Le texte qui suit est la synthèse d’un entretien plus long en langue anglaise entre l’anthropologue Nicola Manghi et Donna Haraway. Une autre version de l’entretien a été publiée en italien dans le numéro 462 de la revue Aut aut, en juin 2024. La conversation avec Donna Haraway s’est déroulée à Hurigny, en Bourgogne, en août 2023, à l’occasion de sa participation au festival La Manufacture des Idées. Haraway devait initialement participer à l’édition 2020 du festival aux côtés de Bruno Latour, avant que la pandémie de Covid-19 n’oblige à annuler cet événement.
Donna Haraway : J’ai rencontré Bruno Latour à la fin des années 70. Il m’a plu tout de suite. J’étais évidemment ce que Bruno n’a jamais été, une féministe marxiste (rires). Et je faisais partie du monde de la revue Radical Science puis de Science as Culture, et du collectif marxiste féministe de Baltimore et du mouvement des femmes pour la santé. Mon doctorat était en biologie, et je travaillais dans un département d’histoire des sciences à John Hopkins. J’enseignais l’histoire des sciences, principalement l’histoire de la biologie, et j’étais membre du collectif féministe de Baltimore qui travaillait sur la sécurité des femmes dans la rue – nous faisions des marches pour reprendre la rue, des repas en commun, et ainsi de suite. Bruno était simplement très distant de ce genre de choses, et assez négatif. Je pensais à l’époque, et je le pense toujours, que Bruno aurait dû lire ce qui se publiait sur la science et les écrits médicaux féministes à cette période, et que beaucoup de ce qu’il a inventé indépendamment plus tard était déjà dans la littérature féministe. Aussi j’éprouvais une certaine gêne. Je parle là des années 80. Cependant au même moment, Bruno faisait partie d’un groupe intellectuel qui se rencontrait à San Francisco, et je l’ai rencontré à nouveau là-bas. Le groupe comprenait Susan Leigh Star, Adèle Clark, des femmes ethnographes du groupe de sociologie qualitative d’Anselm Strauss, des chercheures féministes en études d’histoire des sciences. C’est lui qui m’a recommandée ce groupe, il me semble. Et c’était très vivant. Nous, dans le monde des Science Studies1, nous connaissions le travail de Bruno ; il connaissait notre travail, mais il ne l’a jamais lu à fond, je crois, sinon de nombreuses années plus tard.
Ces copains pensaient tous que les Science Studies avaient été inventées par un groupe d’hommes qui formaient l’École Anglaise. Manifestement je leur en veux encore pour cela, je pense que nous aurions dû être capables de nous alimenter réciproquement plus tôt. Ils ignoraient résolument tout un pan d’activisme et de recherche bien développé, lié aux mouvements des femmes pour la santé, la science et la technologie. Nous, nous avons participé aux études de STS (Science, Technique et Société) mais la réciproque n’a pas été vraie. Ils se pensaient comme les héritiers de la tradition marxiste de gauche, sauf Bruno qui le refusait résolument, de la même manière qu’il a résolument refusé Foucault. La pratique des citations par les Français est très différente de celle du monde anglophone, n’est-ce pas ? Un tas de conversations invisibles avec les morts n’apparaissent pas dans l’appareil de références (rires). Nous Américains citons peut-être trop.
Je suis passée de Baltimore à Santa Cruz en 1980, et j’avais un programme doctoral de théorie féministe. Et j’enseignais « Science, Technologie, Politique et Culture ». Je commençais à l’appeler Science & Technology Studies, nettement plus court, mais pas exact au départ, et alors j’adhérais à la Society for Social Studies of Science, et tout cela. Je faisais mon travail dans les commissions, etc. Et je commençais d’enseigner le travail de Bruno avec enthousiasme, Nous n’avons jamais été modernes, et tout le lot de matériaux divers que j’enseignais dans mon cours de science, politique et culture. Et rapidement j’en faisais aussi profiter mes étudiants plus jeunes. Bruno m’a invitée chez lui à Paris et m’a fait rencontrer Isabelle Stengers.
Nicola Manghi : OK, donc vous avez rencontré Isabelle par Bruno ?
D. H. : Par Bruno ! Dans la maison de Bruno et Chantal. Il y avait une réception très sympathique un après-midi, c’était au moment où j’écrivais le Manifeste des espèces compagnes, dont je crois que c’est la première chose de ce que j’ai écrit que Bruno a lue réellement (rires). Je sais qu’il a trouvé cela intéressant. Et il a pensé qu’Isabelle le trouverait aussi – c’est assez étrange qu’un groupe d’intellectuels français et francophone trouve mon chien intéressant. Cayenne est devenue très rapidement assez célèbre dans la culture francophone (rires).
J’ai rencontré Isabelle dans le salon de Bruno, et je ne connaissais pas vraiment son travail à l’époque. J’ai commencé à lire Isabelle avec un grand enthousiasme et beaucoup d’attention. Et j’ai lu Bruno en entier et enseigné son travail. Nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois après cela. Il vint à Santa Cruz quand j’étais en train de faire les terrasses géologiques. C’était un genre de première partie de la période des zones critiques, qui est intervenue plus tard bien sûr, mais nous avons marché le long de la côte à Wilder Ranch, où vous pouvez voir les terrasses au-dessus de Santa Cruz. Bruno aida Rustin (mon mari) et moi à identifier comment voir notre propre maison, vraiment, comment voir les terrasses. Et nous avons dîné plusieurs fois ensemble avec entrain, nous avons essayé de trouver une bouteille de vin buvable, et Bruno a affirmé qu’il n’y avait pas de bouteilles de vin buvable à Santa Cruz (rires). Quand il vint la fois suivante, il nous apporta une très agréable bouteille de Château Latour.
Puis il y eut ce moment important : les guerres des sciences apparurent, n’est-ce pas ? Les personnes attachées aux études des sciences féministes, Bruno et les chercheurs en études des sciences furent attaqués. Et Scott Gilbert, le biologiste, fut attaqué, et je ne sais pas qui encore. Les autrices de science lesbiennes féministes furent attaquées. Je parle de ces guerriers scientifiques qui eux-mêmes étaient très masculins en tant que patriarches marxistes, qui à la base fabriquèrent cet article que Social Text considéra sérieusement et bla, bla bla. De toute façon, les guerres des sciences apparurent et elles eurent un très mauvais effet sur notre domaine, je pense. Elles produisirent une sorte de profonde suspicion ; il y avait déjà quelque suspicion mais je pense qu’il y avait moyen de travailler avec les scientifiques auxquels nous faisions très attention.
Ces guerres ont aussi blessé Bruno, et je pense que réparer nos ponts avec les scientifiques a pris longtemps. Et juste à ce moment est apparu un couple de femmes, primatologues, Shirley Strum et Linda Fedigan, à propos desquelles j’avais écrit dans Primate Visions (Gender, Race and Nature in the World of Modern Science). Et je pense qu’à ce moment Bruno avait lu Primate Visions, et était intéressé. Nous étions devenus tous les deux amis d’un psychologue comparatiste de Berkeley nommé Steve Glickman, qui avait étudié les hyènes. Glickman aimait éperdument ses hyènes, et je pense que Bruno et moi avons trouvé cela super-charmant (rires). Nous intéressions Glickman du fait des similarités et des différences de notre travail. Il avait été l’étudiant d’un des fondateurs de la psychologie comparative animale, qui avait été important dans l’histoire de la primatologie, et il connaissait ce que j’avais écrit à ce propos. Il invita Bruno et moi indépendamment l’un de l’autre à visiter sa station expérimentale à l’université de Californie à Berkeley, en haut des collines au-dessus de l’université, là où étaient ses hyènes captives. Il nous emmena tous les deux à des moments différents faire le tour de ses hyènes bien aimées et il nous les montra : à peine avait-il mis une demi-vache dans cet enclos, qu’elle était réduite en poussière en environ deux minutes. Leur capacité à transformer une carcasse en dîner était impressionnante !
Au colloque de la Société Wenner-Gren au Brésil, Shirley et Linda amenèrent ensemble un groupe de primatologues, des biologistes et des anthropologues de terrain qui avaient étudié d’autres primates, et quelques philosophes, dont une philosophe féministe très intéressante nommée Alison Wylie, et Bruno, qui était un ami de Shirley Strum. Elle avait invité tous ces spécialistes des babouins à se rencontrer pour essayer de coordonner leurs techniques de collecte des faits sur le terrain, pour partager des données et des protocoles et ainsi de suite. Il était invité pour être le scribe du colloque, car la Société Wenner-Gren insistait pour que chaque personne ait un rôle, vous ne pouviez pas venir simplement comme une personnalité invitée, mais plusieurs primatologues, spécialement un couple d’hommes macho, Stuart Altman et un que je ne connais pas, objectèrent. Ils ne voulaient pas dans cette réunion de cette personne étrangère à qui on ne pouvait pas faire confiance, car ils étaient sûrs que les participants ne seraient pas aussi francs les uns avec les autres si Bruno était dans la pièce, et Bruno ne pouvait absolument pas être cette personne car on ne pouvait pas faire confiance à quelqu’un comme lui – ce qui est bizarre n’est-ce pas ? Finalement, ils lui ont fait signer une promesse de ne rien écrire sur quoi que ce soit de ce qui s’était passé dans ces réunions. Il ne s’agissait pas tant de la collecte des données et des protocoles, etc., que des tensions entre la science et le récit, entre les sciences et les études des sciences, des tensions dans la science sur ce qui compte comme science, particulièrement en relation avec le singe et les simiens. Il y avait des discussions et des tensions, mais elles n’étaient pas destructrices.
Et Thelma Rowell était là. Thelma avait écrit quelques années auparavant un livre très intéressant appelé La vie sociale des singes, dans lequel elle critiquait la domination de l’explication par la dominance de la hiérarchie dans la vie de nos cousins2 – de nous-mêmes pour cela. Et elle disait « désolée, les données ne soutiennent pas cela, et si vous regardez réellement ce que font des babouins, dans la mesure où il y a de la hiérarchie, c’est une sorte de hiérarchie de subordination ». Les gestes des animaux qui ont le moins d’autorité, déterminent beaucoup de ce qui se passe dans le groupe, et pour la plupart vous n’avez pas cette sorte d’imposition de l’autorité du dessus. Et les choses deviennent encore plus intéressantes si vous passez du temps à regarder les animaux dits dominants, et si vous regardez comment ils se nourrissent, ils élèvent leurs enfants, se socialisent, et décident qui est accepté dans le groupe et qui ne l’est pas. Il serait fou de ne pas faire attention aux animaux qui ne sont pas remarqués par les chercheurs intéressés par la dominance de la hiérarchie – ce qui est une sorte d’artefact des protocoles de collecte de données de toute façon, les dominances sont souvent produites artificiellement par les chercheurs qui établissent des interactions compétitives entre deux animaux en mettant de la nourriture devant eux, et en disant qui l’attrape ? C’est la vieille méthode. Ce n’est pas que les relations d’autorité n’existent pas chez nos cousins, car elles existent. Mais il a été remarqué que la dominance hiérarchique est très fortement un artefact de l’idéologie masculiniste et de protocoles qui provoquent des interactions compétitives. Et elle ajouta « vous n’apprenez pas grand-chose sur la manière dont ces animaux vivent leurs vies si c’est cela que vous regardez en tant que scientifique ». C’était vraiment un livre très important.
À cette réunion, Steve Glickman prit à part l’un d’entre nous, Bruno, et moi par ailleurs, et ce de façon vraiment privée, car il ne voulait pas nous mettre dans l’embarras en face de quiconque d’autre ; il le fit de façon très privée, pleine de grâce et de soin, il dit « Croyez-vous à la réalité ? » Quoi ? Qu’est-ce que cette affaire de croyance ? Je ne pense pas que ni l’un ni l’autre n’étions lancés dans la critique de la catégorie de croyance – cela semblait le mauvais moment pour le faire ! Nous avons juste dit « qu’est-ce qui vous fait penser cela ? » « C’est que j’ai entendu tous les autres scientifiques raconter que vous ne croyez pas simplement à la réalité, que vous avez le sentiment que c’est entièrement de la construction sociale, du construit par la société ». Ni Bruno ni moi n’avions cette notion du constructivisme social. Aussi avons-nous répondu à Steve que c’était un faux problème, qu’il pouvait se détendre, et que « Dieu merci, je suis parfaitement heureuse d’utiliser la catégorie de réalité à chaque fois que cela semble utile. »
Quand Bruno était à Sciences po, Bruno, Isabelle et moi firent une performance conjointe à Paris au Centre Pompidou. Nous avons réalisé un ensemble amusant d’interactions. J’en ai appris beaucoup sur la manière dont Isabelle pense Galilée en particulier, sur sa notion de ce qui constitue un fait – ce qui est à la fois convergent et différent de cette notion chez Bruno. Progressivement, sur une longue période, nos travaux sont devenus de plus en plus intriqués. Mais je me rappelle aussi une réunion d’un ensemble tenu à la Society for the Social Studies of Science où Bruno a fait une conférence qui m’a mise en colère, parce qu’il ne citait que des hommes. Il était tard. Et je me suis levée dans le public et j’ai dit : « Vous ne pouvez pas faire cela. C’est une insulte. C’est de la mauvaise prestation universitaire. Je suis désolée, votre ignorance des études féministes d’histoire des sciences est vraiment très profonde. » Ce fut, au moins pour moi, un moment important.
Nous avions vraiment de bonnes interactions à propos de sa théorie des zones critiques, de son travail muséal, et de ses projets interactifs avec les étudiants, de sa manière ouverte de présenter les problèmes et d’inviter les gens à s’y engager et à produire. Il a fait cela pendant l’épidémie de covid, mais comme vous le savez, il l’avait fait depuis longtemps. Je pense que chez lui la pédagogie et la politique, c’était sa politique. Une sorte de questionnement : « Dans quel monde sommes-nous, et comment nous nous y engageons ? » et la zone critique marchait ensuite, ce qui évidemment était super important, et l’engagement encore plus profonde de Bruno dans le bien-être de la Terre – je ne veux pas l’appeler écologie, mais… c’est plus que cela – et des Terrestres, des devenirs Terriens. Et il m’invita à essayer une fois de plus de le convaincre de lire de la science-fiction. Il détestait la science-fiction mais il a aimé l’article que je lui ai donné.
N. M. : C’est une histoire d’amitié, mais aussi de désaccords, et de critique. Il y a quelque chose qui me frappe dans vos écrits : vous pouvez le critiquer et continuer à lui offrir votre amitié quand les autres l’ont simplement laissé tomber.
D. H. : Mais je pense qu’une amitié qui compte comporte du conflit. Si vous êtes d’accord l’un avec l’autre à propos de tout, l’amitié ne croît pas beaucoup, non ?
N. M. : Bien sûr.
D. H. : Laissez-moi rajouter une petite chose. Je pense que le fait que Bruno et moi soient tous deux catholiques est important, car nous avons tous les deux une complète allergie envers la sémiotique protestante et sa nudité sécularisée. Et nous deux, ainsi qu’Isabelle, aimons la sémiotique de James, Pierce et des pragmatistes américains. Je pense que je peux dire que Bruno est resté un croyant hétérodoxe dans le catholicisme, ce que je ne suis pas. Mais je n’ai jamais cessé d’être catholique : cette formation est si forte. Et je pense que pour Bruno et moi, notre sens de la pratique, notre sens du matérialisme, a été profondément formé par le catholicisme, peut-être plus encore que par le marxisme. Je pense qu’il a été en fait formé par les deux, comme nous deux. Mais je pense que s’il ne fallait choisir qu’une influence, ce qui probablement a formé notre sens de la chair du monde, c’est le catholicisme. Le travail du discours religieux n’est pas le même que le travail du discours scientifique, le discours scientifique est tenu avec assez de distance pour qu’il soit possible d’y rassembler quelques faits, alors que le travail du discours religieux est de mettre en mouvement et de rendre présent. Bruno et moi avons eu une réaction très semblable à l’encyclique Laudato Si du pape François.
J’ai le sentiment avec Bruno que la canalisation du cri de la Terre actuellement dans le discours religieux, cette manière de rendre présent le cri de la Terre, n’a rien à voir avec ce que disent les sciences de l’écologie, et que la plupart des intellectuels sont des protestants sécularistes, quand Bruno et moi ne sommes pas des protestants sécularistes. Nous n’étions pas sécularistes du tout. Le catholicisme est rare dans l’université américaine, et quand il est là, il est désavoué vraiment fortement. Je déteste l’Église plus que tout, et je déteste l’Église avec le meilleur de moi. Le Catholicisme est terriblement important en France, mais les Jansénistes l’ont dominé, et le formalisme russe aussi en sémiotique avec Roland Barthes, etc. La République, le sécularisme de la République, fit son œuvre sur le Catholicisme français – et avec de bonnes raisons, probablement ! (rires) – mais il rendit difficile de régénérer, de rendre de nouveau présent ce mode de conscience. Je pense que Bruno a fait l’expérience de cela aussi. Donc ce n’est pas simplement qu’il était un bourgeois de telle région de France, c’est qu’il était un bourgeois et ne l’a jamais renié, et il était catholique et ne l’a jamais renié. Et Paris avait un problème avec ces deux choses. Je suis un peu dubitative sur le degré auquel tous ces intellectuels français qualifient maintenant Bruno de trésor national, de génie, et l’honorent alors qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec lui lorsqu’il était en vie. Je pense notamment au Collège de France, mais aussi aux intellectuels français en général – quoique cela allait mieux ces dernières années. Je pense vraiment, ce n’était pas juste après sa mort… J’ai un certain doute sur leur affection envers Bruno quand ils ne la manifestèrent pas pendant presque toute la durée de de sa vie. Je pense que Bruno n’était pas assimilable par la gauche intellectuelle française.
N. M. : Sa critique de Bourdieu…
D. H. : Oh, sa critique de Bourdieu était très amusante, elle m’a plu (rires). Donc Bruno était enseigné dans mon institution, mes collègues en anthropologie enseignaient Bruno, j’enseignais Bruno dans mes cours de feminist science studies aussi bien aux premières années qu’aux années suivantes, je pense que Jim Clifford enseignait Bruno aussi. Ce n’est pas que nous étions toujours d’accord avec lui, mais nous l’enseignions, nous enseignions son travail. Et je pense que Bruno et Anna Tsing devinrent bons amis, et Deborah Gordon, une biologiste de Stanford, qui était une de mes amies, je pense qu’un certain groupe hétérodoxe d’intellectuels américains accueillirent Bruno, et vice et versa. Il répudiait le rôle de la classe ouvrière – et franchement j’en faisais autant – car il répudiait le sens de l’histoire marxiste et le reste, mais je pense que c’est son matérialisme, sa compréhension de l’histoire comme faite avec les non-humains autant qu’avec les humains. Je pense que Marx lui-même, pas les Marxistes, comprenait le métabolisme de la Terre d’une manière dont beaucoup de Marxistes ne se sont jamais souciés.
N. M. : Dans le premier rapport qu’il a écrit en tant que chercheur en sciences sociales, quand il était en Côte d’Ivoire, presque un rapport technique, il cite seulement Roland Barthes, Ivan Illich et Deleuze & Guattari. Ce sont ses seules références explicites, mais dans le langage qu’il utilise on peut percevoir tout un réservoir de références différentes. Le langage qu’il utilise est plein de Marx, il y a un peu de Wittgenstein (il parle de jeux de langage), il y a des références implicites au structuralisme qu’il n’aurait jamais faites plus tard.
D. H. : Mais il ne les met pas dans les notes de bas de page.
N. M. : Non, il ne le fait pas. Mais au même moment, vous pouvez voir la sémiotique matérielle arriver là. Car la manière dont il utilise Deleuze & Guattari et « la déterritorialisation », dont il lit en long Ivan Illich, produit une sémiotique matérielle, quelque chose d’une théorie de l’acteur-réseau qui n’existe pas du tout, et montre que les Ivoiriens ont été rendus « incompétents » par l’appareil colonial français.
D. H. : Je ne connaissais pas ce texte. Il s’est saisi de Carl Schmitt aussi, ce qui a simplement agacé l’enfer de Jésus chez moi (rires). D’accord, je critiquais toujours la manière de Bruno d’embrasser pas seulement les métaphores mais réellement l’appareil des « épreuves de forces », et sa consécration – essentiellement – de la guerre, y compris dans son dernier travail, quand il parlait de former une nouvelle classe pour la guerre, une nouvelle lutte de classe, la classe écologique, la classe des terriens, pour la guerre dans laquelle nous étions engagés, et ainsi de suite. Je comprends cela et je reconnais de vrais ennemis quand je les vois. Vous savez les États-Unis en sont pleins, et la France aussi ! Mais je pense que développer un appel complet pour de la pensée et de l’action enracinée dans les épreuves de force et les combats de classe, c’est une répétition du même. C’est répéter ce qui a été dominant dans ces mêmes cultures contre lesquelles vous essayez de travailler, ces mêmes manières de penser et de vivre qui sont enracinées dans un combat mortel. Et cela m’a mise en colère de voir Bruno revenir à cela dans son dernier travail le plus important. Et qu’il se saisisse de Carl Schmitt, par exemple. Pour embrasser une nouvelle fois l’imagerie et l’appareil du combat de classe (class warfare). Je pense que c’était une erreur terrible. Sa notion d’une formation de classe me convient, je pense que je suis d’accord avec lui, je pense qu’il avait raison d’avoir besoin de comprendre un changement des alliances à l’échelle planétaire, des convergences et des manières d’agir et de penser des humains et des plus qu’humains dans une classe pour la Terre – pour et de la Terre. Appeler cela formation de classe me convient. Je comprends les analogies avec les formations du marxisme et précisément pourquoi le rôle spécifique de la classe ouvrière s’oppose explicitement à cette nouvelle formulation de la classe. Dans le marxisme, dans Marx, dans le Manifeste communiste, le combat de classe joue un rôle immense dans la défaite de l’ennemi. Mais Bruno connaissait mieux que la défaite finale de l’ennemi. Il savait mieux qu’aller au rôle téléologique et historique de la classe qui porte le sens de l’Histoire, il savait mieux qu’aller au combat de classe. Comment donc repensons-nous le sens de la classe pour la paix et la justice ?
Et à travers les appareils et les pratiques d’approfondissement d’une justice restaurative, d’une paix et d’une justice réhabilitante, quels sont les appareils pour faire cela dans une situation d’extrême polarisation ?
C’est une chance, j’ai encore mon imagination d’enfant. J’étais cette jeune fille de droite, vous savez, j’étais une catholique irlandaise à Denver entourée de gens dont je pense maintenant que c’était des fascistes (rires) – ma famille et cetera (rires). Enfin, je plaisante (partiellement). Aussi j’imaginais comme les jeunes filles que les communistes étaient évidemment si horribles qu’il ne pouvait pas y en avoir beaucoup. Car personne n’est horrible à ce point-là. Donc il ne devait y en avoir que cinq ou six environ. Pourquoi ne pourrons pas tout simplement les mettre tout seuls sur une île, et faire tomber une bombe ? (rires) Donc mon imagination de jeune fille catholique m’autorisait à tuer parce qu’il n’y avait pas beaucoup de communistes et que nous pouvions nous débarrasser du peu qu’ils étaient, et tout serait agréable. Bien, quand je me rappelle cela, cela me fait réfléchir. Je peux encore avoir ce genre d’imagination à propos de la coterie qui entoure Trump (rires). Il y a des gens qui ne peuvent vraiment pas être sauvés. Ils ne sont vraiment pas bons pour le travail à faire et ils font obstacle, donc il faut s’en débarrasser. Mais maintenant j’imagine plutôt construire un zoo spécial pour eux où nous les approvisionnerions avec des tourteaux de soja (rires). Je m’imagine toujours qu’il y a des gens avec lesquels vous ne pouvez pas travailler. Mais il y a tellement de gens qui les suivent, que vous ne pouvez pas faire cela à 30 % de la population des États-Unis. Surtout quand tellement de ces gens, si vous les regardez dans la vie quotidienne, lorsqu’ils vivent dans le Nebraska, ils se soucient beaucoup de prendre soin de la terre, et sont vraiment ennuyés par leur endettement auprès des grandes entreprises d’agrobusiness pour leur super-équipement. Ces mêmes personnes, s’ils sont approchés autrement, avec d’autres imaginations soucieuses de faire la paix, de ne pas faire la guerre, je pense que nous avons plus de chance. Je pense que cela vient de ma notion du discours religieux. Cette manière de rendre présent la réelle possibilité de paix. Et vous ne pouvez pas faire cela si vous êtes en train de réveiller la dramaturgie de la lutte des classes.
N. M. : La politique de la nature traite de la composition du monde commun, mais ensuite il publie ce petit pamphlet : La guerre des mondes, et la paix ? où il s’inspire de Carl Schmitt, et fait entrer la guerre dans son travail… Je pense qu’il avait peur. Il ressentait l’urgence de devenir plus radical qu’il l’avait été, et il a choisi cette voie spécifique, cette voie belliqueuse pour le faire.
D. H. : Il avait de nombreux amis, comme Isabelle et Vinciane, qui ne voulait pas le voir prendre ce pli. Je ne sais pas pourquoi il l’a fait. Vraiment pas. J’ai une idée, un sentiment, et je pense que c’est à cause de l’urgence du trouble, de la profondeur de la destruction, de la profondeur de l’enfer déjà réalisé. La présence de l’ennemi est tellement palpable. Je ne pense pas que c’était parce qu’il était malade, mais je pense que le fait qu’il était malade a été aussi un facteur. Je n’en sais rien, je ne lui ai jamais demandé. Je ne sais pas. Mais l’essentiel de son travail, même dans cette période, n’était pas consacré à la guerre entre les mondes. L’essentiel concernait les zones critiques, et comment prendre sérieusement le fait d’atterrir, ce que les terriens ont besoin de faire les uns avec les autres.
Je pense que c’est du masculinisme. Parce que les choses fortes et dures sont importantes et sérieuses, et les choses douces et faibles ne le sont pas – même si le doux et faible peut vous gagner plus tard. Témoin ce qu’écrit Thelma Rowell sur les sociétés de babouins. Je ne sais pas. Non, je pense vraiment que ce sont les blessures invisibles du patriarcat qui l’ont fait penser cela. Je suis d’accord avec vous, je pense que Bruno avait besoin d’être pris au sérieux, et je pense qu’il n’avait pas d’appareil, ni intellectuel ni amical, ni l’un ni l’autre, pour cette sorte de transformation réflexive. Et je pense qu’il n’avait aucune idée de ce que « fort et sérieux » est simplement une autre histoire de bite (rires). Et si on le lui avait dit, il aurait peut-être ri et peut-être… En tout cas vous pouvez voir comment moi et les gens comme moi n’avaient pas besoin d’une autre histoire de bite. La science en action était un livre magnifique, il m’a changé l’esprit sur beaucoup de choses. Je veux dire, vous pouvez lire ma recension à cette époque, il faisait ouvrir les yeux. C’était un livre transformateur, il l’était réellement. Mais Bruno n’avait pas besoin d’en arriver là, il aurait pu suivre tous les réseaux sans faire cela. Et beaucoup des personnes des feminist science studies, qui étaient très importantes, comme Nelly Oudshoorn des Pays Bas, se détournèrent de Bruno parce qu’elles étaient furieuses de tout cela.
N. M. : Comment travaillez-vous ?
D. H. : Des choses vous concernent, des choses desquelles prendre soin, des choses s’imposent à vous d’elles-mêmes, soit que vous soyez très excitée à leur propos, soit qu’elles soient vraiment intéressantes…Qu’est-ce qui se passe avec un embryon ? Et comment dans le monde la colonne de larves de corail dans l’océan sait se fixer à un certain moment ? Et comment elles le font ? Vous êtes vraiment excitée par quelque chose et cela s’impose à vous. Je m’assois avec un tas de choses dans les mains, plein de notes manuscrites, des articles par des gens qui ont écrit quelque chose sur le sujet, je commence à m’informer davantage, j’imprime des articles, je commence à mieux connaître le sujet, et alors ma métaphore des « jeux de ficelles » n’est pas une plaisanterie, c’est comme si des fils collants sortaient de tout ce que vous prenez vraiment au sérieux et commencent à coller à d’autres choses. Et ensuite vous avez des compagnons pour penser. Certains sont des gens que vous connaissez, d’autres non. Ma propre voix n’est jamais vraiment beaucoup un problème, car j’ai un style joliment distinctif. J’aime la narration, et je suis très bonne à cela, et je peux aussi argumenter, mélanger les récits et les arguments. Et je fais mes devoirs et donc j’ai le matériel dont j’ai besoin pour donner une explication sur un sujet. Je tape, tape, tape sur l’écran. Écrire sur l’écran a changé beaucoup mon écriture car quand vous deviez taper quelque chose, puis le jeter et le retaper, vous ne faisiez pas beaucoup de révision. J’étais trop paresseuse. Mais écrire sur l’écran est différent. Quand j’écris un paragraphe, je le retravaille et le revois tout de suite, et le jour suivant je le revois encore. Et ensuite je continue. Quand j’ai écrit tout un article, je ne le revois pas beaucoup, mais je révise continuellement, car l’écran rend cela possible, la technologie rend cela possible. Mais voilà le point le plus important pour moi, et je pense que c’est différent pour Isabelle : je parle avant d’écrire. Je donne des conférences. Et je n’écris jamais mes présentations, jamais, non jamais, pas une fois – je parle mes présentations. Ce ne sont pas des écrits, ce sont des conversations. Et mes conférences sont minutieusement élaborées, j’ai des notes développées au cas où je sèche et ai besoin de les regarder. Et j’en ai une image visuelle, qui en général disparaît quand cela parait en livre. Je travaille à partir de tous les types d’images que j’utilise éventuellement, comme les diapos de Powerpoint ou autres, et je vais donner une conférence et il y aura un engagement avec le public ou peut-être avec des amis à dîner, et je vais le changer. Je la donnerai à nouveau dans un contexte différent. Elle peut avoir le même titre, ou un titre proche, mais cela répond à sa présentation précédente. Et je vais donner une conférence plusieurs fois. Je vais avoir plusieurs présentations, et ensuite je vais l’écrire. Quand c’est écrit, je suis au bout. C’est fini. Je ne peux plus la présenter à l’oral. Je ne sais pas comment la dire une fois qu’elle est écrite. Ce n’est plus un objet oral, c’est un objet écrit et il est fini. Voici comment j’écris.
N. M. : Donc vos livres et vos articles sont l’aboutissement d’un processus plus long.
D. H. : Ils sont l’aboutissement d’un processus qui est longtemps oral.
N. M. : Et en dialogue avec les gens.
D. H. : En dialogue et en performance – ce qui n’est pas toujours dialogué.
N. M. : Vous mentionnez certaines similarités entre votre processus d’écriture et celui d’Isabelle. Elle a été co-autrice de nombreux livres et articles, ce qui n’est pas votre cas. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
D. H. : Je ne suis pas beaucoup co-autrice. J’aurais souhaité le faire, je trouve que c’est une bonne idée. Mais je pense que c’est trop de travail. Je suis trop paresseuse (rires). C’est beaucoup plus facile d’être l’auteur de quelque chose fait entièrement par vous. Je pense qu’Isabelle est une personne plus forte que moi (rires).
N. M. : Bien, laissez-moi vous poser une dernière question à propos de Gaïa. Gaïa est apparue dans votre travail, avant d’apparaître dans celui de Bruno, et a été longtemps une de vos compagnes. Qu’est-ce que Gaïa pour vous ?
D. H. : Gaïa change, cela/il/elle change, ce n’est jamais réellement il, ce qui est intéressant. Je suppose que j’ai rencontré Gaïa pour la première fois avec Lynn Margulis il y a longtemps, je ne l’ai pas rencontrée à travers Lovelock. Je l’ai rencontrée avec Margulis, et ensuite j’ai entendu parler de Lovelock. Et Gaïa était importante car je pensais que Gaïa, qui est encore présente dans la Gaïa d’aujourd’hui, était la Gaïa qui vit, respire et construit les conditions d’existence des autres êtres vivants, qui existent à cause de ces systèmes et sous-systèmes intriqués, de ces flux et de ces échanges, et que c’est unique dans le système solaire. Peut-être Mars a-t-il essayé un moment, et peut-être Vénus aussi, mais ils n’ont pas continué bien longtemps. Et de manières significatives, Gaïa est cet ensemble de systèmes processuels qui arrive à produire non pas un système autopoétique stable, comme je pense que c’était la pensée de Margulis et de Lovelock à cette époque, mais un système « suffisamment stable » pour passer à travers quelques époques, suffisamment stable pour passer à travers une série d’états stables, toujours en termes de thermodynamique, en cherchant toujours l’énergie thermodynamique la plus faible pour une stabilité possible, à l’intérieur de laquelle d’autres sortes d’états stables, d’états suffisamment stables, des états métastables surviennent, et cette Gaïa est, en un sens réellement profond, vivante. Margulis à cette époque, et moi quand elle vivait, et je pense Lovelock aussi, pensions que Gaïa était autopoiétique, une formation entièrement autonome. Et je pense que j’ai changé : j’étais d’accord avec cela, et je ne le suis plus. Je pense que la sympoïèse est un concept un peu plus adéquat, une figuration un peu plus adéquate de ce dont nous parlons. Cela parce que non seulement Gaïa n’est jamais un système autopoétique stable et fermé sur lui-même, mais parce que Gaïa est semi-perméable, elle a des symbiotes. Scott Gilbert parle de la Terre comme une part d’un holobiote qui comprend aussi le Soleil et la Lune – au moins le Soleil et la Lune et plus que ces deux, certains astéroïdes et beaucoup d’autres choses. Le fait que la symbiose que nous appelons Gaïa soit suffisamment stable, soit capable de tenir ses éléments ensemble suffisamment bien, mais de manière symbiotique intra- et interactive, voici ma conception de Gaïa. Et c’est à peu près tout ce qui est en relation avec ce qui ne l’est pas, toutes les entités et les multitudes. Il n’y a pas d’entité autopoïétique, aucune entité qui puisse ne pas être dans une relation dynamique d’échange avec d’autres entités qui sont similaires, et ce indéfiniment – si pas infiniment, au moins indéfiniment, dans d’autres relations en bouts de ficelles.
Traduit de l’anglais USA par Anne Querrien
1Les Science studies ont été introduites dans les universités américaines, en même temps que les Cultural studies, Gender studies, autres studies qui regardent la producion scientifique depuis de nouveaux points de vue. En France cela s’est traduit par une approche interdisciplinaire appelée STS, Science & Technology Studies, ce qui en a restreint le champ par rapport à celui des studies.
2Je préfère dire « cousins » plutôt que « parents » pour relatives, car la relation de parenté est ainsi plus horizontale et moins descendante. (NdT)

