85. Multitudes 85. Hiver 2021
A chaud 85.

L’Allemagne vers une coalition « feux tricolores »

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Qui aurait deviné deux mois avant les élections législatives allemandes du 26 septembre dernier que l’hégémonie chrétienne-démocrate, incarnée pendant 16 ans par la chancelière Angela Merkel, allait s’effondrer ? Qui aurait pu dire que le vice-chancelier et ministre des finances sortant, Olaf Scholz, dont le parti, le SPD, était encore à 14 % dans les sondages en juillet, allait être le grand gagnant des élections ? Qui pouvait imaginer que l’Allemagne se dirigerait vers une coalition innovante à trois, dite « feux tricolores », ou rouge-vert-jaune, entre les sociaux-démocrates du SPD, les écologistes et les libéraux du FDP avec Olaf Scholz comme futur chancelier ?

L’explication tient à leur système politique, le fédéralisme, aux grands thèmes de la campagne qui correspondent aux points forts de ces trois partis et aux demandes de la population, à la manière de négocier et aux avancées que cela permet.

Le fédéralisme – tradition allemande protectrice de la démocratie après le nazisme

L’unification de l’Allemagne qui a eu lieu le 18 janvier 1871 à la fin de la guerre franco-prussienne a débouché sur une monarchie fédérale autoritaire, le IIe Reich, dirigée par l’empereur Guillaume de Prusse, avec une organisation territoriale fédérale de 25 États + l’Alsace-Lorraine, sous la prépondérance de la Prusse. Les 25 États allemands étaient des grands-duchés, des duchés, des royaumes, des principautés, des villes libres.

La défaite de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale a conduit, le 9 novembre 1918, à la proclamation de la République de Weimar qui a conservé la structure fédérale. La république a aboli les statuts de grands-duchés, duchés, royaumes et principautés pour donner naissance aux « Länder » au nombre de 18 + la Sarre qui se trouvait sous le contrôle de la Société des Nations.

Le régime d’État fédéral s’inscrit dans la ligne d’une longue tradition qui n’a été interrompue que par l’État nazi avec sa politique d’expansion et d’extermination. Il est donc clair qu’après la chute du nazisme, le fédéralisme correspondait au souhait des alliés, le découpage des Länder a été déterminé en fonction des zones des alliés. Les Länder figuraient dans la Loi Fondamentale de la République fédérale d’Allemagne lorsque cette dernière a été constituée en 1949.

Dans la Loi Fondamentale sont tirées les leçons du nazisme. Il est inscrit dans l’article 1 que « la dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger ». L’article 79 stipule que « toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe de la participation des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite. Il s’agit donc de la clause d’éternité ». Avec la clause d’éternité, la Loi fondamentale veut tirer les conséquences de la chute de la République de Weimar et de l’arrivée au pouvoir des Nazis et éviter à tout prix la réitération de ces événements. L’article 20 précise que « la République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social. Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre, s’il n’y a pas d’autre remède possible ».

L’Allemagne fédérale s’est donc dotée autour du fédéralisme, outre la Loi Fondamentale, d’outils et de garde-fous contre un retour vers les ténèbres. Deux exemples : le refus de centraliser par exemple l’éducation et la culture qui font partie des compétences des Länder ; un système électoral, totalement différent du système français. En France, les élections ont lieu à deux tours, le 1er tour sert de couperet pour accéder au 2e tour, un accord de gouvernement a lieu en un ou deux jours avant le 2e tour. En Allemagne, éliminer rappelle le passé. Le Bundestag est l’institution centrale du système politique allemand. Les députés sont élus dans le cadre d’un scrutin mixte à un tour, majoritaire uninominal et proportionnel. Chaque électeur ou électrice a deux voix. Avec la première, iel élit le candidat de la circonscription. Qui a le plus de voix dans cette circonscription est élu député·e, c’est le principe de la majorité relative. Iel vote avec la deuxième voix pour le nom du parti dont iel soutient le programme. Cette voix est la plus importante, car elle détermine le rapport de forces entre les différents partis au Bundestag. Les accords de gouvernement ont lieu, contrairement à la France, après l’élection, le système à la proportionnelle fait qu’aucun parti n’obtient la majorité absolue, évitant ainsi des dérives.

Quels sont les résultats des élections législatives
du 26 septembre dernier ?

SPD (Parti social-démocrate) 25,7 (+5,2) 206 sièges (+53)

CDU (Union chrétienne démocrate) 24,1 (-8,8) 196 sièges (-50)

Die Grünen (Ecologistes) 14,8 (+5,9) 118 sièges (+51)

FDP (Parti libéral) 11,5 (+0,8) 92 sièges (+12)

AfD (Extrême droite) 10,3 (-2,3) 83 sièges (-11)

Die Linke (La gauche) 4,9 (-4,3) 39 sièges (-30)

SSW (minorité danoise) 1 siège

Trois partis augmentent en nombre de sièges : le SPD, les Grünen et le FDP.

Les partis n’ayant pas obtenu 5 % par la deuxième voix ne sont pas représentés au Bundestag. Mais grâce aux subtilités de la loi électorale allemande, il existe ici 2 exceptions :

– Un parti ne parvient pas à 5 % par la deuxième voix, mais il obtient au moins 3 élus de circonscription par la première voix, alors la clause des 5 % est supprimée pour la 2e voix, ce qui permet au parti d’obtenir un groupe. C’est le cas de die Linke qui a atteint 4,9 % par la deuxième voix, mais a obtenu 3 députés de circonscription par la première voix, ce qui lui octroie un groupe de 39 députés.

– Les partis de minorités nationales en Allemagne sont exclus de la clause des 5 %, car la loi est au service de la protection des minorités nationales. La Fédération des Électeurs du Schleswig du Sud (SSW), parti de la minorité danoise, dispose de 55 330 voix, 40 000 étaient nécessaires pour avoir 1 député au Bundestag. Une première depuis 1953.

Bien que les Grünen aient obtenu un score inférieur aux attentes d’avant l’été, ils deviennent aujourd’hui la 3e force au Bundestag avec un nombre inédit de 118 députés, alors qu’ils étaient le parti le plus faiblement représenté au Bundestag en 2017. Les Grünen ont 100 000 adhérents. Ils ont reçu de nombreuses voix venant d’électeurs d’autres partis principalement de la CDU (900 000), de die Linke (470 000), du SPD (320 000). Les Grünen s’implantent à l’Est.

Le SPD, le parti le plus ancien d’Europe, avec ses 400 000 adhérents, devient le premier parti représenté au Bundestag. Il reçoit des voix de tous les partis, sauf des Grünen auxquels 320 000 électeurs sociaux-démocrates ont donné leur voix. On assiste à l’Est à un véritable comeback du SPD qui est le premier parti

La CDU/CSU en dessous des 30 %, c’est du jamais vu. Plus de 1 600 000 électeurs de la CDU ont migré vers le SPD et 900 000 vers les Grünen. La CDU est reléguée à la 3e place derrière l’AfD à l’Est.

Les Libéraux du FDP sont bel et bien là et prêts à gouverner. Ils ont reçu des voix de l’AfD (150 000), de die Linke mais surtout de la CDU (340 000).

L’AfD, le parti d’extrême droite, est la 2e force dans l’ex RDA, voire le premier parti en Thuringe et en Saxe. Il rassemble notamment autour de l’opposition à l’immigration et aux vaccins. Les électeurs de l’AfD à l’échelon national migrent vers tous les partis sauf die Linke. L’AfD qui est un parti pangermaniste avec des courants néo-nazis, surveillé par l’organe de protection de la constitution, reçoit 110 000 voix de die Linke à l’Est.

Die Linke a été longtemps le 1er voire le 2e parti à l’est rassemblant les mécontents après la réunification jusqu’à l’arrivée de l’AfD. Die Linke a beaucoup perdu dans l’est de l’Allemagne, les voix se sont déplacées vers l’ensemble des partis, notamment le SPD (590 000 voix) et les Grünen (470 000 voix) mais aussi l’AfD ainsi que vers les abstentionnistes (370 000 voix). Ce parti ne reçoit aucune voix des autres partis

Les primo-votants ont choisi le FDP suivi des Grünen. Les moins de 25 ans ont placé en tête les Grünen et ensuite le FDP. L’un des points forts du FDP est la numérisation, domaine dans lequel l’Allemagne est en retard. Les jeunes mettent au premier plan : le climat, la numérisation, la modernisation. Pour l’ensemble de la population viennent en premier : les questions sociales, le climat, l’économie, l’emploi, la modernisation.

Une cohésion des partis démocratiques et de la plupart des médias contre l’extrême-droite a conduit à ce que le terme immigration n’ait été utilisé qu’une fois dans les débats télévisés et le terme islam zéro fois.

Comment le SPD a-t-il gagné dix points en deux mois et remporté l’élection ?

Le 13 juillet 2021, la CDU d’Armin Laschet était en tête, suivi des Grünen d’Annalena Baerbock et enfin du SPD d’Olaf Scholz avec 15 %. Ce qui a changé la donne dans la campagne électorale, ce sont les inondations du 14 juillet 2021. Annalena Baerbock, leader des Grünen, a préféré ne pas mettre en avant des propositions fortes pour l’urgence climatique de peur que cela soit compris comme une tentative de récupération, beaucoup de sinistrés ayant tout perdu. Elle est donc restée au niveau de l’empathie, certes nécessaire, mais insuffisante. Les habitants attendaient autre chose ainsi que l’ensemble de la population. Ils souhaitaient aussi quelqu’un qui dans une telle situation a l’expérience du pouvoir. Annalena Baerbock est députée mais n’a jamais eu de fonction exécutive dans un Land contrairement à son collègue co-président du parti, Robert Habeck, qui a été ministre de l’environnement du Schleswig-Holstein.

Les inondations ont touché principalement deux Länder, la Rhénanie-Palatinat et également la Rhénanie du Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé d’Allemagne, dont le ministre président n’est autre qu’Armin Laschet (CDU). Ce dernier, outre l’incompétence dont il a fait preuve durant toute cette période, a été filmé en train de discuter et de rire, pendant que le président de la république tenait un discours d’empathie en direction des sinistrés. Les images ont fait le tour des chaines TV, de la presse, des réseaux sociaux, choquant tout le pays. Angela Merkel était à cette époque reçue aux États-Unis par Joe Biden. Olaf Scholz, vice-chancelier et ministre des finances a fait le job, avec de l’empathie, promettant que les aides du gouvernement fédéral seraient très vite débloquées et à la hauteur de ce qu’elles doivent être. Puis, au fil du temps, il a développé ses propositions, son programme. Il a certes bénéficié des erreurs d’Annalena Baerbock, de l’incompétence d’Armin Laschet, mais pas seulement, le capital de sympathie dont Olaf Scholz bénéficie ainsi que le SPD, la façon dont il a mené les discussions exploratoires avec les deux autres partis de la future coalition montrent bien que les erreurs de l’une et l’incompétence de l’autre sont secondaires.

Les avancées vers la coalition
feux tricolores SPD-Grünen-FDP

L’élection a profité à deux petits partis : le FDP et aux Grünen et, bien sûr, au SPD. Olaf Scholz a donné tout de suite sa préférence pour une coalition des trois partis vainqueurs de cette élection : le SPD-Grünen-FDP.

Le fait d’avoir un système électoral à deux voix, la première voix qui élit le député de circonscription à la majorité relative et la deuxième voix qui choisit le parti à la proportionnelle, ce qui détermine le rapport de forces entre les différents partis au Bundestag, signifie que le gagnant ne remporte pas toute la mise. L’état d’esprit est plutôt : « Bâtissez cette coalition ensemble, même si vous vous êtes combattus pendant la campagne électorale. Prenez vos responsabilités au sérieux, construisez des passerelles, ne vous figez pas sur vos positions, trouvez ce que vous avez en commun, tirez le meilleur parti des différences, et surtout occupez-vous de ce qui est urgent pour les gens ». C’est sur cette base que les Grünen et les Libéraux du FDP, les deux partis qui ont le plus de divergences, ont décidé de se rencontrer, avant de se réunir avec le SPD. Puis les trois partenaires sont tombés d’accord sur le fait que la théorie merkélienne qui consiste à dire : « la politique est seulement ce qui est possible » doit être dépassée, car il ne s’agit pas de ne rien faire, en attendant que la crise arrive pour ensuite la gérer, mais bien de savoir prendre des risques pour qu’elle n’arrive pas ou qu’elle soit le moins fort possible et de relancer l’Allemagne vers le futur.

Ceci a débouché très vite sur un document d’accord entre le SPD, les Grünen et le FDP suite aux discussions exploratoires.

Contrairement au passé, où les discussions n’abordaient pas les questions qui fâchent, cette fois-ci, elles ont été mises sur la table, chacun a donné quelque chose à l’autre et a pris de l’autre, permettant à chaque partenaire d’avancer son point fort même si c’est difficile à coordonner.

Par exemple, les Grünen ont dû abandonner au FDP la limitation de vitesse sur les autoroutes, mais les Grünen ont décroché la sortie du charbon en 2030 au lieu de 2038, ce qui est très important. Le SPD a obtenu l’augmentation du SMIC de 9,60  à 12 , quelque chose que les libéraux du FDP n’auraient jamais accepté auparavant. Ces derniers ont obtenu par contre que les impôts ne soient pas augmentés. Ces trois mesures phares ont été mises en avant, ce qui permet de ne rien bloquer.

Les partenaires sont unanimes à vouloir moderniser l’Allemagne de façon durable, à mener une politique d’envergure pour le climat, à remédier au grand retard pris par l’Allemagne en matière de numérisation et à augmenter considérablement le Smic. Tout ceci nécessitera des investissements lourds, et pourtant il n’y aura pas d’endettement, ni d’augmentation d’impôts. Où trouver l’argent ?

L’Allemagne continuera de miser sur ses exportations. Dans le budget actuel, il y a beaucoup d’argent, par exemple des emprunts que l’Allemagne a déjà faits pour la gestion du Covid et qui ne seront pas utilisés à cette fin, l’Allemagne n’ayant pas eu tellement besoin d’argent à cet effet. Il y a déjà pour l’année prochaine et sans doute aussi pour 2023 suffisamment d’argent dans les caisses de l’État, pour le basculer vers les investissements d’avenir.

Olaf Scholz est confiant car le projet d’impôt minimum mondial pour les grandes entreprises, projet qu’il a porté personnellement, devrait rapporter 5 milliards d’Euros par an à l’Allemagne. Mais il ne faudrait pas que la crise de l’énergie prenne trop d’ampleur.

L’accord met également en avant le droit de vote à 16 ans, la place de l’Allemagne en Europe et dans le monde avec une mention spéciale pour le couple franco-allemand et sa coopération avec la Pologne dans le cadre du Triangle de Weimar.

Ce document n’aborde que les questions sur lesquelles les partenaires des négociations souhaitaient obtenir un accord préliminaire avant d’entamer les négociations de coalition.

22 groupes de travail ont été mis en place entre les trois partis dans le cadre des négociations de coalition sur les thèmes suivants : État moderne et démocratie ; innovations numériques et infrastructures numériques ; innovation science et recherche ; économie ; protection de l’environnement et de la nature ; agriculture et alimentation ; mobilité ; climat, énergie, transformation ; État social, prestations de base, retraites ; travail ; construire et habiter ; santé et soins ; éducation et chances pour tous ; enfance, famille, jeunesse ; politique culturelle et médiatique ; sécurité intérieure, droits citoyens, sport ; égalité femmes – hommes, diversité ; de bonnes conditions de vie à la ville et à la campagne ; exode, migration, intégration ; sécurité, défense, développement, politique étrangère, droits humains ; Europe.

Tout ceci devrait déboucher fin novembre sur la signature d’un accord de coalition SPD-Grünen-FDP, qui sera le socle de l’action gouvernementale pendant 4 ans, et sur l’élection d’Olaf Scholz comme chancelier autour du 6 décembre 2021. Une grande question reste ouverte : qui occupera le poste de ministre des finances ? Robert Habeck (Grünen) ou Christian Lindner (FDP) ?