En mémoire de Jean-Claude Corteel

« Il n’y a pas d’ethnographie ni d’exotisme qui tiennent devant la gravité des questions posées, sur le plan social, par l’aménagement du monde moderne1 ». Cette phrase de Michel Leiris fait preuve d’une pensée humble et disposée à comprendre les revendications des peuples colonisés par-delà les prétentions libératrices de la pensée européenne. S’arrogeant le droit d’octroyer la plénitude de l’existence aux autochtones, la modernité politique occulte la vie des individus qu’elle entend défendre. Contre cette morale d’état-civil qui régit l’identité, le sujet doit s’affranchir du discours pour laisser apparaître les discontinuités qui le traversent. Voir les mouvements de déplacement qu’impose l’histoire aux peuples indigènes suppose tout autant de dissiper cette « identité originelle » – idéal de la colonisation – que de s’orienter avec prudence dans le hasard des évènements qui pousse à la révolte. L’européen y parvient tout le temps où il ne se bat pas pour la servitude d’un peuple comme s’il en allait de sa liberté.

Trop nombreux sont les cas de servitude volontaire qui s’alimentent du thème anthropologique cher à la modernité. Les fausses considérations téléologiques de l’émancipation et de la modernisation doivent en ce sens être abandonnées. Je crois victimes de ce qu’ils dénoncent tous ceux qui dénaturent la vie indigène sous la marque d’un système. Enregistrer l’organisation d’une société, ce n’est en rien en percevoir le sens. En décrire la structure et l’évolution, ce n’est jamais rien d’autre qu’une apposition de formes européennes, trop européennes – un colonialisme à visage humain. Comme l’écrit Michel Foucault : « L’ethnologie ne prend ses dimensions propres que dans la souveraineté historique – toujours retenue mais toujours actuelle – de la pensée européenne et du rapport qui peut l’affronter à toutes les autres cultures comme à elle-même2 ». Impérialisme occulté d’une pensée qui se veut émancipatrice, l’ethnologie ouvre à la dimension de la représentation les manifestations vitales d’autochtones réifiés.

Si j’écris ici, c’est pour mieux m’affranchir de tout discours s’inscrivant dans ce « dire vrai » de l’ethnologie. Je ne suis pas ethnologue et ne m’inclus pas dans l’héritage anthropologique du XIXe siècle. Dans ce que j’écris ici à propos de la Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas la science qui guide mes mots mais un vécu. Ma pensée paraîtra à un imaginaire naïf avoir mûri sous les niaoulis, les embruns marins et les montagnes sacrées ; mais elle a surtout eu à se modeler face au rhizome de l’identité d’un peuple colonisé et à l’hétérogénéité de sa terre. À mon regard, c’est tout un monde construit par l’insularité, le bagne, l’indigénat, l’évangélisation, le capitalisme et la révolte qui se dessine. Par-delà l’exotisme, j’y vois à l’œuvre l’intrication de la multitude sociale et la sédimentation du monde moderne. Maintenant que j’en suis éloigné, cette vitalité inscrite dans le sang de la Nouvelle-Calédonie me paraît spectrale – comme un rêve dont on garderait quelques rémanences – et ce regard, qui fut un temps le mien, m’apparaît comme celui d’un fantôme. Je voudrais toutefois tenter – par un geste qui s’apparente à un éternel au revoir – de constituer un diagnostic du présent à partir des stratifications historiques que j’ai pu voir cristallisées dans les mœurs et la terre.

L’hétérotopie disciplinaire de l’autre bout du monde : le bagne

Ce que Foucault nomme des « hétérotopies » me semble propice à une description historique de ce territoire. Selon ses mots : « il y a également et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables3 ». La Nouvelle-Calédonie est en ce sens un territoire hétérotopique. Terre bouleversée par le bagne, la réserve et la mine, elle est davantage le contre-emplacement de l’utopie moderne que son analogie directe : la métropole. Sa naissance aux yeux de l’Occident en témoigne. Par l’apposition du rêve civil de l’homogénéité et de l’universalisme de la raison, le corps politique français a sélectionné ses organes et a fomenté contre lui-même la révolte kanak. Les contre-emplacements disciplinaires du bagne, de la réserve, de la mine et de l’école ont irrémédiablement sédimenté le territoire d’une dissipation identitaire propre.

Avant tout formée par un geste de séparation de « l’homme dangereux », la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie en 1853 est marquée par l’avènement en 1860 d’une prison insulaire : le bagne. Hétérotopie de la discipline par excellence, ce non-lieu de la société civile devient l’utopie effective de la « colonisation pénale ». Faire territoire par le déploiement des forçats apparaît comme la solution la plus pertinente pour désengorger le bagne guyanais desdits prisonniers. L’entretien des détenus est devenu cher sur la terre guyanaise hostile tant l’insalubrité est grande. Sous une humidité poisseuse, les fièvres paludéennes déciment cette population et laissent le travail pénible inachevé. On va alors transférer les détenus « blancs » en Nouvelle Calédonie – de manière à préserver cette main-d’œuvre. L’archipel devient peu à peu « l’Eldorado des criminels4 ». À partir de 1864, environ 550 forçats arrivent chaque année contre 20 colons libres5. Dans ce désert de civilisation « la discipline travaille dans un espace vide, artificiel, que l’on va construire entièrement6 ». On strie l’espace lisse de la brousse par l’architecture pénitentiaire. On bâtit les villes et les mines de nickel avec les coups de pioche des forçats ; on écarte ensuite progressivement cette population du bagne pour lui donner la possibilité d’une rédemption par le travail des terres. On initie ainsi la concrétisation politique et économique de l’archipel sous l’égide de la souveraineté française7.

Travaillé par la discipline, le forçat s’apparie à l’État. Sa fonction devient exclusivement fondée sur l’exploitation de la terre et le prolongement de la norme disciplinaire. Par divers remaniements de la loi de mai 1854 sur le travail forcé, on sort progressivement ces derniers des travaux publics pour en faire des propriétaires terriens. La transvaluation des terres agricoles en propriétés foncières génère la métamorphose du forçat en bourgeois. Moins de vingt-huit ans plus tard, on décrète que « le concessionnaire (en cours de peine) peut se faire aider dans son exploitation par des personnes étrangères à sa famille, sans que le nombre de ses ouvriers soit déterminé (Dépêche ministérielle en date du 28 septembre 1882)8 ». C’est là un geste de transvaluation territoriale qui, à partir du bagne, développe l’exploitation agricole et produit une population de propriétaires fonciers. La transformation de la terre apporte avec elle la transformation de la population. Ce qu’écrit Gilles Deleuze à propos de Robinson Crusoé s’applique parfaitement au forçat : « la recréation mythique du monde à partir de l’île déserte a fait place à la recomposition de la vie quotidienne bourgeoise à partir d’un capital9 ».

L’indigence de l’indigenat : la formation de la réserve

Pour la population indigène, c’est l’indigence. L’État, s’appropriant en 1855 les terres kanak, parachève sa conquête territoriale et dessine le visage de la population autochtone sous les traits du délinquant. Plusieurs faits divers vont constituer cette image. Les nouveaux propriétaires qui écartent les populations kanak de leurs biens fonciers subissent des violences. Contraints à travailler la terre des blancs ou à concéder les leurs à des sommes dérisoires, ils deviennent le prolétariat révolté. Cette situation entraîne dès 1856 des incidents. À Saint-Louis et à Magenta, des homicides sont perpétrés entre les kanak et les « néophytes ». Les mots de l’amiral Fourichon témoignent de la fureur coloniale : « le calédonien (kanak) est intelligent mais c’est un monstre de perversité ; il faut commencer par détruire cette population si l’on veut vivre en sécurité dans le pays10 ». S’ensuivent les actes : on déploie des colonnes militaires qui détruisent villages et cultures. Cette « pacification » militarisée de Port-de-France déplace ensuite les troubles dans le nord du pays entre 1859 et 186811. Les premières délimitations de réserves apparaissent et conduisent à la révolte de 1878. En 1917, c’est la politique du « cantonnement » qui soulève le peuple kanak. La guerre territoriale – aggravée par la confiscation des terres – installe l’animosité au cœur de ce peuple d’insoumis. Cette histoire est bien connue des néo-calédoniens, loin de moi l’idée de la réécrire. Je voudrais simplement reprendre le rapport entre les mots et les choses qu’il organise. Car il me semble, dans cette histoire, que le peuple kanak fut comme pris au piège du discours scientifique moderne – qui l’entraînait irrémédiablement vers un « parc humain ». Deux éléments me paraissent en ce sens essentiels dans le propos de l’amiral Fourichon : le « monstre » et la « sécurité ». Il m’a semblé que pour comprendre ce que, à la suite de ces révoltes, l’indigénat va produire comme déplacement identitaire du peuple kanak, il fallait les éclaircir.

Pour ce qui est du « monstre », il est caractéristique de l’historisation « primitive » de la population kanak sous l’égide de l’épistémè moderne. La monstruosité du mélanésien sous-tend la perversité caractéristique de la sauvagerie des peuplades archaïques. Comme l’écrit George Canguilhem : « pour un organisme d’espèce donné, la monstruosité d’aujourd’hui c’est l’état normal d’avant-hier12 ». Il faut voir dans le thème du monstre une naturalisation du peuple kanak et comprendre qu’en lui prêtant un visage prémoderne, on le déclare hétéronome ou dépendant. Il devient l’être mineur que l’on doit mettre sous la tutelle de l’homme moderne et de son système d’économie politique. En cela, il me semble que du propos génocidaire de l’amiral émerge un préjugé notoire : le kanak n’est pas le contemporain de l’européen. Il est d’avant-hier. Cette « vérité » ethnologique l’établit dans un lieu en dehors du temps, en marge de l’espace civil : la réserve. Comme l’écrit Deleuze : « le concept de vérité ne se détermine qu’en fonction d’une typologie pluraliste. Et la typologie commence par une topologie13 ». La constitution topologique de la réserve comme milieu naturel est constitutive d’une vérité typologique sur l’archaïsme du kanak. La naturalisation de cette population indigène est corrélative à la naturalisation de son milieu dans une préhistoire. C’est là que se trouve le lien avec le thème de la sécurité. Comme l’écrit Foucault : « les dispositifs de sécurité travaillent, fabriquent, organisent, aménagent un milieu avant même que la notion ait été formée et isolée14 ». Antérieure au concept biologique de milieu, la sécurité de l’État moderne naturalise et dispose les indigènes en dehors de l’histoire pour en contrôler l’espace. Par cette marginalisation des peuples autochtones, une asymétrie temporelle se dessine en corrélation avec une asymétrie spatiale, transfigurant ainsi l’« identité primitive » des kanak.

En 1895, le Dr J.-B. Maurice Vincent ouvre son Esquisse ethnographique avec ces mots : « les Néo-Calédoniens ou Canaques de la Nouvelle-Calédonie en étaient à l’âge de pierre lorsque nous avons pris leur île en 185315 ». Autrement dit, par la prise de la Nouvelle-Calédonie, les français la libèrent de son anachronisme. La considération « préhistorique » de cette terre – désert de rationalité – marque le corps et l’esprit du peuple kanak. Par la normalisation biopolitique, on dessine le kanak sous les traits d’un monstre néandertalien. Comme l’écrit Leenhardt : « l’anthropologie a montré comment le Néo-Calédonien a, dans sa structure physique, son squelette et ses muscles, des détails qui rappellent ceux de l’homme de Neandertal et sont parfois plus primitifs que ceux de cet homme de la préhistoire16 ». Cette primitivité physiologique se reporte dans la primitivité psychologique de ce peuple. Elle déplace la temporalisation primitive du kanak dans l’ordre de la représentation sous la forme d’une phénoménologie mythique. Le Do Kamo de Leenhardt caractérise une pensée de l’homme non discursive qui apparait comme l’autre de la raison sous son œil de pasteur.

Par l’éducation religieuse, ce dernier relève que la pensée mythique s’oppose à l’espace. « Le mélanésien ne peut avoir de notion claire de l’espace, il ne peut établir de distance entre le monde et soi, ni ordonner une succession de plans ni les distribuer17 ». Le kanak ne peut en cela prendre concrètement en charge un territoire : d’où sa légitime dépendance. Toutefois, Leenhardt s’étonne. En expliquant la réalité géographique de la ville mythique de Jérusalem à des kanak évangélisés, il voit s’éveiller l’entendement par l’affect religieux. « Quand ce nom, celui de Jérusalem, […] surgit pour désigner un lieu très concret, la surprise née du contraste du mythique et du réel ébranle la pensée… et c’est une expansion de celle-ci dans un espace qu’il ignorait auparavant18 ». L’évangélisation permet d’établir la conversion du kanak en grenouille de bénitier et plus largement, d’en faire un être civilisé ; peut-être même un futur bourgeois qui possédera la terre. Toutefois, avant l’avènement de cette « modernisation » des mentalités kanak, l’espace qui leur échappe reste sous la tutelle des français. Le kanak étant un être mineur, il ne peut en faire un usage civil et économique.

L’économie de la roche : le nickel, une ouverture vers le capitalisme mondial

On cartographie donc, par la positivité du savoir scientifique moderne, le territoire de manière à favoriser les exploitations coloniales en ignorant les terres kanak. Entre 1895 et 1901, lesdites terres kanak se réduisent de 60 % en même temps que cette population s’amenuise. Après la révolte de 1917, le recensement de la population kanak dénombre un nombre d’individus inférieur à 27 000, alors qu’on estimait ladite population à 70 000 en 186919. C’est précisément là une conséquence du thème sécuritaire. La réserve permet non seulement de définir un milieu de vie pour une population déjà naturalisée sous les traits du monstre mais aussi de la faire progressivement disparaître. En réduisant les terres, en détruisant les récoltes et les pirogues, elle achève de naturaliser le peuple kanak sous une forme délictueuse de voleur et d’assassin. Plus ces laissés pour compte deviennent les ennemis de la civilisation par effet de coercition, plus les traits du délinquant se naturalisent. C’est alors que la stratégie coloniale se concrétise économiquement. Par l’amenuisement de l’espace hétérotopique kanak, le principe de l’« indigénat » invite à la recomposition de la vie bourgeoise européenne par le contraste des richesses le plus total. Comme l’écrit Jules Garnier : « la colonisation n’a presque rien à attendre du travail effectif du kanak20 ».

Après la découverte de l’or et du charbon en 1860, on s’attèle à la tâche de révéler la richesse cachée de la terre. En 1867, l’ « or vert » (le nickel) est découvert et les objectifs de son exploitation sont déjà présents à l’esprit des colons. On considère dans cette fin de XIXe siècle – marquée par la révolution industrielle – que l’émancipation du territoire va passer par le développement des mines de nickel. Il s’agit d’inclure la Nouvelle-Calédonie là où le commerce international bat son plein. Jules Garnier écrit à ce propos : « aujourd’hui que l’emploi du nickel dans les aciers supérieurs est entré dans la pratique courante des métallurgistes du monde entier, la consommation du nickel a atteint le chiffre de 10 millions de kilos par année et ce n’est qu’un début. Il est donc important de rechercher si les mines de la Nouvelle-Calédonie peuvent en fournir indéfiniment21 ». En découvrant la profusion du nickel calédonien, Jules Garnier va participer activement à son développement en faisant breveter une méthode de raffinement du nickel dont usera la Société Le Nickel – son acronyme SLN deviendra le nom de cette société par la suite. John Higginson, Jules Garnier et Henry Marbeau qui dirigeaient alors cet empire naissant, exportèrent le précieux minerai à un prix défiant toute concurrence. « Les clients anglais, allemands, autrichiens de la Société Le Nickel sentaient bien que cette dernière ne faisait patte de velours que temporairement et que, une fois son stock épuisé, elle changerait sans doute d’attitude. Aussi, prévoyant ce moment, envoyaient-ils en Nouvelle-Calédonie des agents chargés d’étudier la situation et de voir en même temps la possibilité de créer des exploitations pour leur compte. Ces agents s’acquittaient généralement de leur tâche avec un zèle remarquable et entretenaient chez les mineurs l’esprit de spéculation qui, en Calédonie, est développé au suprême degré22 ».

Dans le dépassement de la simple physiocratie des exploitations agricoles se dessine une économie des avantages comparatifs que le colon se doit de mettre en place pour le développement rationnel du territoire. On découvre que la côte ouest est aussi riche en or vert que la côte est – qui jusqu’à la fin du XIXe siècle était considérée comme la seule source de nickel. Le territoire apparaît dès lors comme un fond indéfini de richesses minières. L’or vert de Nouvelle-Calédonie va s’écouler à travers le monde. La main-d’œuvre bon marché devenant une nécessité, des flux d’immigration apparaissent. Au XXe siècle, les choses s’accélèrent. La Première Guerre mondiale engendre une course à l’armement qui dynamise le secteur. Des travailleurs venus d’Indonésie et du Vietnam s’accumulent comme force de travail. L’industrie se place alors dans les premiers rangs mondiaux. Avec la Seconde Guerre mondiale ce sont les wallisiens et le tahitiens qui immigrent. Cette force d’immigrants se développe librement alors que le peuple kanak est toujours cantonné au sein des réserves.

Les kanak sont les grands oubliés de ce développement industriel. Dès 1900, ils doivent s’acquitter d’un impôt de capitation qui les oblige implicitement à travailler les terres des blancs : ce qu’ils gagnent est repris par l’État. En 1922, on impose des prestations obligatoires : la population kanak doit travailler douze jours par an pour l’État. La rémunération de cette population est, pour ainsi dire, inexistante. On la détourne de la sphère du travail ; il ne lui reste pour survivre que le partage communautaire et la rapine. En élidant cette population dans la réserve au-delà du marché du travail, c’est le communautarisme économique qui se développe. L’essor industriel constitue en cela une guerre larvée contre le peuple kanak par voie de marginalisation communautaire. En même temps que l’on ouvre à d’autres peuples les portes de l’industrie et de la propriété, on maintient cette population dans l’indigénat. Les souvenirs d’écolier de Jean-Marie Tjibaou montrent bien la répercussion identitaire de cette marginalisation : « à Saint-Louis, les Kanak mangeaient dans le couloir qui menait au WC […] je m’en souviens, c’était comme ça. Les Blancs ne se mélangeaient pas avec les Noirs. Je trouvais ça un peu drôle. Chez les sœurs, les blanches avaient des chaussures, les Noirs non ; seulement des souliers en plastique, sans chaussettes. Les sœurs wallisiennes avaient aussi des chaussures ; les Kanak, c’était toujours la racaille23 ». Ce souvenir, je le partage. Ces signes perdurent encore aujourd’hui bien que la mixité soit plus grande.

Il me semble en cela que la fin de l’indigénat est corrélative non seulement à une expansion de l’industrie mais aussi à une technique de « modernisation » de ce peuple qui le préserve dans la marge de l’imaginaire occidental sous le coup de la dépendance. Rendre les kanak citoyens en 1946 et leur donner le droit de vote en 1957 écarte la révolte durant un temps. Le « boom du nickel » des années 1960 ne leur profite que partiellement mais pacifie les relations par l’ouverture à la propriété. La Société minière du Sud Pacifique appartenant à Henri Lafleur s’accapare tout le bénéfice, ne laissant aux autochtones qu’une maigre compensation salariale. Il faudra attendre les « évènements » de 1984-1988 et les accords de Matignon pour rééquilibrer la balance territoriale. Après la résolution politique, c’est un conflit économique mené par Paul Neaoutiyne (président de la province Nord) et André Dang (PDG de la SMPS) qui débouche sur l’obtention par la province kanak de la majorité des parts de l’usine du nord. La réappropriation de la SMSP à Koniambo et la création de l’usine en partenariat avec Falcone Bridge marque un tournant économique majeur pour la province Nord (voir la carte en page 206). Les leaders politiques kanak s’assurent une place privilégiée dans le capitalisme mondial avec 51 % des parts de l’industrie : peut-être est-ce là le geste d’une ultime aliénation. La spéculation s’étend à toute la population sous l’appareil de capture capitaliste. La marge devient une périphérie en même temps que la révolte se transforme en vote indépendantiste.

Pour en finir avec l’asymétrie

Par cette errance historique, on peut voir se dessiner une identité plurielle conjuguant l’hétérotopie et le social. Transvaluation de la terre et métamorphose des individus s’accompagnent mutuellement vers notre présent. Je crois que ces valeurs terrestres et morales se sont non seulement sédimentées dans la terre mais aussi dans les mœurs de la population. Le temps et l’espace sont démultipliés en Nouvelle-Calédonie. D’aucuns considèrent encore le peuple kanak comme archaïque et donc hétéronome – sans jamais lui reconnaître l’évidence de sa contemporanéité. En mimant la bourgeoisie métropolitaine, les loyalistes s’écartent dans le temps et l’espace de ce peuple indigène ; ils restent eux-mêmes prisonniers d’une idéologie du XIXe siècle en se posant en modèles du progrès technologique et des bonnes mœurs. Les traits du délinquant et de la marginalité caractérisent encore aujourd’hui les kanak. On les déclare déracinés de la tribu, en errance dans la ville. N’est-ce pas là le prolongement de la politique du cantonnement par d’autres moyens ? En divisant économiquement cette population, le syncrétisme bourgeois s’étend à l’élite kanak. On lui jette alors l’opprobre sous les traits de l’individualisme : l’élite ne participe plus du communautarisme des tribus et profite, dit-on, de la modernité. À cela s’ajoute le discrédit qui porte sur l’enrichissement personnel des leaders indépendantistes alors que toute la classe politique de ce pays s’enrichit impunément. Le kanak reste un voleur, même élevé au plus haut rang de son administration, il est dépendant de la France.

Je crois pour ma part qu’on ne se débarrasse des préjugés et des actes surannés que lorsqu’on se considère comme contemporain de ce peuple et de sa terre. Il faut définitivement sortir de la pensée bourgeoise du XIXe siècle. Ce n’est pas le kanak que l’on doit moderniser mais la pensée européenne que l’on doit libérer de son anachronisme. Par de-là les conflits identitaires et territoriaux, je crois qu’il faut reconnaître la multitude qui nous traverse et les relations qui nous lient aujourd’hui. Afin que l’asymétrie historique disparaisse à jamais, il faut faire mourir l’illusion moderniste de l’homme. Le déracinement, l’errance et la métamorphose de notre identité néo-calédonienne doivent devenir une force et non se cantonner à une faiblesse identitaire. Car tous, nous sommes transformés par cette terre où, même si on n’y est pas né, on y renaît. Ce pays constitue la rencontre fortuite d’individus que la République française n’a pas unifiés sous l’universalisme abstrait de l’homme moderne mais démultipliés, métamorphosés et modulés. Sur les ruines de l’enfer colonial, il faut bâtir, dans le concret des relations sociales et de la terre, une nouvelle écologie politique. « Alors le déracinement peut concourir à l’identité, l’exil se révéler profitable, quand ils sont vécus non pas comme une expansion de territoire (un nomadisme en flèche) mais comme une recherche de l’autre (par nomadisme circulaire). L’imaginaire de la totalité permet ces détours, qui éloignent du totalitaire24 ».

1 M. Leiris, L’Afrique Fantôme, Paris, Gallimard, Tel, 1982, p. 13.

2 M. Foucault, Les mots et les choses, archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1966, p. 388.

3 M. Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2010, p. 15.

4 L. Moncelon, Le bagne et la colonisation pénale à la Nouvelle-Calédonie par un témoin oculaire, Paris, Bayle, 1886, p. 128.

5 Ibid, p. 18.

6 M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, coll. Hautes Études, 2004, p. 21.

7 Voir la loi du 30 mai 1854 sur « la colonisation pénale ».

8 L. Moncelon, Le bagne et la colonisation pénale à la Nouvelle-Calédonie par un témoin oculaire, op. cit., p. 21.

9 G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les éditions de Minuit, Paradoxe, 2004, p. 15.

10 A. Saussol, L’héritage, essais sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Publication de la société des océanistes, 1979, p. 65.

11 Ibid, pp. 155-187.

12 G. Canguilhem, « La monstruosité et les monstres » in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1971, p. 179.

13 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, Quadrige, 2009, p. 120.

14 M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, op. cit., p. 22.

15 J.-B. Maurice Vincent, Les canaques de Nouvelle-Calédonie, esquisse ethnographique, Paris, Augustin Challamel, 1895, p. 7.

16 M. Leenhardt, Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, Tel, 1985, p. 45

17 Ibid, p. 282.

18 Ibid, p. 287.

19 M. Pierre, « Démographie des Néo-Calédoniens » in Journal de la Société des océanistes, tome 9, 1953, p. 102.

20 J. Garnier, Voyage autour du monde, la Nouvelle-Calédonie côte orientale, Paris, Plon, 1901, p. 368.

21 Ibid, p. 376.

22 Union agricole Calédonienne, Notice sur la Nouvelle-Calédonie, ses richesses, son avenir, rédigée pour l’exposition universelle de 1900, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 1900, p. 172.

23 J.-M. Tjibaou, La présence Kanak, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 259.

24 É. Glissant, Poétique de la relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p. 30.