Le projet stratégique a confié l’esthétique de cette livraison de Multitudes aux soins d’une seule artiste, Andrea Geyer. Nous y retrouvons le fil tiré depuis la Documenta 12 de Kassel, puisque étaient présents deux projets de Geyer, l’un individuel (Spiral Lands, 2007) et l’autre collectif (9 Scripts from a Nation at War, avec Ashley Hunt, Sharon Hayes, Katya Sander et David Thorne). Dans ce projet collectif (qui fut présenté sur différents téléviseurs dans la Documenta-Halle) réactivant manifestement le théâtre-pédagogie de Bertolt Brecht, les artistes ont cherché à exposer les remaniements, intimes ou scénarisés, intervenus dans les récits de soi, dans les représentations du sujet politique, de l’identité et de la communauté depuis l’invasion de l’Irak. Spiral Lands (qui était présenté sur un seul mur face aux fenêtres de la Neue Gemälde Galerie à Kassel), est, quant à lui, constitué d’un ensemble de photographies et de textes. Il traite du plus vieux combat pour la justice sociale qui ait encore lieu en Amérique du Nord, construisant un contre-discours à la doctrine européenne de la « découverte » de l’Amérique et des droits du conquérant — deux éléments fondateurs de la scène primitive du capitalisme. Des séries de doubles photographies subvertissent la tradition paysagiste nostalgique de l’imagerie américaine, associées à des montages de textes empruntés à la fois aux archives de la colonisation, aux manifestes du mouvement indien américain, à l’anthropologie et aux histoires orales, qui inscrivent les relations entre espace, terre, territoire et propriété dans une dynamique historique du présent.
Une même dynamique se manifeste dans les pages, ici présentes, du projet Audrey Munson[1] d’Andrea Geyer, où des questions féministes épluchent, en quelque sorte, la notion universaliste du modèle, qu’il s’agisse de son emploi artistique, scientifique ou politique et civique.
Regardant vers Manhattan depuis son atelier de Brooklyn (elle vit à New York et à Fribourg en Allemagne, elle enseigne à Malmö, selon son CV), Andrea Geyer s’est un jour attardée sur le visage doré de la statue de cuivre perchée en haut du bâtiment municipal de la ville, représentant la renommée civique (ou municipale). Ce visage porte un nom et un prénom, celui d’Audrey Munson (1891-1986), modèle qui a posé pour la sculpture. Peu à peu, Andrea Geyer identifie un corps — le même corps — sous les traits de centaines de statues placées dans les bâtiments du style « Beaux-Arts » adopté dans l’architecture officielle de New York à l’aube du XXe siècle. Depuis la grande bibliothèque publique jusqu’à l’Hôtel Plaza, de l’entrée du Manhattan Bridge à celle de Central Park, de l’immeuble de la Collection Frick à la salle de Madison Square Garden, un même visage figure la liberté, la paix, la vérité, la renommée, l’ange de la pureté… De sorte que ce visage et ce corps répétés constituent un blason de la ville de New York, disparaissant en même temps sous cette fonction unificatrice de la représentation que la « cité » donne d’elle-même. Scrutant le visage pour défaire l’image, Andrea Geyer déconstruit également les quelques lignes caricaturales décrivant la biographie de celle qu’on persiste à ranger dans le tiroir de la « Muse », cette « Vénus américaine » dont on relate la nudité muette dans les films tournés autour de 1915. Elle lui redonne un contexte, celui des luttes féministes, qui remanie cette représentation et lui restitue une voix propre. Elle trouve une série d’articles signés par Audrey Munson, « Les Américains de New York », écrits pour la section du dimanche d’un magazine appartenant au magnat de la presse William Randolf Hearst. Celle qui s’identifie comme actrice, puis artiste, écrit sur le métier qu’elle pratique et ses interactions avec le monde des ateliers d’art, mais produit aussi des réquisitoires, contre le corset et pour l’adoption des talons plats par exemple. Geyer entreprend de suivre le trajet d’une vie célibataire jusqu’à l’hôpital psychiatrique où Munson est morte à cent cinq ans, un lieu désaffecté depuis la fin de l’époque Reagan. Le projet artistique — qualificatif méritant d’être souligné — qui s’ensuit, en 2004, s’écarte délibérément de la réécriture d’une biographie qui ne ferait que s’ajouter aux récits historiques déjà existants. Comme l’écrit Geyer : « je ne veux pas écrire ou réécrire son histoire mais insister pour qu’on la laisse ouverte, afin qu’elle soit réécrite, constamment imaginée, encore et encore recontextualisée par un regard quelconque, lancé en passant vers une sculpture ou un tableau ».
D’où le second projet d’Andrea Geyer, celui des Arbres (Trees), planté au sein des pages de la revue et qui est tangent au premier. Il s’agit, en effet, de vues photographiques des arbres qu’Audrey Munson pouvait voir depuis les fenêtres de l’institution psychiatrique d’Ogdensburg, dans l’État de New York, où elle a vécu une grande partie de sa vie. L’énorme institution, écrit Geyer, fonctionnait comme un village, peuplé, en ses jours de gloire, d’environ 3 000 âmes, avec des ressources propres en matière d’énergie et de produits de la ferme, disposant d’un magasin, d’une station routière, d’un ferry, d’une police et de pompiers, d’un bowling et d’un salon de beauté. Munson y fut internée le jour de ses quarante ans, par les soins de sa mère et d’un juge et elle y retourna, après un séjour en maison de retraite quand elle eut atteint 90 ans, pour y mourir plus que centenaire. Les arbres auraient survécu.
Notes
[ 1] Constituant également un livre d’artiste : Queen of the Artists’ Studios : The Story of Audrey Munson. Intimate Secrets of the Studio Life Revealed by the Most Perfect, Most Versatile, Most Famous of American Models, Whose Face and Figure Have Inspired Thousands of Modern Masterpieces of Sculpture and Painting, New York, Art in General, 2007.