriculteurs avaient déjà leur propre éolienne. En 1990, ce sont 16 nouvelles propositions de projets de développement d’énergie éolienne qui émergent dans la communauté de commune. Le village de Bohmstedt suivra en 1996 avec la création d’un parc réunissant 30 personnes. La Frise du Nord compte aujourd’hui 85 parcs éoliens citoyens. L’installation d’énergies renouvelables est prise comme une occasion de refaire le lien entre habitants et rythmes géophysiques du vent et de la mer, de définir comment habiter ensemble un polder, produire et consommer de l’énergie. C’est une expérience collective qui est dans le même temps sensible, pratique et politique, et qui n’hésite pas à convoquer le passé pour inventer le futur dans l’action présente en train de se faire.

Dewey aurait pu y voir la formation de nouveaux publics23, pour la transition énergétique, c’est-à-dire une participation au sens d’une contribution qui peut emmener vers plus de démocratie. Joëlle Zask distingue en effet le fait de faire partie (je participe à la vie de village où j’habite simplement parce que j’y habite), de prendre part (je participe à une réunion publique d’échange sur un projet de parc éolien), de contribuer (j’investis du temps, de l’argent, des compétences dans un projet collectif)24. Pour elle, seule cette dernière forme constitue une forme de participation démocratique à la vie publique qui est potentiellement tenable dans le temps car elle constitue une vraie forme d’engagement dans l’expérience. Le potentiel de tenue du collectif dans le temps et dans l’espace dépend toutefois de sa capacité à entretenir la mémoire des assemblées et à se réinventer en fonction des nouvelles possibilités qui s’offrent à elles, qu’elles soient techniques, sociales ou paysagères.

Mémoire des assemblées et du surplus des expériences pionnières

Les assemblées formées dans les expériences pionnières du développement éolien en Frise, ont dû évoluer en fonction des variabilités des éléments qu’elles font tenir ensemble : rythmes du vent, évolutions techniques, pratiques des habitants et des agriculteurs et impulsions financières des administrations. La souplesse et l’adaptabilité de leurs assemblages est une condition pour assurer la continuité et la poursuite de leurs expériences.

Par exemple, lorsque l’option politique et technique de repowering – c’est-à-dire de remplacement des éoliennes anciennes par de nouvelles plus hautes et plus performantes – s’est ouverte aux assemblées, les assemblées se sont donné l’opportunité de redéfinir les espaces et les formes de l’éolien mais aussi, de se ré-ouvrir en proposant à ceux-qui n’avaient pas participé dans les années 1990 de rejoindre l’expérience. C’est ainsi qu’à Bohmstedt, à la demande des agriculteurs mettant à disposition leurs terres pour les nouvelles éoliennes, le projet a été rouvert à l’ensemble des habitants de la commune. Cette demande a fait l’objet de nombreuses discussions dans l’assemblée des trente pionniers. Après-tout, n’avaient-ils pas pris tous les risques dans les années 1990 quand les autres ne voulaient pas participer ? Etait-il acceptable pour les anciens d’être mis au même niveau que les nouveaux venus en 2014 ? Il a donc été décidé de créer une sorte de filiale du parc citoyen, accueillant 400 nouveaux villageois, formant leur propre assemblée et détenant 25 % du capital du parc citoyen. L’assemblée historique des trente conserve son fonctionnement et 75 % du capital du parc. Cette solution inégalitaire est perçue comme équitable parce qu’elle est fondée sur les pratiques et la mémoire collective : les pratiques précédentes sont réinterprétées à la lumière des nouveaux besoins et mises en récit pour reconstruire le commun, en même temps qu’elles anticipent les conséquences pratiques pour les années à venir, ce qui suppose la contribution de chacun à la bonne réalisation du projet.

Les assemblées qui se forment autour de et avec les paysages se présentent en fait comme les garantes de la mémoire des expériences vécues : l’ajustement de cette mémoire au présent et aux futurs possibles, est précisément ce qui permet la continuité des expériences. Cette réinterprétation permanente n’est pas pour autant immatérielle. La répartition des terres en Frise s’est d’abord faite en fonction des participants à l’endiguement, le polder a été partagé entre ceux qui avaient tenu la bêche. Cette pratique s’est transmise et transformée en suivant l’évolution de la population dans la région. Aujourd’hui, la participation aux projets éoliens a d’abord été conditionnée au fait de posséder une terre dans la commune, pour servir d’hypothèque. Désormais, la condition est seulement de résider dans une commune pour participer au parc de cette commune. Pour reprendre les termes de Zask un « faire partie » issu d’un commun produit par le passé conditionne parfois le fait de « prendre part » au présent.

La trace de certaines expériences perdure parfois sur plusieurs générations ou siècles et la question de ce, celles et ceux qui sont laissés en dehors est fondamentale, surtout s’agissant d’enjeux tels que les changements climatiques qui concernent tout un chacun. On pourrait pour conclure ouvrir une piste de discussion sur les formes de responsabilité de l’expérience par rapport à ce surplus, par rapport à celles et ceux qui ne disposent pas de la terre, ou de l’autorisation d’investir dans les actions nouvelles, et par rapport à ce qu’on laisse en suspens comme les paysages de production des matériaux nécessaires au fonctionnement des nouvelles technologies.

L’effort de transition ou
l’épreuve du temps de transition

L’histoire de la Frise du Nord montre qu’une vision non-linéaire du temps peut être structurante et stabiliser un collectif et des paysages, que le temps de la transition peut se faire en correspondance avec les rythmes géophysiques et avec les ajustements que nécessitent les irrégularités climatiques et le travail en proximité avec ses voisins.

Cette proximité du temps et de l’espace dépend du soin porté à ce, celles et ceux qui nous entourent, en emmenant dans nos expériences le souci des conséquences de nos actions et notre engagement avec les autres, humains et non-humains. Le pragmatisme se rapproche en ce sens des théories du care. Pouvoir aller frapper à la porte de mon voisin pour lui faire part de mon projet en cours qui se trouve également dans son champ d’expérience, présente bien des avantages pour pouvoir ajuster une situation. Le problème se pose différemment lorsqu’il s’agit de négocier, faire avec et prendre en compte, ce, celles et ceux qui nous sont éloignés d’une manière ou d’une autre. Joan Tronto propose en complément de la proximité généralement sous-jacente au care que la responsabilité soit envisagée de manière relationnelle en élargissant les perspectives à ce qui nous lie aux autres au-delà de la proximité25. Se rendre attentif à ce qui fait problème au sens d’Ingold ne doit pas se limiter aux indices immédiatement visibles. Le public que mobilise et auquel s’adresse une action démocratique au sens de Dewey ne tombe pas toujours sous le sens. Il se construit dans nos transactions environnementales et dans nos relations au surplus.

L’expérience des parcs éoliens citoyens en Frise fait exister un temps différent de celui de l’urgence, un temps de l’expérience, ajustable aux rythmes géophysiques. Ce temps produit par les assemblées d’initiatives habitantes en relation avec leurs paysages, consiste à passer ensemble les épreuves pour orienter l’action collective vers plus de commun. L’apport majeur de l’expérience des parcs éoliens citoyens est de mettre en avant la valeur de ce temps éprouvé : c’est bien dans la durée, et parfois dans la dureté de l’expérience, que se construit la durabilité des relations.

La contrainte écologique forte nous invite à faire cette épreuve du temps pour savoir ce à quoi l’on tient. Elle suppose de faire exister l’analyse des problèmes climatiques et l’exploration de leurs solutions dans nos engagements quotidiens en se confrontant collectivement aux transformations en cours. Parallèlement à l’expertise des climatologues, il s’agit de remettre les pratiques habitantes au centre de notre présent, celles qui nous lient aux autres et celles qui nous lient aux rythmes des écosystèmes dont nous faisons partie, auxquels nous contribuons et auxquels nous pouvons répondre26.

Ce temps d’apprentissage, de ré-articulation entre nos pratiques énergétiques et nos environnements semble bien incompressible si nous voulons former de nouvelles cultures climatiques : c’est le temps de la formation de nouvelles valeurs qui compte. Alors la rapidité de généralisation des processus de transition dépendra de notre capacité à éprouver le temps de l’expérience, c’est-à-dire aussi, à en créer les opportunités.

1 Stefan Cihan Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? vingt ans de négociations internationales (Paris, France: Presses de Sciences Po, 2014); Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Seuil, Anthropocène (Paris, 2016) ; rapport du GIEC 2018.

2 Isabelle Stengers et Williams James, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, La Découverte (Paris, 2013).

3 Données de la Chambre d’agriculture du Schleswig-Hosltein, 31.12.2014.

4 Joëlle Zask, « Anthropologie de l’expérience », in Vie et expérimentation, Pierce James, Dewey, par Didier Debaise, J. Vrin (Mayenne, France, 2007), p. 175.

5 Tim Ingold, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description (London ; New York: Routledge, 2011).

6 Tim Ingold, « The temporality of the landscape », Taylor & Francis, Ltd, Conceptions of Time and Ancient Society, 25, no 2 (1993), p. 157.

7 John Dewey, Logique, La théorie de l’enquête (1938), trad. par Gérard Deledalle, Troisième édition 1990 (Presses Universitaires de France, 1967); Daniel Cefaï et Cédric Terzi, L’expérience des problèmes publics, EHESS, Raisons pratiques (Paris, France, 2012).

8 « The Temporalities of Energy Transition Processes », in Energy Transitions, A Socio-technical Inquiry, Palgrave Macmillan, Energy, Climate and the Environment (Cham, Switzerland: Olivier Labussière · Alain Nadaï, 2018), p. 278 et 294.

9 John Dewey, La formation des valeurs, trad. par Alexandra Bidet, Louis Quéré, et Gérôme Truc, La découverte, Les empêcheurs de penser en rond (Paris, France, 2011).

10 John Dewey et Gérôme Truc, « La réalité comme expérience », trad. par Pierre Saint-Germier, Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne] 9 (2005), p. 83 91.

11 Philip Steinberg et Kimberley Peters, « “Wet ontologies, fluid spaces : giving depth to volume through oceanic thinking.” », Environment and planning D : society and space. 33, no 2 (2015), p. 247 64.

12 Joëlle Zask, La démocratie aux champs Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond (Paris, France, 2016).

13 Joëlle Zask, Participer, Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de L’eau, Les voies du politique (Lormont, 2011), p. 189.

14 Tim Ingold, Marcher avec les dragons, trad. par Pierre Madelin, Zones sensibles, 2013.

15 Cette approche nordique du paysage, basée sur une communauté de pratiques et précédant l’apparition du genre pictural, a d’abord été décrite par Kenneth Olwig (1993) ; voir aussi : Edith Chezel et Olivier Labussière, « Energy Landscape as a polity. The case of wind power practices in Northern Friesland (Germany) », Landscape Research 43, no 18 (2017), p. 503 16).

16 Harry Kunz et Albert Panten, Die Köge Nordfrieslands., Nordfriisk Instituut (Bredstedt, 1997), p. 140.

17 Edith Chezel, « La fabrique collective des paysages climatiques, une enquête avec les parcs éoliens citoyens en Frise du Nord » (Grenoble Alpes, 2018) Chapitre 2.

18 À part une activité agricole difficile et un tourisme seulement estival, la Frise du Nord ne comptait qu’une seule industrie, celle du chantier naval HSW, elle-même en déclin à partir des années 1980. Le renoncement danois au nucléaire en 1985 et l’accident de Tchernobyl en 1986 achèvent de renforcer les convictions issues des manifestations anti-nucléaires à Brokdorf en 1981.

19 Klaus Rave et Bernard Richter, Im Aufwind Schleswig-Holsteins Beitrag zur Entwicklung der Windenergie, Wachholtz (Neumünster, 2008).

20 « La rupture dans la politique énergétique » 1986-1990 et « le premier boom de l’énergie éolienne » pour la période 1991-1995 sont des classifications que nous reprenons de Elke Bruns et al., Die Innovationsbiographie der Windenergie (Münster: Lit Verlag, 2008).

21 Ce chiffre et les suivants proviennent des archives des journaux locaux : 16,01,1991, NF Nachrichten.

22 16.06.1987, Husumer Nachrichten; 17.08.1987, Husumer Nachrichten ; 19.08.1987, Palette.

23 John Dewey, Le public et ses problèmes (1927), trad. par Joëlle Zask, Gallimard, 2010.

24 Zask, Participer, Essai sur les formes démocratiques de la participation.

25 Joan Tronto, Le risque ou le care?, Care studies (Presses Universitaires de France, 2012), p. 126.

26 Emilie Hache, Ce à quoi nous tenons, propositions pour une écologie pragmatiste, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond (Paris, 2011).