Interview de Douglas Edric Stanley
& Jürg Lehni par Anthony Masure
La tendance dominante des réseaux de neurones (deep learning) a-t-elle épuisé toutes les cultures des intelligences artificielles ? Dans le champ de la création, et plus précisément du design, comment anticiper, voire faire dévier les usages des IA et leurs conséquences sociales ? Alors que la différence est déjà mince entre la « création assistée par ordinateur » (CAO) et l’ordinateur assisté par l’humain, à quoi pourrait ressembler demain un studio de design ? Ces questionnements ont été la base du workshop (atelier) « Thinking Machines », mené entre septembre 2019 et janvier 2020 par les designers Jürg Lehni et Douglas Edric Stanley au sein du Master Media Design de la HEAD – Genève, à l’initiative de sa responsable Alexia Mathieu. Partant de l’automatisation des métiers de la création et du fantasme de machines « pensantes », ce projet collectif explore comment la création de nouveaux assistants personnalisés pourrait remodeler les processus de travail des designers. Prenant la forme d’une chaîne de production éditoriale de récits narratifs, le projet Thinking Machines examine, avec un brin d’ironie, un avenir où les designers seraient en mesure de cultiver les IA et de s’extraire des fantasmes technologiques. En quoi le design pourrait-il contribuer à une critique de la culture dominante de l’IA ? Comment inventer, par les pratiques de design, des alternatives soutenables ? Premières ébauches de réponses et pistes à creuser demain dans cet entretien réalisé en janvier 2020 à Genève.
Anthony Masure : Pourquoi des étudiants en design devraient-ils s’intéresser aux intelligences artificielles ?
Jürg Lehni : Il y a actuellement beaucoup de questionnements à propos de l’évolution du métier de designer. Nous sommes dans une situation comparable à l’émergence de la publication assistée par ordinateur (PAO) des années 1980, ce qui incite à s’intéresser sérieusement aux enjeux des IA dans le champ du design. Avec ce workshop, nous voulions étudier ce en quoi les IA pourraient modifier le rôle des designers : à quoi ressemblera demain un studio de design ?
Douglas Edric Stanley : Nous avons mis du temps à trouver la bonne configuration pédagogique pour aborder ce en quoi l’IA pourrait être utile pour les designers, quels seraient les nouveaux processus de conception, etc. Nous voulions prendre acte de ce tournant, tout en étant conscients qu’il s’agit en fait d’un mélange entre des vieilles et des nouvelles méthodes. Au sein du Master Media Design de la HEAD – Genève, nous travaillons depuis longtemps avec des IA, mais ce champ était jusqu’à présent resté en marge, nous n’avions pas assez mis l’IA au centre d’un cours dédié. Nos étudiants nous avaient même devancés ! Il ne fallait plus traîner des pieds sur ces questions.
A. M. : Comment enseigne-t-on les IA à des designers n’ayant pas beaucoup d’expérience de la programmation ?
J. L. : D’une certaine manière, les IA sont presque plus faciles à aborder que la programmation « traditionnelle ». La programmation est comme un art qu’il faut parfaitement maîtriser pour obtenir des résultats satisfaisants. De par la multiplication des outils, il est de plus en plus simple d’enseigner les IA : on peut prendre un exemple en ligne, s’entraîner avec, et obtenir rapidement des résultats. Mais il faut faire davantage si l’on veut dépasser les applications standardisées. C’est seulement grâce à un apprentissage supplémentaire qu’on peut faire faire aux IA quelque chose qui va au-delà du prévisible ou de l’attendu. Cela devient alors beaucoup plus compliqué, car il faut s’intéresser aux jeux de données, les préparer… Cela prend beaucoup de temps ; c’est très différent de mon travail habituel de designer d’interactions. J’aime vraiment l’aspect « artisanal » des technologies numériques, ce rapport assez direct au code, très malléable, comme un moyen de former toutes sortes de structures. Mais avec l’apprentissage machine (machine learning), j’ai l’impression qu’on s’éloigne de ce processus. C’est presque comme travailler dans une « boîte à gants » (glove box) scientifique. D’une certaine manière, en tant que designer d’interactions, je n’ai pas encore trouvé une approche qui me convienne ; j’ai toujours ce sentiment d’être mis à distance.
D. E. S. : En effet, les IA demandent trop de travail aux designers. L’IA est une discipline qui a son propre jargon, celui des ingénieurs. En très peu de temps, ces dix dernières années, est apparue toute une flopée de vocabulaire, de méthodes et de techniques. Au contraire des hippies du Xerox Park, qui réfléchissaient à la fin des années 1960 à « humaniser » l’émergence de l’informatique personnelle, il n’y a pas eu beaucoup d’artistes qui ont accompagné le développement des IA. À cause de cette complexité technique, j’ai l’impression que toute exploration devient difficile.
J. L : C’est une question d’accessibilité, et pas seulement de compétences. On a aussi besoin d’avoir des ordinateurs très puissants et des personnes capables d’élaborer des modèles complexes.
D. E. S. : Nous n’avons pas trouvé dans ce projet une approche pédagogique singulière. Mais il est tout de même possible, pour les designers, d’une manière un peu bordélique, d’explorer différentes directions. C’est encore mouvant, tout reste à découvrir.
Anthony Masure : Votre projet « Thinking Machines » prend la forme d’une chaîne éditoriale mobilisant différentes histoires des technologies.
D. E. S. : En effet, le résultat implique et combine une variété d’intelligences machiniques, différentes manières de comprendre ce qu’on appellerait « intelligence » à l’époque de Jacquard, de Turing, des réseaux de neurones, etc. : il y a bien différents modèles d’IA, différentes cultures de l’intelligence.
J. L. : Cela ressemble à un collage de différentes technologies : OpenCV (Open Computer Vision Library, 2000), Paper JS (2011) pour le dessin vectoriel, des algorithmes pour le traitement du signal, etc. Certains programmes « traditionnels » sont parfois plus puissants que les réseaux de neurones !
D. E. S. : Le point de vue habituel de l’ingénieur considère le monde comme une entité close, là où les IA du deep learning postulent que le monde est un vaste désordre. À l’époque, en 2000, OpenCV c’était de la magie ! Une de ses fonctions les plus intéressantes consiste à pouvoir suivre, via un algorithme prédictif, des objets en temps réel dans l’espace – comme par exemple un avion qui passe à travers des nuages. Mais ce n’est pas la seule approche possible.
Anthony Masure : Les designers pourraient-il faire émerger de nouvelles cultures de l’IA, ou sont-ils condamnés à ne pouvoir jouer qu’avec ce que les ingénieurs produisent ?
J. L.: Malheureusement, c’est ce qu’on fait aujourd’hui. Cela pourrait-il être l’inverse ?
D. E. S. : Les artistes sont souvent à l’avant-garde des mutations technologiques, par exemple dans les biotechnologies. Mais, dans le cas des IA, je trouve qu’on est toujours en retard. Il faudrait tout de même parler des personnes qui ont travaillé avec les IA, il y a quarante ans, bien avant le passage aux réseaux de neurones. Ceux qui étaient vraiment à l’avant-garde étaient les poètes. Ils ont fait des choses vraiment surprenantes, sur lesquelles nous avons pu nous appuyer.
J. L. : Ce qui ressort de nos recherches, c’est l’intérêt de travailler avec du texte. Les images « artificielles » me fatiguent très vite : ce sont juste des filtres Photoshop sous stéroïdes. Je ne vois que des transferts de style, rien d’inventif.
D. E. S. : Avec Jürg, nous nous sommes écartés du fantasme du génératif, de ces générateurs de tableaux vendus aux enchères à Sotheby’s, de toutes ces applications merdiques.
A. M. : Le service Adobe Sensei (2016) promet d’automatiser des tâches répétitives liées à la création (retouche d’images, recadrage de vidéos, etc.). Les IA pourraient-elles faire autre chose que de l’automatisation ?
D. E. S. : Il faut toujours écarter Adobe de toute conversation sérieuse sur le design !
J. L. : Avec Douglas, nous avons essayé non pas d’automatiser, mais de collaborer avec l’IA. On peut penser au projet de la musicienne Holly Herndon et de l’artiste et philosophe Mat Dryhurst. Ils ont développé une IA (« Spawn »), qu’ils ont « fait pousser » pendant deux ans dans leur appartement, en lui parlant comme à un enfant. En écoutant son album sorti en mai 2019, « Proto », réalisé en collaboration avec cette IA, j’ai trouvé que ça sonnait bizarrement, mais ça n’en reste pas moins un sujet brûlant pour l’avenir des métiers de la création. Avec Douglas, quand on travaillait avec GPT-2, un nouveau système d’IA capable de générer des textes cohérents, il fallait régulièrement l’alimenter avec de nouvelles données, comme un enfant, en essayant de déchiffrer ses réactions. Vous devez parfois abandonner l’idée que cela puisse se dérouler comme vous le voudriez.
D. E. S. : C’est plutôt comme élever un animal, parce que le programme se comporte bizarrement et que vous n’avez guère d’autre choix que d’accepter cette situation.
J. L. : Même si je pense que cette idée de collaboration peut être intéressante, elle ne va pas remplacer tout de suite le travail créatif. Peut-être qu’une grande entreprise, avec beaucoup de moyens et de jeux de données, pourrait « entraîner » correctement une IA, mais en tant qu’artiste vous ne pouvez pas aller aussi loin, ou du moins peut-être pas avant dix ans.
D. E. S. : Tout ce que fait Adobe est un non sens total ; ils vont introduire de l’IA dans des menus comme ceux de Photoshop alors que cela devrait être fait d’une tout autre façon. Ce qui m’a le plus intéressé dans notre projet, c’est quand nous avons conçu une nouvelle façon de mettre en page à l’écran des textes basés sur du dessin manuel. Grâce à cela, nul besoin d’Adobe, il faut juste des doigts, un crayon et du papier. Cela ouvre bien plus de possibilités que de se dire : « Optimisons le flux de travail pour concevoir des livres ». Mais Adobe a toujours eu ce problème vis-à-vis d’autres types de démarches, pas forcément intentionnellement, mais plutôt par manque de culture.
A. M. : Les médias valorisent souvent la reproduction d’anciennes cultures par les IA…
D. E. S. : Pour Thinking Machines, nous avons puisé dans la puissance des récits morphologiques, des récits dynamiques et des textes interactifs, dans tout ce continuum des jeux d’aventure textuels Oregon Trail (1971), Zork (1977), aux jeux de rôle comme Donjons et Dragons (1974). Il s’agissait de réinventer cette histoire, sans nostalgie.
J. L. : Dans notre expérience d’écriture assistée, où vous pouvez écrire et où le système vous propose la phrase suivante, vous pouvez passer des heures à jouer avec les mots. C’est comme si un traitement de texte, du jour au lendemain, vous permettait de courir. Il devient alors possible de modifier ou de déformer légèrement les phrases, comme avec de l’argile. Le travail avec la langue devient plus fluide : j’en suis toujours l’auteur, mais je ne tape pas tous les mots. Selon moi, c’est là que le travail avec les IA est intéressant : je délègue à la machine la possibilité de m’adresser des choix.
D. E. S. : Cela nous ramène à l’expérience de The Mother of All Demos (1968), d’une augmentation de l’intellect humain. Ma conception de l’informatique est profondément marquée par ce type d’idée, d’un « vélo pour l’esprit » (« a bicycle for our minds ») comme le disait Steve Jobs. Ce serait génial si on prenait franchement cette direction, mais je ne sais pas si cela produirait de meilleurs textes, ou seulement davantage d’efficacité.
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