La lutte actuelle de milieux universitaires contre le projet de Loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR) respecte un rituel désormais bien connu. Nos différents gouvernements successifs (UMP, LR, PS, LREM) sortent de leur manche une « réforme » censée améliorer la « compétitivité » de la recherche et des universités françaises par rapport à leurs concurrentes étrangères. Sous l’impulsion (ou l’excuse) d’un alignement sur le processus de Bologne de standardisation européenne, ces gouvernements justifient ces réformes par le besoin de « moderniser » des statuts et des institutions devenues obsolètes, accusées d’entretenir une médiocrité égalitariste (passéiste) et d’étouffer une « excellence » seule capable d’encourager « l’innovation » (nécessaire à ne pas rater le train du futur).
Face à ces attaques plus ou moins frontales ou détournées contre leurs modes de fonctionnement, les communautés universitaires réagissent avec un mélange d’automatisme pavlovien et de bonne-franquette désorganisée. Les UFR (Unités de formation et de recherche) sont en grève, des pétitions sont mises en ligne, des graffitis couvrent les murs, des démissions s’affichent, tandis que les assemblées générales se multiplient et que les manifestations sillonnent les rues. À l’exception notable de l’opposition au CPE (contrat première embauche) en 2006, ces mobilisations ne sont jamais victorieuses : nous subissons aujourd’hui la LRU (loi sur l’autonomie des universités de 2007), l’ANR (Agence nationale de la recherche créée en 2005), le HCERES (Haut conseil d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur de 2013, remplaçant l’agence de même nom de 2006), l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiant.es extra-communautaires et enfin, le décret d’application de certaines clauses de la future LPPR qui a déjà été publié au Journal Officiel.
Ce conflit permanent s’appuie sur un nouvel imaginaire commun, proche de l’ancien imaginaire des années 1960, pour lequel l’étudiant·e est responsable du maintien d’une certaine dose d’antagonisme social, dose mesurée par la durée limitée des études supérieures, antagonisme souvent indifférent au détail de ce à quoi on s’oppose.
Comment aller au-delà de la forêt d’acronymes dans laquelle le gouvernement veut attirer les « bons éléments » et perdre les récalcitrants ? Parmi les nombreuses grilles déjà à notre disposition pour comprendre ces conflits, le texte qui suit sélectionne quelques angles de vue susceptibles de favoriser une mutation désirable de nos universités – aujourd’hui suffoquées par le double effet de contre-réformes calamiteuses (parce que pariant sur un avenir fourvoyé) et de résistances infructueuses (parce que nostalgiques des temps révolus).
La privatisation croissante des universités publiques va à contresens de la socialisation nécessaire des entreprises privées
Les contre-réformes qui se succèdent depuis vingt ans tendent toutes à aligner le fonctionnement des services publics sur le modèle censé supérieur des entreprises privées. Flexibilisation de l’emploi, remplacement des postes titulaires par des contrats précaires, autonomie administrative des universités, financements par projets : le New Public Management prétend augmenter l’efficacité en soumettant tout et n’importe quoi au dogme de la compétition entre individus rivaux, comme l’a affirmé Antoine Petit, PDG du CNRS, réclamant « une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies ».
Les conséquences sociales et écologiques désastreuses de cette idéologie reagano-thatchérienne dans les pays qui s’y sont le plus affidés (USA, Royaume Uni), suffisent à prouver sa nocivité. À l’heure où les entreprises pensent devoir se réclamer d’une « mission sociale » pour tempérer les effets les plus pervers de leur aveugle compétition financière, à l’heure où certains gouvernements tentent d’inscrire cette responsabilité sociale dans leurs lois, les universités sont appelées à sacrifier leur service du bien commun sur l’autel de la sacro-sainte compétitivité !
En même temps que les communs (écologiques, économiques, technologiques, cognitifs) apparaissent comme la base indispensable de toute prospérité individuelle, ces contre-réformes individualisent à bras raccourcis tous les niveaux de la vie universitaire. Les frais d’inscription sont censés s’aligner sur les bénéfices individuels tirés de l’acquisition d’un diplôme : les écoles de commerce et Sciences-Po Paris ont ouvert la voie, les étudiant·es extra-communautaires sont désigné·es pour assurer le relai, avant qu’on ne demande très bientôt à tout le monde de s’endetter individuellement pour la vie.
Tous ces éléments révèlent le profond contresens historique dont relèvent les politiques universitaires des gouvernements récents. Face aux menaces de dislocation sociale et d’effondrement écologique causés par l’exacerbation d’une compétition uniquement indexée sur les prix de marché et sur les profits financiers, les seules politiques universitaires acceptables doivent réorienter l’éducation supérieure et la recherche en les considérant (et en les finançant) comme des biens communs, relevant d’objectifs sociaux et écologiques irréductibles aux seuls signaux marchands.
La situation des universités françaises doit être resituée dans des évolutions internationales qui renversent les rengaines comparatistes habituelles
La misère des universités françaises et la médiocrité frileuse de ses enseignant·es chercheur·es sont souvent mises en contraste avec les cultures d’excellence compétitive qui assureraient le triomphe des institutions anglo-saxonnes, désormais émulées par les pays d’Extrême-Orient. Ce mythe a toutefois de plus en plus de plomb dans l’aile, au point d’interdire toute comparaison simpliste.
D’une part, « les universités américaines » n’existent pas : entre les dotations faramineuses dont disposent les fondations privées de l’Ivy League1 et la misère des community colleges ouverts aux populations moins favorisées, aucune comparaison n’est possible – et la dépense moyenne de 26 217 $ par étudiant·e (opposée aux 10 638 $ de la France en 2015) ne correspond pas à grand-chose de concret. Mais surtout, le modèle de financement américain, qui pousse les étudiant·es à entrer dans la vie professionnelle avec des dettes de plusieurs centaines de milliers de dollars, s’avère être la cause à la fois de calamités sociales (vies surexploitées et étranglées par les remboursements, faillites, évictions) et de fragilités financières systémiques (de nombreux analystes y voient la bulle dont l’explosion causera le prochain crash financier international2). La campagne des Primaires démocrates à l’élection présidentielle de 2020 a mis la nécessaire réforme de l’individualisation des coûts de l’éducation au cœur de ses débats.
Quant aux réformes des universités britanniques, elles ont généré des contre-productivités spectaculaires du côté du travail des enseignant·es chercheur·es (accaparé·es par la rédaction, la gestion et l’évaluation tous azimuts d’un monde scandé au seul rythme des appels à projets), tout en conduisant au bord de la faillite financière des institutions dont la hausse des frais d’inscription (triplés jusqu’à un maximum de 9 000 livres) devait assurer la prospérité. Les grèves qui, en ce mois de mars 2020, affectent aussi bien les universités californiennes que britanniques, dans une lutte parallèle contre une même ubérisation (« contrats zéro heures »), suggèrent que, là aussi, le remède est pire que le mal.
La précarisation croissante des emplois universitaires doit être endiguée par des reconfigurations internes autant que par l’apport de nouvelles ressources externes
Contrairement à une idée reçue, les emplois liés à la recherche ont augmenté en France au cours des dernières années, passant, selon l’OCDE, de 251 600 en 2005 à 383 800 en 2015. Comme l’analyse bien Isabelle This Saint-Jean dans AOC, l’essentiel de cette croissance a été le fait des entreprises privées plutôt que de l’État (lequel est en augmentation plus légère, de 97 000 à 111 800 en « équivalents temps plein »).
Au sein des universités, toutefois, la situation des enseignant·es-chercheur·es titulaires s’est considérablement dégradée, puisque le nombre de postes a au mieux stagné, au pire chuté (dans les filières d’humanités et de sciences sociales). La part majeure de la croissance des emplois universitaires s’est concentrée sur des fonctions administratives, qui sont passées de 21 % à 30 % des dépenses totales, tandis que la part du budget consacrée aux enseignant·es diminuait de 51 % à 42 %. Les postes de maîtres de conférences pourvus par concours ont baissé de moitié entre 2006 (1984 postes) et 2018 (978 postes) – et cela alors même que le nombre d’étudiant·es inscrit·es à l’université augmentait de 13 % (passant de 1 421 000 en 2005 à 1 615 000 en 2018)3.
La conséquence de ces choix budgétaires est la dégradation générale des conditions d’accueil des étudiant·es, dont par ailleurs 20 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté, malgré l’augmentation du nombre de celles et ceux qui doivent travailler pour financer leurs études. La situation serait encore infiniment pire si les universités ne multipliaient pas les emplois précaires, qui sont souvent payés au taux horaire de 9,86 € brut, soit au-dessous du SMIC, et avec une moyenne de 8 mois de retard dans le paiement des salaires. Ce précariat constitue 40 % des postes administratifs et 70 % des enseignant·es au niveau des cours de licence. « L’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique estime à 13 000 le nombre de postes de maîtres de conférences actuellement remplacé·es par le recours aux vacataires, soit 20 % du nombre actuel d’enseignant·es chercheur·es titulaires4 ».
Cette situation catastrophique appelle deux réactions. D’une part, il est impératif que l’État révise ses choix budgétaires pour sortir les universités de la misère où il les maintient depuis le début des réformes supposées les doter de leur « autonomie ». Le budget de l’enseignement supérieur était de 13,4 milliards d’euros en 2018, n’ayant augmenté que de moins de 10 % en dix ans (chiffre inférieur à l’augmentation du nombre d’étudiant·es). Par comparaison, le Crédit Impôt Recherche coûte 6 milliards d’euros par an au budget public (alors que son impact réel est difficilement perceptible), le budget militaire est proche des 60 milliards et les entreprises du CAC 40 ont distribué 60 milliards à leurs actionnaires en 2019. Ce n’est pas l’argent qui manque pour permettre aux universités de fonctionner dans de bonnes conditions financières. En persistant à développer la précarisation (CDI de chantier, tenure track5) et à généraliser la compétitivité darwinienne (ANR et projets ponctuels plutôt que financements pérennes), la LPPR nous englue dans les illusions d’une idéologie reagano-thatchérienne périmée.
Mais prendre véritablement le tournant du XXIe siècle implique aussi des transformations intérieures à la vie institutionnelle, en particulier pour atténuer la rigidité des barrières disciplinaires qui entravent souvent les carrières. Le monde universitaire hexagonal tolère et entretient des hiérarchies nauséabondes entre professeur·es et maîtres de conférence, entre titulaires et précaires, entre personnels enseignants et personnels administratifs, entre enseignant·es chercheur·es et étudiant·es, hiérarchies que les systèmes anglo-saxons, malgré tous leurs défauts, sont parvenus à rendre moins oppressantes. Bien davantage que de réformes top-down, et tout autant que de financements accrus, les universités françaises ont besoin d’une nuit du 4 août, qui secoue les privilèges d’Ancien Régime structurant encore aujourd’hui la culture universitaire.
Une bonne part des différents malaises vécus par les universités tient à leur prise en compte insuffisante des avancées de notre niveau commun d’éducation et de capacités critiques
Les mouvements qui ont agité les universités et les sociétés occidentales à la fin des années 1960 méritent d’être considérés comme la conséquence d’une élévation rapide, non seulement du niveau de vie, mais aussi du niveau d’éducation. Il en va de même aujourd’hui : les facilités inédites d’accès au savoir et à l’information apportées par le développement des cultures numériques ont introduit un décalage important entre les attentes des étudiant·es et les offres pédagogiques. Même s’il est difficile de généraliser, et même si des mutations sont en cours depuis bien avant le déploiement d’internet, de très nombreux enseignements universitaires répondent encore à des modes d’interaction hérités de la première moitié du XXe siècle.
Pour le dire très vite : les universités pensent encore devoir transmettre (de haut en bas) des savoirs disciplinaires théoriques (largement disponibles en livres ou en ligne), là où les étudiant·es auraient davantage besoin d’apprendre 1° à développer pratiquement, 2° à situer relationnellement, 3° à articuler comparativement et 4° à relativiser anthropologiquement ces savoirs disciplinaires (tels qu’ils sont inculqués à travers leur lot d’outils analytiques, d’appareillages de mesure et de recettes de fabrication). La tâche propre de l’université devrait être de rendre plus rigoureuses non seulement une manipulation mais aussi une critique des savoirs disciplinaires, manipulation et critique qui sont devenues bien plus endémiques qu’elles ne l’étaient il y a un demi-siècle.
De même que les pouvoirs politiques se trouvent en peine de gérer des populations de plus en plus ingouvernables, de même les universités se trouvent-elles devoir former des populations étudiantes de moins en moins facilement « enseignables » – au sens où ces populations se trouvent désormais dotées de capacités qui les rendent revêches à se faire traiter comme de la matière informe, disposée à recevoir passivement les « signes » qu’on imprimera « en » elles.
Il y a donc toute une série de mutations à imaginer et à implémenter au sein des universités, pour adapter les modes de construction des connaissances et des compétences aux niveaux désormais permis par l’intensification de nos communications en réseaux – à la fois pour tirer parti des vertus de ces réseaux et pour remédier à leurs écueils.
Les valeurs et hiérarchies structurant le couple « enseignement-recherche », au sein d’un paradigme hérité du capitalisme industriel, demandent à être amendées et complémentées par la promotion de pratiques d’« étude », nécessaires à affronter les défis écopolitiques actuels
Nos universités sont encore (voire de plus en plus) structurées par la domination d’une ambition de « recherche », indexée sur l’impératif d’« innovation », trônant sur une ambition de « formation », fréquemment réduite à la transmission de connaissances disciplinaires déjà constituées. Cette domination induit une concentration des dépenses, des attentes et des procédures d’évaluation autour des sciences dites « dures », dont les résultats peuvent se traduire en termes d’innovations techniques et de projets industriels. L’université doit produire (si possible à la chaîne) des « outils de production » de deux types, différenciés mais complémentaires : d’une part, des connaissances scientifiques (brevetables), susceptibles de générer de nouveaux objets techniques industrialisables, garantissant des profits financiers à moyen terme ; d’autre part, des travailleurs intellectuels capables de manipuler ces nouvelles connaissances et d’en renouveler le stock à long terme par leur capacité d’invention (« capital humain »).
Cette conception industrielle de l’université s’est progressivement imposée au cours du XXe siècle, au sein d’un milieu intellectuel qui restait encore nourri de disciplines « douces », héritées de la culture classique (littérature, histoire, philosophie, esthétique, anthropologie). La perte de prestige symbolique de ces dernières, couplée avec le statut ambigu de « sciences sociales » (sociologie, linguistique, économie), a débouché sur une hégémonie aujourd’hui à peine dissimulée de technosciences dont les ambitions quantificatrices se connectent idéalement avec les conquêtes de la numérisation.
Or, le « développement » techno-industriel imposé à la planète au cours des deux derniers siècles s’avère aujourd’hui relever d’un extractivisme écocidaire, dont il est urgent de nous arracher collectivement. Nos universités doivent impérativement tempérer les excès avérés de l’hégémonie technoscientifique en mettant au cœur de leurs activités – et donc de leurs financements – des pratiques d’enseignement-recherche et d’enseignement mutuel comme les départements de cultural studies en ont montré la voie. L’implication de ces enseignements et de ces recherches dans les mouvements sociaux est une forme de mise à l’épreuve, c’est ce qui en fait des « laboratoires ».
Les universités doivent donc prendre enfin les mesures nécessaires – promises depuis 50 ans par l’ambition de démocratisation – pour devenir les principaux agents de la promotion active de notre intelligence commune
Tous les discours tenus sur la « démocratisation de l’accès à l’éducation supérieure » (et tous les progrès considérables réalisés à ce titre) sont venus buter sur l’ombre que projettent sur les universités le prestige et les financements supérieurs accordés aux « grandes écoles ». S’il veut réellement prendre le contre-pied du darwinisme social affiché dans les plus hautes sphères dirigeantes, le tournant actuel doit faire le pari de la radicalité – et se fixer trois objectifs proprement révolutionnaires.
D’une part, ses partisans doivent récuser ouvertement non seulement le discours de « l’excellence », mais tout autant l’idéologie méritocratique. La révolution (interne) consiste ici à mettre en acte le postulat de l’égalité des intelligences, et à offrir à toutes et tous les conditions et les moyens de prouver les mérites de la forme d’intelligence qui leur est propre – sans attribuer davantage de « mérite » à l’une qu’à l’autre.
Cela implique, d’autre part, une révolution (institutionnelle) qui accueille une pluralité de formes d’intelligence de façon à les faire contribuer différentiellement à des études communes. Les universités doivent pouvoir développer – sur la base de financements équivalents à ceux des grandes écoles – des études capables d’intégrer une pluralité de formes de connaissances hétérogènes et apparemment incompatibles entre elles, que ces formes relèvent de la neurodiversité ou de la multiculturalité (non seulement ethnique, mais aussi disciplinaire, professionnelle, générationnelle et sociale). La coexistence de vérités contradictoires est le véritable défi que doivent pouvoir relever les études universitaires du XXIe siècle.
Enfin, l’implémentation effective de cet accueil d’expériences réellement différenciées d’un point de vue social exige une révolution (économique) qui instaure non seulement un salaire étudiant (selon l’exemple danois de 750 € par mois), mais un revenu universel d’existence. Qu’on préfère un système relevant du « salaire à vie » (Bernard Friot), du « revenu contributif » (Bernard Stiegler) ou du « revenu de base » (promu par le MPRB), les modalités divergent, mais l’enjeu fondamental est le même : émanciper les esprits du chantage au chômage, de façon à permettre à tout le monde, jeune ou moins jeune, de contribuer périodiquement à nos études communes. Non pas tant faire de la vie une université, qu’ouvrir réellement l’université à tous les âges et à toutes les conditions de la vie – comme avait commencé à le faire l’expérience de Vincennes.
Les études universitaires ne pourront secouer le joug de l’évaluation néolibérale qu’en remettant en question leurs principes pédagogiques de notation et nos procédures de valorisations sociales
Enseignant·es et chercheur·es ont raison de dénoncer la multiplication et la contre-productivité des formes d’évaluation auxquelles leur travail est actuellement soumis. Il est toutefois trop rare de les voir étendre leur dénonciation à leur propre rôle de distributeur·es de bonnes et mauvaises notes à leurs étudiant·es. En acceptant et en alimentant une culture pédagogique reposant sur les notes, sur la compétition et sur les palmarès, leurs pratiques d’enseignant·es démentent en partie leurs revendications de chercheur·es.
L’emballement des évaluations de la recherche est à interpréter à la fois par rapport aux micro-politiques de notation dans la salle de classe et par rapport aux macro-politiques des valeurs héritées de notre idéologie du « développement » et de la « croissance » économiques. La profonde mutation écopolitique qui s’impose à nous pour éviter de rendre inhabitable la seule planète où nous puissions subsister, exige une radicale réévaluation des valeurs qui (dés)orientent nos comportements actuels et futurs. Plutôt qu’à des discours moralistes sur « les valeurs » (discours qui méritent d’être abandonnés aux prêcheurs et aux satiristes), les études universitaires peuvent contribuer à des réflexions critiques pluralistes sur nos modes de valorisation, ainsi qu’à des expérimentations concrètes de valuations alternatives.
En tant que pratiques attentionnelles collectives mettant en débat les attentions et les importances que nous conférons à différents phénomènes, les protocoles d’étude permettent de mettre au jour (et de mettre à jour) les multiples façons dont nos modes de valorisation sont liés à nos modes d’attention6. Plutôt qu’à se lamenter sur la déliquescence de nos valeurs, les universités doivent nous aider à comprendre la fragilité et la complexité de nos pratiques de valorisation – et les sciences sociales comme les humanités ont bien entendu un rôle central et irremplaçable à jouer ici.
En analysant l’intrication qui rend indissociables la mesure des valeurs (évaluation) de la production active des valeurs (valorisation), les études universitaires aident à comprendre le rôle essentiel que peuvent jouer, dans la constitution de nos valeurs communes, ces enquêtes expérimentales que John Dewey proposait de nommer « valuations7 ». Cela conduit à casser la muraille imperméable qui semble séparer, dans l’opinion commune, les expérimentations universitaires des expériences artistiques – sans pour autant vouloir imposer un modèle unique aux écoles d’art et aux universités. Ici aussi, c’est sans doute parmi les pratiques artistiques, ainsi que parmi les pratiques activistes (qui leur sont souvent intimement liées), qu’il faut aller chercher les inspirations les plus prometteuses pour adapter nos universités aux défis sociaux et écologiques du XXIe siècle.
Les perspectives esquissées ci-dessus ne relèvent pas d’horizons utopiques. Les germes, les attentes et les sensibilités nécessaires à cette mutation nécessaire sont déjà à l’œuvre dans les communs et les undercommons de nos mondes universitaires. À nous d’en prendre la mesure, d’en nourrir les puissances et d’en accélérer la venue.
1 L’Ivy League est un groupe de huit universités privées du nord-est des États-Unis. Elles sont parmi les universités les plus anciennes (sept ont été fondées par les Britanniques avant l’indépendance) et les plus prestigieuses du pays. Le terme « ivy league » a des connotations d’excellence universitaire, de grande sélectivité des admissions ainsi que d’élitisme social (Source : Wikipédia).
2 Voir sur ces questions l’analyse de Christopher Newfield, The Great Mistake. How We Wrecked Public Universities and How We Can Fix Them, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2018.
3 Isabelle This Saint-Jean, « Université, sombre bilan », AOC, 11 juin 2019 et « Sans cela, la recherche et l’enseignement supérieur s’arrêteront… », AOC, 5 mars 2020.
4 Université Ouverte, « La précarité dans l’enseignement et la recherche », 10 février 2020, en ligne sur https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche
5 Titularisation conditionnelle.
6 Voir sur ce point le bel ouvrage récent de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.
7 Voir sur ce point le projet de recherche « Évaluation générale » mené par Nancy Murzilli et Christophe Hanna au sein de l’EUR ArTeC (financée par l’ANR), ainsi que le numéro 57 spécial « Art cent valeurs » de la revue Multitudes.