L’exemple de l’imagerie cérébrale
Ce qu’on nomme « la technique » n’est pas le diable qu’on dit, ou alors, c’est qu’il y a du diable en nous. Car une technique n’est jamais qu’une façon pour nous d’aborder la réalité, d’agir et de discourir sur elle. Elle lutte contre d’autres façons de voir, de faire et de dire, d’autres représentations. Si l’on craint qu’elle ne les écrase toutes, jusqu’à régner en seule maître, n’est-ce pas notre fascination pour nos « puissances » et nos performances, qu’il faut interroger, notre propension à courir un idéal qui nous aveugle et nous masque des attitudes plus en accord avec les idées que nous nous faisons de nos relations les uns aux autres et à nous-mêmes ?1
À ce titre, l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRM2), avec ses « prodigieuses découvertes », ses « avancées spectaculaires », ses « progrès fulgurants » sur le fonctionnement du cerveau et de l’esprit, constitue une belle occasion de réfléchir à la place des techniques entre réalité, imaginaire et éthique. Ce qui s’en dira ici pourra éventuellement se transposer à d’autres techniques, pour qui n’a pas peur de se dégourdir l’esprit par d’innocentes analogies.
Voir par la technique
Un nouvel imaginaire cérébral
Les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle élaborent des images de l’activité cérébrale dont nous nous sommes persuadés qu’elles exhiberaient notre pensée intime et que leurs anomalies expliqueraient nos désordres, ceux de notre corps, de nos comportements ou de notre esprit. Malgré la complexité de l’acquisition et du traitement des données avec lesquelles les neuro-images sont fabriquées – ou du fait de l’opacité liée à cette complexité, qui nous oblige à « faire confiance » –, nous avons acquis la conviction qu’elles donnent une vision objective de ce qui se passe dans notre tête et qu’elles nous permettent de nous comprendre, en nous montrant comment fonctionne ou dysfonctionne notre cerveau. Nous les regardons comme si l’on voyait en elles l’expérience subjective se transformer en phénomène objectif immédiatement perceptible et compréhensible par tous. Qui oserait d’ailleurs mettre en cause leur légitimité, assurée par la science et la technologie ?
En matière de pathologie neurologique ou psychiatrique, il semble que les images cérébrales disent la vérité sur l’état et le vécu du patient mieux que lui-même et la clinique ne peuvent le faire. Ce seraient non seulement les dires et les souffrances des patients, les comptes rendus et les observations des médecins qui devraient s’effacer derrière les images, mais la matérialité même des corps, et la singularité des personnes qui seraient condamnées à disparaître sous les espoirs ou les fantasmes portés par les banques d’images. Ne devons-nous pas, de principe, accorder plus de confiance à ce que nos appareils peuvent nous dire de notre intimité, qu’à ce que nous pouvons en dire, nous-mêmes, dont les compétences computationnelles sont si limitées ?
Fabrication des images cérébrales
Pour comprendre quelle place donner à l’imagerie et comment se placer à son égard, il est nécessaire de s’arrêter un instant sur des questions de technique et d’étudier comment l’imagerie fait parler le cerveau.
Mais d’abord, comment l’imagerie cérébrale parvient-elle à montrer notre psychisme ? Comment ce qui est de l’ordre de l’immatériel peut-il être rendu visible dans le corps ? Comment déverrouiller les préjugés qui interdisent de voir nos pensées ? Comment concevoir une « imagerie » des pensées ? Peut-on même parler d’image à leur propos ? N’est-ce pas plutôt un imaginaire que l’on construit ?
Plusieurs séries d’opérations sont nécessaires pour lire la pensée dans le cerveau. Allongez un individu non prévenu dans une machine d’imagerie cérébrale ; donnez-lui une tâche bien précise à faire ; fermez soigneusement les portes de la machine et lancez les procédures d’enregistrement. Vous n’obtiendrez qu’une image dépourvue de contraste et tellement changeante d’un moment à l’autre et d’un individu à l’autre, qu’elle sera illisible, incompréhensible. Pour que des cerveaux puissent délivrer une information « parlante », l’enregistrement cérébral doit procéder à toute une série de traitements et de prétraitements : normalisation anatomique des cerveaux (pour qu’ils se ressemblent), mise en moyenne et soustraction d’images, filtrage d’artefacts, lissage de données… avec, à chaque étape, des décisions complexes à prendre. Il faut aussi choisir les méthodes statistiques, et le seuil de « significativité » qui détermine les régions cérébrales déclarées actives, marquées en couleur sur l’image. C’est là que tout se joue in fine : le choix de ce seuil décide de l’image associée à la pensée étudiée et des zones déclarées muettes, laissées dans l’ombre, même si elles participent, ne serait-ce qu’en se faisant discrètes, au fonctionnement cérébral global, et peut-être à la pensée3.
En somme, pour qu’un appareil capte des images du cerveau qui soient vues comme des images de la pensée, il faut non seulement concevoir un procédé d’enregistrement cérébral, mais arranger le cerveau de façon à ce qu’il puisse être un support pour la pensée.
Cela n’est d’ailleurs pas suffisant. En même temps qu’on lui fabrique un cerveau à sa mesure, la pensée doit se réorganiser de sorte à se rendre à la fois « cérébralisable » et visible. Ce n’est pas seulement le cerveau qu’il faut modeler de façon à ce qu’il puisse accueillir la pensée, mais elle qui doit se travestir, se laisser domestiquer, de sorte à pouvoir se faire sienne et tomber sous la coupe du regard qui la lit comme telle. La pensée, mais aussi la conscience et l’inconscient n’ont pas en effet les qualités d’objet scientifique. Ce sont des concepts mobiles, flous, impossibles à définir de façon précise et arrêtée. Si on veut les étudier, il faut commencer par les transformer en comportements et en manifestations que nous sachions observer, objectiver et analyser. Qu’on ne soit donc pas surpris des « préparations » auxquelles les candidats à l’imagerie cérébrale fonctionnelle doivent se plier et plier leurs pensées. Avant même qu’un sujet n’entre dans la machine, il faut lui enseigner les consignes à respecter, l’entraîner aux tâches qu’il aura à effectuer et aux réponses qu’il aura à donner, le soumettre à un véritable conditionnement. Renoncer à nos manières d’être et de penser ordinaires n’a rien de naturel, mais c’est la condition sine qua non pour rendre la pensée visible. Il faut exercer des contraintes sur elle, la faire passer sous la coupe de paradigmes scientifiques, de procédures expérimentales, de protocoles d’acquisition des signaux, en faire une « pensée de laboratoire » ; et autour d’elle, créer un ordre qui transforme en données simples, quantifiables, standardisées et communicables, les situations complexes et variées de la condition humaine « à l’état libre » et de la pensée « sauvage4 ».
Mais cela ne suffit toujours pas pour voir la pensée s’exhiber dans le cerveau. De visible, la pensée doit devenir lisible. La seule présentation d’images cérébrales ne permet pas d’identifier les pensées en cause. Il faut leur ajouter une « explication », une notice qui leur donne une signification. Lire la pensée dans le cerveau demande, avant même de regarder une image, de lire une légende qui guide le regard et qui conduise chacun à interpréter l’image conformément aux procédures qui ont présidé à sa fabrication. Le regard qui lit les images cérébrales doit être « formé » lui aussi.
On peut se demander si les images cérébrales « de la pensée » ne perdent pas toute crédibilité au fil de toutes ces opérations de fabrication conjuguées ; et si elles donnent autre chose à voir que des corrélats bio physicochimiques de ce que fait un être humain dans une situation où nous disons qu’il pense. Un regard indiscipliné, impertinent ou non préparé, pourrait y trouver matière à ironie : s’il nous est donné de contempler une image cérébrale, c’est parce qu’on a demandé à un individu d’effectuer une tâche et qu’on a mis en œuvre des outils pour la peindre. Les appareils d’imagerie apparaissent alors comme des dispositifs permettant de tirer des portraits variés du cerveau selon la tâche accomplie. C’est-à-dire, comme des sortes de machines d’art conceptuel, élaborées pour produire des images artificielles, dont le sens et la saveur tiennent dans la légende et dans l’imagination qu’elles suscitent : image du cerveau voyant une croix, image du cerveau regardant une photo d’homme effrayé, etc. Et les neuroscientifiques sont compris comme des sortes d’artistes5.
Changer de regard, s’aveugler
S’interroger ou ironiser ainsi serait montrer ne pas avoir réussi à accéder au regard « neuroconverti » pour qui la pensée se voit directement dans l’image. Pour avoir véritablement le sentiment d’y voir la pensée, il ne suffit pas en effet d’apprendre les codes de lecture des neuro-images ; il faut surtout redéfinir conjointement le regard et son objet, de sorte à croire qu’en se penchant sur les images, ce regard voit de la pensée tout ce qu’il y a à en voir, sans résidu et sans autre dimension cachée. Le regard doit se régler de façon à ce qu’il voie dans les images colorées du cerveau, non des signes ou des indices de la pensée, mais la pensée elle-même. Simultanément, il ne s’agit pas seulement de contraindre la pensée à entrer dans les conditions de visibilité propres à l’imagerie, mais véritablement de la redéfinir comme cérébrale ; de la résoudre entièrement dans ce qui est visible dans le cerveau.
Autrement dit, il faut faire subir à la pensée le même traitement qu’à toutes ces entités qu’on avait longtemps considérées comme des essences immatérielles – passion, souffrance, maladie –, et auxquelles on a donné de l’épaisseur ou même un surcroît de vivacité, lorsqu’on s’est décidé à les incorporer dans la matière. Pour voir, changez d’yeux ! Transposez à la pensée le changement de regard qu’elle-même a opéré à l’égard de chacune de ces essences, auxquelles il lui arrive de s’identifier6. Le geste qui a conduit le regard à voir les maladies essentielles s’ancrer dans le corps ou les secrètes passions se peindre sur le visage, peut l’aider à son tour à s’enraciner dans le cerveau et à se voir autrement. Ce qu’elle a fait à d’autres, elle peut se le faire à elle-même. À la place de ces « essences », écrivez pensée, et voyez celle-ci s’exhiber dans le cerveau de même qu’on a vu celles-là s’inscrire dans le corps ; attrapez-les, ne les laissez plus aller comme des essences sauvages et libres, se moquant de toute emprise, toujours s’échappant. Alors les images cérébrales donnent une vision objective et directe de ce qui se passe dans notre tête ; elles ne montrent pas simplement la réalité du cerveau, mais celle de la pensée. Alors vous verrez dévoilées les régions cérébrales responsables de la conscience, des comportements criminels, des choix politiques, des goûts esthétiques, de l’amour romantique, des pulsions inconscientes…
Certains protesteront que ces changements de regard demandés par l’imagerie constituent des réductions criantes et inacceptables. Mais si l’on veut « saisir » la pensée et la voir véritablement s’inscrire dans le cerveau, il faut en passer par un de ces mouvements de désessentialisation par lequel des regards hardis décident un jour de voir directement l’immatériel dans leur objet de vision, en se passant dorénavant d’une essence ou d’un être, qu’ils trouvent soudain encombrants. Mouvements d’objectivation donc, mais peut-être, avant tout, gestes de libération qu’on fait pour s’encourager à poursuivre d’autres projets – sans soupçonner encore, tout à la joie de la libération, comment la réduction d’un être à un objet l’assujettit à celui-ci et demande d’oublier ce qu’était cet être ou ce qu’il pouvait être. Pour y voir d’une certaine manière, il faut consentir à fermer les yeux sur d’autres manières de voir7.
Mouvements d’aveuglement donc aussi. Mais rien n’impose d’en être dupe. En suggérant à la pensée de se travestir en image, on lui indique une possibilité de se réduire, de se dénaturer, de se « mettre les pieds sur terre », de s’amener à « en rabattre » – ou du moins de faire comme si : on lui procure surtout une possibilité de prendre une nouvelle sorte de distance et d’intimité à elle-même. S’imaginer en belle « cérébrale » et profiter des plaisirs ainsi offerts ne lui enlève rien et ne l’oblige pas à renoncer à ses autres façons de se représenter. Cela ne l’empêche pas de s’imaginer en même temps en sauvage et mystérieuse inconnue, libre de se prêter à telle ou telle réduction selon son désir.
Voir par la personne
La personne exclue ?
Il peut sembler à première vue que le vécu des personnes soit gommé dans l’appréhension technique que l’imagerie fait de la pensée et de la maladie. N’est-on pas, et peut-être plus encore avec l’imagerie qu’avec d’autres techniques, dans une caricature de science centrée sur un corps imaginaire, prête à bousculer le corps réel pour lui faire dire en images soigneusement fabriquées ce qu’il ne dit pas de lui-même ? En demandant à l’imagerie cérébrale de faire parler le cerveau en lieu et place du « sujet », ne relègue-t-on pas ce dernier à un rôle de pantin ou de spectateur impuissant, sensibilité méprisée, parole coupée ? Plus généralement, en actionnant le cerveau, l’imagerie met celui-ci en demeure de répondre à des questions qui lui sont posées sur un mode très particulier. Le voilà abordé comme un complexe de zones fonctionnelles colorées, et bientôt, seulement comme réponse aux questions qui lui sont posées sur ce mode, en marge des autres dimensions de la maladie. On pourrait légitimement craindre en théorie que, tout à ce mouvement de recherche, l’imageur et le médecin perdent de vue le vécu de l’individu et oublie la part d’artifice qui intervient dans la transformation de celui-ci en images fonctionnelles.
Contrairement à des techniques artisanales d’exploration fonctionnelle du système nerveux qui obligent le praticien à entrer dans un rapport direct avec le sujet examiné et avec la technique employée8, la complexité et l’opacité des machines d’imagerie cérébrale conduisent leur utilisateur à s’en remettre aux algorithmes d’acquisition et aux images qui en sortent. Le danger qu’il ne voie plus que l’existence des images et de leurs anomalies dépend d’un acte quelconque devient autrement réel. Dès lors que le rapport direct au patient et au maniement de l’instrument technique est perdu, il est tentant de ne plus se soucier des plaintes du patient, devenues désormais si lointaines et incertaines, pour leur substituer des images bien plus palpables et crédibles et qui semblent parler d’elles-mêmes. Leur réception procède d’une sorte de « neuroenchantement », qui bénéficie certes du poids considérable des images colorées dans la culture occidentale moderne, mais qui s’appuie aussi sur la confiance mise dans leur origine à la fois technique et matérielle. Le cerveau, ancré dans la matière, façonné par la pointe de la technologie, crédité d’une image d’objectivité et de sérieux scientifiques, se pose en garant de ce qu’on fait dire aux images.
La personne, lieu de sens
Ces craintes ne sont pas nécessairement fondées. Elles oublient que, si ce qu’un patient peut dire de son état demande à être interprété, les images cérébrales le demandent tout autant. Ces dernières ne portent pas leur sens en elles-mêmes, compte tenu justement des multiples procédés que demande leur mise en forme. Certes, les images enregistrées sur un individu donné peuvent recevoir le sens d’une comparaison à d’autres images, capées sur d’autres individus, stockées dans une banque d’images. Mais elles peuvent recevoir un tout autre sens de leur mise en relation au discours du patient et aux observations cliniques effectuées sur son état. À l’origine en effet, l’imagerie cherche à rattacher les symptômes que formule le patient ou les signes que relève l’examen clinique à des altérations fonctionnelles du cerveau. L’acte technique ne fait qu’attacher des images aux symptômes et aux signes cliniques comme à la réalité première qui les fonde et qui leur ouvre un univers de sens.
Loin de récuser définitivement le vécu du malade ou de le rendre caduc, l’approche technique fonctionnelle se place donc sous les dires et les plaintes du malade. Elle leur est subordonnée. Son pouvoir n’est pas tant de déterminer la pensée ou le vécu d’un individu que de montrer si le point de vue qu’elle donne révèle des particularités qui puissent être mises en relation aux demandes premières et contribuer à leur donner une explication, du type de celles qu’elle peut donner, c’est-à-dire en termes d’images et de zones d’activité plus ou moins intense.
De ce fait, non seulement les dires et les plaintes du patient conduisent le travail diagnostique de ce qu’il faut expliquer, mais ils sont nécessaires à l’interprétation des faits observés. La même altération des images cérébrales n’est pas interprétée pareillement selon le vécu et l’état du patient. Si les questions lui sont posées sur un mode technique, le patient n’est donc pas pour autant dépossédé de sa maladie9. Pourquoi le serait-il ? D’une manière plus générale, les techniques de neurosciences et notamment d’imagerie cérébrale, reposent sur l’idée que notre psychisme, nos comportements, nos liens sociaux et leurs troubles ont une base neurobiologique. Pourquoi voudrait-on ne plus voir ce que l’explication cérébrale avait à expliquer, notre vie psychique, nos comportements, nos liens sociaux, qui se définissent à l’échelle de la personne ou dans des usages sociaux, des pratiques humaines ? Même si l’on se sert de références cérébrales pour les expliquer, le recours au cerveau se fait dans un rapport à la personne et dans un jeu de relations signifiantes que nous entretenons les uns avec les autres. Les explications neuroscientifiques tirent un sens de la dimension personnelle ou sociale où elles se déploient, dans l’univers des contextes, des coutumes, des mœurs, des significations. Autrement dit, s’il est utile de chercher par l’imagerie cérébrale des déterminants cérébraux à nos façons d’être ou à nos désordres, cela n’efface ni les autres descriptions que nous pouvons en faire, ni les autres déterminants que nous pouvons leur attacher. Parce qu’on parvient à décrire les choses d’une certaine manière, on s’imagine parfois qu’elles ne peuvent plus faire autrement, alors qu’elles ont pu se prêter à bien d’autres descriptions auparavant, et le pourront encore.
Il faut réfléchir à cela : le maniement de techniques ne donne pas à assumer au médecin ou à l’imageur d’autre pouvoir qu’explicatif, et ce pouvoir n’est d’ailleurs pas tant au service d’un diagnostic que du patient. Celui-ci vient à l’examen parce qu’il ne peut pas lui-même analyser et interpréter ce qui se passe en lui, et pour qu’on explique, d’une manière ou d’une autre, comment il se fait qu’il souffre, qu’il éprouve des sensations pénibles, des difficultés de mouvement, de comportement ou de langage. Et s’il vient chercher un point de vue que la technique peut lui donner sur ses gênes et ses souffrances, il demande avant tout qu’on écoute celles-ci et qu’on y réponde. Il n’en appelle donc pas tant à un savoir qu’à une possibilité de description et d’interprétation, d’investigation, de dialogue et de compréhension, dont la technique n’est que le motif. Ce serait sans doute un appauvrissement de l’acte médical que de le réduire à la reconnaissance d’un tableau ou d’une image. Les souffrances, les plaintes, les vécus et les attentes sont divers. Les perspectives aussi : tous les patients ne sont pas prêts à donner les mêmes suites à un examen donné. De sorte qu’il s’agit pour le médecin de chercher avec chaque malade le sens de l’examen. La technique, en tout état de cause, peut être un lieu et un prétexte de dialogue entre le malade et le médecin, que ce soit à propos des questions à élucider, des objectifs à atteindre, ou des conditions de vie du patient et des motifs plus généraux qui l’amènent à l’examen. Elle ouvre un espace pour cela et en donne la possibilité.
La technique destinée à être dépassée
La technique révèle parfois des pouvoirs insoupçonnés que nous avons en nous, ou que nous avons les uns sur les autres, sans qu’elle soit nécessaire à ces pouvoirs. Au cours des années 1850, Duchenne montre que l’application de courants électriques à un muscle paralysé favorise sa récupération fonctionnelle en prévenant non seulement l’atrophie musculaire mais aussi l’ankylose articulaire liée à l’immobilisation. Beaucoup de ces effets sont maintenant assurés par des méthodes de mobilisation passive, mais à cette époque, aucune kinésithérapie n’existait. Il a fallu que l’électricité incite à se pencher sur les muscles pour qu’on porte intérêt à ceux-ci et aux possibilités de les ranimer par d’autres méthodes10. Ce qui pouvait apparaître au premier abord comme un pouvoir magique de la technique ne lui appartenait pas en réalité. Elle a seulement changé le regard.
On peut considérer que, par une semblable « attraction d’attention », l’imagerie conduit à se pencher sur certaines de nos fonctions mentales, que nous apprenons ensuite à considérer sans plus recourir à cette technique. Loin de nous réduire, la vision cérébrale devrait nous aider à voir et à nous affiner. Dans l’idéal en effet, le passage par le cerveau nous amène à accorder confiance à des finesses de notre vie intime que nous ne nous serions pas permis d’isoler ou que nous n’avions tout bonnement pas aperçues. En leur donnant un ancrage matériel (ou du moins objectivable et visible sur des images IRM), l’étude du cerveau donne corps à des façons de penser que nous n’osions pas individualiser. Ce qui compte, c’est que l’imagerie fasse de nos facultés quelque chose qui paraisse digne d’une attention beaucoup plus intéressée. Et cela change tout. Soudain, nous avons le droit de prêter attention à nos mouvements intimes.
C’est le cas, par exemple, pour l’empathie que nous semblons redécouvrir grâce à des expériences qui leur associent des neurones (« miroirs »). Nous ne sommes pas obligés de croire que ces neurones créent l’empathie, qui se définit en réalité dans un tout autre lieu que le cerveau, dans le domaine des relations psychologiques et sociales entre individus, et dont ces neurones ne représentent au maximum qu’une condition cérébrale. Mais, dès lors qu’on trouve de tels neurones dans le cerveau (et la tâche ne pouvait manquer de réussir, car on n’imaginait pas que l’empathie se ferait sans nous, sans notre corps, sans notre cerveau, qu’il en soit exclu !), l’empathie se trouve en quelque sorte cautionnée et digne d’une nouvelle attention. Des perspectives qui étaient barrées se rouvrent, des concepts qui s’appuyaient sur elle mais semblaient impraticables (trop visiblement humanistes ?) peuvent se déployer11.
L’imagerie vaut donc non seulement pour le point de vue qu’elle donne sur le fonctionnement du cerveau et sur ses affections, mais aussi parce qu’elle ouvre les yeux sur des faits auxquels on ne prêtait pas suffisamment attention ou qu’on ne voyait pas sans elle, même s’il n’était pas impossible de le faire. Elle peut nous apprendre à mieux nous entendre et nous comprendre les uns les autres, mais aussi en définitive à moins dépendre d’elle. Une fois l’attention attirée ou rappelée, la technique devient moins nécessaire. Elle n’est plus là que pour vérifier les diagnostics qu’on fait sans elle. Ce qui n’annule pas son rôle « historique » et « généalogique » : si nous parvenons un jour à nous en émanciper quelque peu, c’est parce qu’elle aura été bien plus présente à un moment donné, et qu’elle nous aura aidé à grandir.
Dans ces dépassements, il s’opère cependant une rupture, puisque la technique (l’imagerie) est déchue de ses pouvoirs « magiques » propres pour n’être plus qu’un agent révélateur de facultés jusque-là méconnues ou négligées, à un regard enfin décillé. L’inscription dans la relation à l’autre et dans une clinique rendue plus perspicace change le champ d’action des techniques. Simultanément, c’est la conception de la pensée et de la maladie qui est modifiée. Il n’y a plus de place pour des pensées et des maladies d’essence purement cérébro-technique. Le cerveau et les techniques d’imagerie cérébrale apparaissent comme des représentations commodes et fortifiantes.
Reste le champ de la lutte contre l’ignorance ou l’inconscience et pour le progrès des connaissances. D’une révélation de la pensée cachée, qui sous-entendait un pouvoir quasi magique de l’imagerie sur l’inconnu et qui visait une sorte de miracle, la technique doit se réduire à une mise en évidence des bases neurales de ce que nous appelons « pensée ». Il se peut que l’essentiel de l’appréhension technique soit cela, une opération de connaissance. On comprend cependant que l’imagerie éprouve des difficultés incorrigibles à se limiter à un rôle documentaire. On ne peut pas prétendre détenir des procédés scientifiques aussi puissants que l’imagerie et renoncer à exercer leur pouvoir explicatif sur tous les problèmes et tous les mystères, dont il reste toujours trop, mais dont nous n’avons jamais assez.
1 Cet article reprend – pour les mettre en perspective et tenter de trouver comment se placer vis-à-vis de la technique – des questions soulevées en ordre dispersé par quatre textes précédents : Électrodiagnostic et Électrothérapie, in Lecourt D., Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 2004 ; Creuser la cervelle, Variations sur l’idée de cerveau, Paris, PUF, 2012 ; et Insouciances du cerveau, Paris, éditions de l’Éclat, 2018.
2 IRM : Imagerie par résonance magnétique.
3 Insouciances du cerveau, op. cit, p. 64-71.
4 Creuser la cervelle, op. cit, p. 87-89.
5 Insouciances du cerveau, op. cit, p.75.
6 Fournier E., L’invisible pensée visible. Conférence au séminaire « Naissance de la clinique de Michel Foucault : cinquante ans après », École Normale Supérieure d’Ulm et Université Paris Descartes, 31 mai – 1er juin 2013.
7 Insouciances du cerveau, op. cit., p. 61.
8 Électrodiagnostic, op. cit, p. 397-402.
9 Électrodiagnostic, op. cit, p. 397-402.
10 Électrothérapie, op. cit, p. 404-407.
11 Creuser la cervelle, op. cit, p. 276-278.
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