«Que Dieu bénisse une “manoeuvre” commerciale qui permet aux contenus de circuler gratuitement et librement …» Les Éditions de l’Éclat font, depuis quatre ans, le pari de mettre en ligne, et en version intégrale, une partie des ouvrages de leur catalogue. Si elles n’en ont pas souffert jusqu’ici, c’est sans doute parce que l’objet livre conserve un fort attrait, à la différence de l’objet disque, plus facile à numériser. Dans le même temps, Internet ouvre des possibilités réelles de circulation des textes, induit de nouvelles pratiques de lecture, et les éditeurs pourraient se trouver prochainement forcés d’y recourir pour assurer leur survie.

Olivier Blondeau : Depuis l’arrivée d’Internet, nombreux sont ceux qui prédisent la mort des intermédiaires. Qu’en penses-tu, en tant qu’éditeur ?

Michel Valensi : Lorsque j’ai commencé le projet Lyber ([http://www.lybereclat.net/lyber/lybertxt.html->http://www.lybereclat.net/lyber/lybertxt.html), je me souviens d’avoir reçu un mail de Charles Mopsik ([http://www.lyber-eclat.net/lyber/lyber_comment.html->http://www.lyber-eclat.net/lyber/lyber_comment.html), disparu l’année dernière. Tout en saluant l’initiative, il soulevait un point important, à savoir qu’en donnant ainsi accès librement aux textes, il se demandait si je ne risquais pas de créer un nouveau type d’intermédiaire : les marchands de canaux et les serveurs, autrement moins «productifs» que les maisons d’édition ou même que les majors dans le domaine de la musique par rapport aux «produits» mis en circulation. Mopsik n’avait pas tort (comme souvent) mais j’avais rétorqué que de la même manière le fait de rendre disponible dans une librairie ou chez un disquaire tel ou tel livre ou disque était un moyen d’enrichir la RATP (grâce au ticket pour se rendre à la librairie), ou les marchands de pétrole (si on y allait en voiture) ou encore les marchands de godasses (qui s’usent quand on s’en sert)… La chaîne qui va d’un produit à son consommateur (et je m’excuse de recourir ici à un vocabulaire strictement commercial) est une longue chaîne d’intermédiaires.
L’Internet lui-même est un intermédiaire, et si son arrivée sonne la mort de quelque chose, ce n’est certes pas celle des intermédiaires. Disons que leur statut change, ou plus précisément et plus trivialement, que ce ne sont plus les mêmes qui « touchent »… En fait le débat sur la mort des intermédiaires, ou celui sur leur «mise à mort», dépend largement de la question des supports.
En tant qu’éditeur de livres, j’ai, je crois – j’espère – encore quelques années à vivre, et j’ajouterai même – c’est le paradoxe du Lyber – que l’arrivée de l’Internet est une chance inespérée donnée au livre comme support de connaissance, si tant est qu’on veuille bien se donner les moyens de réussir ses « épousailles » avec le Net…
Concernant la musique, il ne fait pas de doute que la situation est différente. Le téléchargement et la gravure d’un CD aboutissent finalement à un «produit» presque équivalent à celui qu’on peut trouver sur le «marché» une fois qu’on a passé la ribambelle des intermédiaires, producteur, maison de disques, distribution, diffusion, etc.

Olivier Blondeau : Tu parles des autres intermédiaires. Comment ont-ils réagi à l’initiative de l’Éclat ?

Michel Valensi : L’histoire du Lyber a commencé il y a plus de 4 ans à l’occasion de la publication de l’anthologie Libres enfants du savoir numérique [http://www.freescape.eu.org/eclat/3partie/Valensi/valensi.html->http://www.freescape.eu.org/eclat/3partie/Valensi/valensi.html comme aboutissement d’une réflexion sur le logiciel libre. Les premières réactions d’un premier type d’intermédiaire (la librairie) n’ont pas été bonnes. Quelquefois hostiles, jusqu’à des menaces de boycott du catalogue de l’Éclat (mais c’était un libraire membre du Parti Communiste, toujours à l’avant-garde)… Mon diffuseur/distributeur par contre a plutôt bien compris le projet et n’a jamais fait d’histoire. Il en a même encouragé le principe, ce qui n’est pas banal de la part d’un diffuseur/distributeur qui n’est autre qu’Harmonia Mundi et qui, avant d’ouvrir un secteur de diffusion de livres, est un éditeur et diffuseur de musique…
Depuis 4 ans, on peut dire que la seule réaction du milieu professionnel à cette initiative est le silence le plus total, même si les réactions du public sont très largement favorables. Malgré plusieurs informations ni la presse professionnelle (Livres Hebdo) ni la presse nationale (différents suppléments livres ou médias) n’ont relayé l’information, et je vais finir par croire qu’ils se demandent encore comment traiter ça… Un long entretien de plus de 2 heures avec une journaliste de Livres Hebdo sur ce sujet semble être passé à la trappe (mais on garde espoir). Ce qui ne m’empêche pas de poursuivre le projet et de le développer. Mais dans ce cas, et pour en revenir à notre question, il s’agit plutôt d’une initiative d’un intermédiaire dans un double but : 1) Permettre la libre et gratuite circulation de «savoirs» ; 2) Tenter par cette circulation libre et gratuite de conserver ou dynamiser son marché.
Cela sonne bien sûr comme un paradoxe, mais 4 ans de pratique confirment que ce paradoxe est viable. Tout texte mis en ligne a sa version papier disponible en librairie et l’expérience prouve que plus le livre est consulté en ligne plus il est acheté en librairie. De ce point de vue, je n’ai pas (hélas) de solutions pour les éditeurs de musique… (si ce n’est rendre l’emballage si attrayant qu’on ne puisse pas en faire l’économie. Une idée en passant : le « coupler » avec un livre ?)

Olivier Blondeau : Il est vraiment possible d’établir une corrélation entre la mise en ligne et l’achat d’un livre en librairie ?

Michel Valensi :C’est une question difficile à traiter. Il faudrait des outils d’analyse bien plus performants que les statistiques dont je dispose. J’ai lu qu’amazon.com, par exemple, a voulu tenter une expérience analogue. Ils ont demandé à certains éditeurs de mettre à disposition sur leur site des versions intégrales de certains livres en «Texte seul » (non téléchargeables, non imprimables). Un article de Wired rapporte qu’Amazon a enregistré une augmentation des ventes de 10 à 20% sur les titres dont la version intégrale et gratuite en texte seul était disponible sur le site. Mais voici quelques éléments de réponse du point de vue de l’Éclat :
1) Les livres des éditions de l’Éclat qui se vendaient régulièrement en librairie avant leur mise en ligne, continuent de se vendre régulièrement et même quelquefois un peu mieux depuis leur mise en ligne. Je ne citerai pas seulement la TAZ [http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html->http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html), dont il existe plusieurs versions en ligne en français, et dont les ventes sont non seulement régulières mais en augmentation chaque année (des 10-20 par mois, on peut atteindre des 60-70 ventes par mois). Mais par exemple un livre comme De la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole ([http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html->http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html), dont les consultations sont régulières depuis sa mise en ligne, continue de se vendre au rythme de 20-30 par mois et nous faisons une cinquième réimpression.
2) Certains livres qui ne se vendaient pas en librairie continuent de ne pas se vendre après leur mise en ligne et la consultation est également…. modeste…
3) Certains livres qui ne se vendaient pas en librairie ont vu leur vente augmenter petit à petit après leur mise en ligne et leur consultation en ligne est bonne. Le cas le plus flagrant est le livre du Critical Art Ensemble (La résistance électronique) qui fut un vrai échec à parution (à peine 300 ex. vendus) et dont les ventes n’ont véritablement décollé qu’après la mise en ligne (sur le site des virtualistes [http://www.virtualistes.org->http://www.virtualistes.org/). De même pour le livre de Gershom Scholem (Le prix d’Israël [http://www.lyber-eclat.net/lyber/Scholem/sommaire.html->http://www.lyber-eclat.net/lyber/Scholem/sommaire.html) que j’ai mis en ligne moins de 6 mois après sa parution et qui n’a bénéficié d’aucune presse, et dont on voit les ventes également augmenter.
Je tiens tout de même à préciser que même si je parle d’augmentation de ventes, de marché, etc. et que le discours peut sembler strictement commercial, il est question ici de livres dont il m’importe que le contenu soit mieux connu du plus grand nombre… On a fait la remarque selon laquelle le Lyber pourrait être une «manœuvre» commerciale !!! Que Dieu bénisse une « manœuvre » commerciale qui permet aux contenus de circuler gratuitement et librement et fait vivre un éditeur, quelques traducteurs, des auteurs, etc.

Olivier Blondeau: Thierry Discepolo des Éditions Agone, qui a suivi l’initiative de l’Éclat, disait que beaucoup de livres ne sortiraient pas sans l’aide de fonds publics. Le Lyber était pour lui une manière de «restituer» cet investissement au public. La question est un peu identique pour le cinéma qui fonctionne beaucoup sur des fonds publics. Qu’en penses-tu ?

Michel Valensi:Thierry Discepolo a la chance d’être dans une région où existe encore un Centre Régional des Lettres confié à une équipe suffisamment honnête pour que les changements de politique régionale n’incite pas les nouveaux Seigneurs locaux à saborder l’outil pour se débarrasser des hommes (et de la femme :-)… Il touche donc des aides publiques régionales. Ce n’est pas le cas de l’Éclat aujourd’hui (ce le fut) parce que les aides accordées par le Centre National du Livre dont l’Éclat peut bénéficier (au cas par cas et sur dossier) proviennent d’un fonds alimenté pour l’essentiel par la taxe sur les photocopies, et ces sommes sont de fait plutôt «restituées» aux éditeurs par le CNL pour le manque à gagner occasionné par la photocopie (voilà comment l’État fait la guerre aux « intermédiaires » 🙂 … Mais après cette mise au point je pense que – sur cette question – Discepolo n’a pas tort… même si je n’ai pas comme lui le fantasme bourdieusien du « Salut par le Service public ».
Je ne suis pas sûr que dans l’équation : « Public > Impôt > État > Subvention aux éditeurs > Restitution des contenus gratuitement », il n’y ait pas comme on dit une «couille dans le potage» et même deux. Ce n’est pas parce que les gens paient des impôts que j’ai mis en place le Lyber (c’est uniquement à cause de toi et de Florent Latrive!!!)
Il ne fait pas de doute que les aides publiques (dont ne bénéficient pas tous les éditeurs) ont permis le maintien de nombreuses structures d’édition. Mais ce n’est pas suffisant. Le CRL Languedoc-Roussillon a été supprimé (ne me demande pas de verser des larmes, j’ai déjà assez « pleuré » sur son fonctionnement ignoble quand il existait et à partir du moment où, au milieu des années 90, ses responsables ont découvert la « politique » en allant à la recherche des Indes occidentales de la littérature), mais les éditeurs du Languedoc existent encore…
Le cinéma est sur une économie que je connais mal, mais il ne fait pas de doute que le budget d’un film permettrait à 3 maisons d’édition comme l’Éclat de publier pendant 5 ans… Ce qui n’empêche que le prix des places augmente… Et que le Lyber n’est pas encore à l’ordre du jour… (sauf sur Kazaa, non ?)

Olivier Blondeau : Tu dis que l’on t’a « accusé » d’avoir fait une opération commerciale mais on aurait pu t’opposer un argument peut-être plus fort : le Lyber, c’est facile pour une petite maison d’édition qui n’a pas beaucoup de promotion. Pour une grande maison d’édition, ça n’a aucun intérêt. Qu’en penses-tu ?

Michel Valensi : « Accusé » est un grand mot… Disons que l’Éclat étant un « intermédiaire », quand un intermédiaire met en ligne ses produits intégralement et gratuitement, on se dit soit qu’il va sauter par la fenêtre dans les jours qui viennent, soit qu’il manigance quelque chose, ou blanchit de l’argent sale…

Certes le Lyber essaie de pallier un manque d’informations sur une production éditoriale dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne fait pas la une des journaux. Mais encore une fois la démarche, si elle a rejoint les «chemins» du commerce, n’était pas du tout pensée dans cet esprit.
Maintenant je ne sais pas si une grande maison d’édition n’a aucun intérêt à adopter le principe du Lyber. Encore une fois le support livre est un «salut» pour les intermédiaires que nous sommes. Cela nécessite un double rapport de confiance : confiance à l’égard du public (avec la «balise» du support irremplaçable : le livre) et confiance à l’égard de sa propre production: faire voir avant de vendre. Cela introduit dans le métier un ancien-nouveau :le critère de l’honnêteté (pour reprendre la formule de Mario Tronti). Ça vous dit quelque chose?

Olivier Blondeau : Peter Szendy a dit qu’il fallait faire «partager son écoute». Est-ce que ce n’est pas là que l’on peut trouver ou peut-être même retrouver la fonction d’éditeur aujourd’hui ?

Michel Valensi : La position de Szendy est très juste, depuis son livre Écoute, pour une histoire des oreilles, publié par… Les éditions de Minuit, dont le directeur Jérôme Lindon, on s’en souvient, fut à l’origine de la bataille pour le prêt payant en bibliothèque, qui n’est pas non plus étrangère – par contre-coup – à l’idée de Lyber.
« Partager son écoute» c’est renforcer les liens entre les individus et miser sur l’honnêteté – j’insiste sur ce terme « vieillot » remis à l’honneur par Tronti ([http://www.lyber-eclat.net/lyber/tronti/0antienne.html->http://www.lyber-eclat.net/lyber/tronti/0antienne.html), parce que c’est justement sa tonalité archaïque qui fait résonner la dimension « ancien/nouveau » du mariage livre papier/version en ligne.
Si Multitudes ne voit pas d’inconvénient à ce que je cite Léo Strauss (ils font bien des gorges chaudes avec Schmitt version Balibar, à leurs heures perdues) je renverrai à son essai magistral « Progrès ou retour ? » (in La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 1993) où il analyse bien la confusion qui se met en place dès lors qu’on associe « progrès » au « bien » et « retour » (ou « réaction ») au « mal ». La notion juive de Techouva (retour), à laquelle Strauss se réfère, est précisément un «retour qui est une avancée», une « réaction qui est un devenir ». Je ne m’éloignerai pas plus de notre sujet, mais je saisis le modèle pour mieux comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons lorsqu’on nous demande comment nous comporter face à un progrès technologique sans précédent. Ce progrès, paradoxalement, nous impose de faire retour vers des notions anciennes, telles que « l’honnêteté », le « partage », la « confiance » (on croirait entendre un cours de morale de CM2 dans une école publique de la rue des Orteaux au début des années 60 !).
On a eu beau chercher, c’est à ce B.A.BA de la morale qu’on en revient, mais c’est une morale passée au crible de Nietzsche qui a filtré véritablement le vingtième siècle (reste à savoir si le XXIe sera fait de ce qui est resté dans le tamis nietzschéen, ou de ce qui a pu en « découler »). Ềtre « honnête », « partager », « avoir confiance » revient non pas à se plier à l’autorité comme incarnation du bien, mais à prendre la décision d’exercer un contre-pouvoir.
La démarche doit être commune aux intermédiaires, aux créateurs et aux utilisateurs-consommateurs. Elle va prendre un siècle (ou deux ?). Mais on peut parier que l’intermédiaire qui ne jouera pas le jeu sera appelé à disparaître (les petits enfants de Kazaa veillent); que le créateur qui ne jouera pas le jeu sera appelé à disparaître (arrêtez de nous servir votre daube!) ou continuera à errer dans les limbes du cyberespace ; l’utilisateur qui ne jouera pas le jeu sera condamné à surfer des heures entières sur le net, sans que jamais son attention ne soit plus arrêtée par quelque chose qui lui permette de dire: 15 euros par mois pour 1M5, c’est de la balle… J’en redemande…
Dans cette turbulence, il ne fait pas de doute que la fonction de l’éditeur est soumise au tangage. Le terme lui-même recouvre des activités bien différentes. Quand Beuys déclarait ne plus faire « partie de l’art contemporain », ou quand Kantor jouait sur scène « je hais les artistes », on se demande si finalement la solution pour ceux qui veulent continuer à éditer ne consiste pas à sortir de l’édition française par la porte de l’Internet, et à imprimer cela en noir sur un magnifique Vergé Conquéror Ivoire 80 grammes.