Majeure 32. Finance, rente et travail dans le capitalisme cognitif

Rente salariale et production de subjectivité

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Si l’on observe l’évolution de la structure des revenus des ménages en France[2], on s’aperçoit d’un bouleversement intervenu depuis les années 1980. Les revenus nets d’activité ne représentent plus que 50 % du revenu des ménages, alors qu’en 1978 ils en constituaient encore 65 %. Les prestations en espèces, c’est-à-dire les multiples formes de revenu de transfert, relevant tant de la logique de l’assurance (retraites, allocations chômage) que de la solidarité (RMI et autres minima sociaux), ont progressé, pour passer de 23 % en 1978 à 29 % en 2005. Cependant, après avoir connu une forte progression au cours des années 1980, depuis le début des années 1990, leur part reste pratiquement stable. En revanche, la part relative des revenus de la propriété continue de s’accroître : en 2005, ces revenus contribuent à hauteur de 21 % au revenu disponible des ménages français.

Ces données très synthétiques ne sont retenues ici que comme l’indice d’une mutation macroéconomique et macrosociale majeure que l’on saisira comme l’émergence de la figure du « salarié rentier ». Cette figure n’a rien de nouveau en soi, si l’on songe aux différentiels de salaire liés aux hiérarchies socialement déterminées des métiers. Ou bien si l’on songe aux rentes salariales obtenues par des pans du salariat aux dépens du salariat féminin, précaire, immigré. Ce qui est nouveau, c’est qu’aujourd’hui la rente salariale ressort d’un processus double, d’individualisation du salaire et de « socialisation du capital ». Elle est donc d’une nature nouvelle et, par ailleurs, son émergence rend encore plus floues les frontières qui séparent les grandes catégories des revenus : salaire, rente et profit.

Dans cet article, il s’agit moins de rendre compte de la figure du salarié rentier d’un point de vue strictement économique que de saisir, dans le processus double qui lui donne naissance, le fonctionnement propre d’une machine de production de subjectivité qui soude la liaison dangereuse entre capitalisme cognitif et néolibéralisme.

Néolibéralisme et capitalisme cognitif : une liaison dangereuse

Suivant l’hypothèse du capitalisme cognitif, les mutations du capitalisme contemporain sont analysées essentiellement du point de vue d’une mutation radicale des modes d’extraction de la plus-value. À l’autonomisation de la coopération du travail vivant dans la production de connaissances s’oppose un capital de plus en plus extérieur à cette coopération. C’est sur ces bases que l’on parlera d’un devenir-rente du profit[3]. En d’autres termes, le capital apparaît de plus en plus extérieur à la coopération productive de la force collective de travail qui s’étend aux espaces et aux temps de la vie. En ce sens, il se présente comme pur pouvoir d’appropriation sous forme de rente de la richesse socialement produite. Cette démarche est incontournable et elle apporte un éclairage fondamental à l’analyse critique du capitalisme contemporain. Cependant, comme le remarquait Michel Foucault[4], le capitalisme historique, dans les formes qu’il se donne aujourd’hui, « n’est pas déductible comme la seule figure possible et nécessaire de la logique du capital » (MF, p. 170). Michel Foucault considérait donc la nécessité d’appréhender le capitalisme, au-delà du capital et de sa logique de valorisation, en prenant en compte les transformations économico-institutionnelles qui ouvrent son champ des possibles, et il saisissait dans le tournant néolibéral la nature biopolitique du pouvoir dans le capitalisme contemporain.

Le néolibéralisme préfigure, selon Foucault, un renversement du rapport entre économie et société, et il reconfigure radicalement le rôle et la place de l’État. Selon la conception néolibérale il s’agit de produire une société suivant l’économique. Il s’agit en d’autres termes de soumettre la société tout entière à la logique et aux critères de rationalité (et de rentabilité) économique. Cependant, ajoute Foucault, ce qui est en jeu, ce n’est pas la société marchande, c’est plutôt une société « soumise à la dynamique concurrentielle (…) Il s’agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l’entreprise, ce qu’on pourrait appeler la puissance informante de la société » (MF, p. 152-153). La société doit être formalisée sur le modèle de l’entreprise. Au final, c’est « la démultiplication de la forme entreprise à l’intérieur du corps social qui constitue l’enjeu de la politique néolibérale » (MF, p. 154).

Dans la perspective néolibérale, et notamment dans sa tradition autrichienne, bien plus que d’une limitation de l’État, il s’agit d’un changement de nature de l’intervention étatique. Ce que l’on demande à l’État, c’est de produire des normes juridiques et des lois qui instituent le marché. En d’autres termes, il faut gouverner pour le marché, pour le rendre possible, pour qu’il puisse ainsi jouer son rôle régulateur et pour qu’il puisse enfin constituer le principe de rationalité politique. Intervenir sur les conditions de marché, cela veut dire que le gouvernement n’a pas à intervenir sur les effets de marché : il ne doit pas corriger les effets du marché (politiques du social welfare), il doit intervenir sur la société elle-même, « ce n’est pas un gouvernement économique, c’est un gouvernement de société » (MF, p. 151).

La mise en place des politiques néolibérales se traduit à la fois par l’individualisation progressive individualisation des consommations collectives (santé, éducation, recherche, notamment) et par l’individualisation / capitalisation des droits assurés autrefois par un système de protection sociale fondé sur les logiques de mutualisation des risques et de solidarité. Ces champs qui relèvent de la reproduction doivent être soumis au calcul économique capitaliste.

Les secteurs et les connaissances qui constituent un enjeu majeur dans le capitalisme dit cognitif émergent de cette transformation du rapport entre État, économie et société. Les « industries » de la santé, des soins, du « care », les « industries corporelles », les industries communicationnelles et celles de la culture, sont au cœur du capitalisme cognitif. Ainsi, les connaissances en jeu dans le capitalisme cognitif ne sont plus essentiellement celles qui concernent l’homme et ses outils de production, celles qui sont incorporées dans ces outils, dans le capital fixe marxien, mais les connaissances incorporées dans les « moyens de vie ». Il ne s’agit plus seulement de produire des marchandises, mais du vivant, des vies, des corps, des organes et aussi des formes de vie. Le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif peut alors être saisi comme le déplacement du contrôle capitaliste depuis la production de marchandises vers la reproduction de la vie biologique et sociale.

La viabilité politique de ce nouveau capitalisme ne relève pas uniquement d’une production de pouvoir, mais aussi de nouvelles machines de production de la subjectivité car, comme l’avançait Félix Guattari, « la production de subjectivité constitue la matière première de toute production qu’elle qu’elle soit »[5].

La monnaie est le chapitre manquant de Naissance de la biopolitique. Or, la monnaie nous renvoie à une catégorie fondamentale chez Marx : la valeur absolue. La valeur absolue est une folie, disait Claudio Napoleoni, mais une folie de la réalité, pas d’une réflexion sur la réalité. La valeur absolue signifie que le produit spécifique du mode de production capitaliste est la richesse abstraite en tant que telle, c’est-à-dire l’argent. La monnaie (et la finance) est ce autour de quoi se noue le pouvoir de contrôle des relations sociales de production, et la production de « subjectivité capitalistique ».

La figure du salarié rentier ou le devenir-profit du salaire

Dans l’introduction de cet article, j’ai affirmé que la nouvelle figure du salarié rentier ressort d’un double processus, d’individualisation du salaire et de « socialisation du capital ». L’analyse de la liaison dangereuse entre capitalisme cognitif et néolibéralisme a permis de spécifier le premier de ces termes, à savoir l’individualisation du salaire. Celle-ci ne relève pas uniquement des modes de négociation du contrat de travail, elle ressort des dynamiques de démantèlement du social welfare : individualisation / privatisation des consommations collectives et privatisation / capitalisation — suivant la logique de l’assurance individuelle — de la protection des risques du travail et de la vie. Il s’agit à présent d’analyser la dynamique de « socialisation du capital ».

Dans l’un de ses derniers articles, André Gorz[6] insistait sur un point qui me semble essentiel : l’« industrie financière » n’est pas, comme le voudrait une certaine pensée critique de gauche, une activité parasitaire, « elle est devenue une composante majeure du capitalisme mondial, indispensable à son fonctionnement ». Cette dimension « indispensable » de l’ « industrie financière », on peut la saisir du point de vue du bouclage macroéconomique. On se bornera ici à l’analyser du point de vue microsocial, pour essayer de saisir dans la finance, telle qu’elle se fait aujourd’hui, une machine essentielle de production de subjectivité. Pour ce faire, je vais dépoussiérer un très vieil article d’économie qui date des années 1960[7], époque à laquelle la croissance économique était un objet majeur d’étude pour les économistes. Ceux qui s’inspiraient à la fois des principes de Keynes et de la pensée classique qui reliait de manière étroite le phénomène de la croissance à la répartition des revenus, ont élaboré des modèles de croissance à l’équilibre sur la base du théorème de Kalecki, exprimé par la formule suivante : les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent, tandis que les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent. Cependant, un problème surgit dès lors que, dans certaines configurations historiques du capitalisme, certains travailleurs ne dépensent pas tout ce qu’ils gagnent. Autrement dit, le salaire ne s’établit pas à son niveau de subsistance. Luigi Pasinetti, tout en maintenant la structure conceptuelle et formelle des modèles de croissance d’inspiration classico-keynésiens, y apporte une contribution permettant de rendre ces modèles plus pertinents par rapport aux dynamiques économiques concrètes.

L’hypothèse suivant laquelle les travailleurs n’épargnent pas est une hypothèse « forte », car, dans la réalité, certains travailleurs reçoivent un salaire supérieur au salaire qui leur permet de satisfaire les besoins de consommation immédiate et ils en épargnent une partie. Or, observe Pasinetti, lorsqu’un individu épargne une partie de son revenu, il est aussi propriétaire de cette épargne, ce qui comporte que le fond de capital-argent appartient aussi bien aux capitalistes qu’aux travailleurs. Du fait d’avoir épargné, les salariés non seulement possèdent, directement ou indirectement, une partie du capital, ils ont aussi un droit à une récompense, l’intérêt, qui est un effet de la propriété. Cependant, Pasinetti opère une simplification, qui à l’époque paraissait une aberration du point de vue de l’économiste. Il fait comme s’il n’y avait pas de différence entre intérêt et profit. Sur la base de cette simplification, il nous introduit à une double approche de la répartition des revenus : la répartition des revenus entre salaires et profits d’une part, la répartition des revenus entre travailleurs et capitalistes d’autre part.

Quel rôle est alors appelé à jouer dans le système le salarié-épargnant ?

Avant de voir la réponse que donne Pasinetti à cette question, il convient de s’arrêter sur la simplification qu’il opérait, une simplification considérée par les macroéconomistes comme une négation de la spécificité même du capitalisme et qui a fait tomber aux oubliettes ce modèle. Il y a là, justement, dans cette simplification, quelque chose qui, au contraire, peut nous permettre de saisir l’un des aspects spécifiques du capitalisme contemporain, où le capital financier n’est pas l’autre qui parasite le capital productif, car c’est la nature même du capital qui se métamorphose et s’hybride. Ainsi, comme le démontre Christian Marazzi[8], le fait d’avoir orienté l’épargne collective vers les titres sur les marchés boursiers — comme cela apparaît très nettement dans le cas de l’économie américaine où les fonds de pension ont connu un fort développement —, constitue non seulement un mode de mise au travail de la vieillesse, mais comporte aussi un dépassement de la séparation fondamentale entre épargne et investissement. De ce fait, la différence, du point de vue micro, entre intérêt et profit s’estompe. En d’autres termes, la rémunération du salarié-épargnant a une double nature : il est intérêt — une forme de rente attribuable à l’effet de propriété du capital-argent — ; il est profit, dès lors que cette épargne devient immédiatement investissement. La rémunération du salarié-épargnant va dépendre directement de la plus-value que le capital arrive à extraire et à s’approprier sous forme de profit.

La simplification, l’hypothèse considérée « forte » sur laquelle repose le modèle de Pasinetti, devient une hypothèse qui prend tout son réalisme si l’on analyse justement la composition de l’épargne des salariés, sa réorientation et son devenir directement investissement, mais sous la forme de placements financiers, plutôt que d’investissement à long terme. La rémunération de l’épargne ne va plus être déterminée par le taux d’intérêt (rémunération normale des formes classiques de dépôt bancaire), mais par le taux de profit (taux de rendement des placements financiers). Pour que cela se produise, il ne faut pas attendre le développement des fonds de pension. En Europe, et même dans un pays comme la France, où il n’y a pas formellement de fonds de pension et où le placement financier des particuliers auprès des banques est encore très élevé (autour de 50 %), 80 % du patrimoine financier des particuliers est constitué par des « produits intermédiés », soit les produits des OPCVM (organismes de placement collectif en valeurs mobilières) et d’assurance-vie. Et que sont ces OPCVM, sinon cette possibilité offerte (lorsqu’elle ne devient pas une contrainte), y compris aux petits épargnants, d’investir en bourse, mais à travers une « mise en commun » des risques (minimisés par la diversification du portefeuille) et des bénéfices de l’investissement en valeurs mobilières ?

La mutualisation concerne maintenant les risques du capital.

C’est en ce sens que le modèle de Pasinetti, loin d’être faible du fait d’une hypothèse « forte », me semble très anticipateur d’une métamorphose même de la forme « capital », tout comme des figures du « capitaliste » et du « salarié », ainsi que des catégories de rente et de profit.

Il peut alors s’avérer intéressant de revenir sur le modèle de Pasinetti, et en particulier sur le principal résultat auquel il parvenait : le fait que les salariés épargnent une partie de leur salaire influence la répartition des revenus entre capitalistes et travailleurs — ces derniers percevant en plus de leur salaire une partie des profits —, mais n’influence en rien la répartition entre salaires et profits.

En d’autres termes, le fait que les salariés épargnent modifie la répartition des profits entre capitalistes et salariés, mais pas la répartition salaires / profits. Tout se passe comme si les travailleurs avaient été délégués par les capitalistes à financer les investissements. Mais les décisions d’investissement restent du ressort des capitalistes. Les salariés-rentiers bénéficient d’une partie des profits sans pouvoir pour autant intervenir sur la répartition des revenus entre salaires et profits. Ils restent extérieurs aux processus décisionnels. Ils se retrouvent de ce fait dans ce que Christian Marazzi appelle une position schizophrénique. Ils sont à la fois « complices » et ennemis. Les dispositifs pour le développement de la participation financière et de l’actionnariat salarié (dont les stock-options) vont exactement dans le même sens, et c’est ici que l’on voit se définir les termes d’un New Deal, une sorte de corporate welfare.

C’est sûrement dans le souci de rendre acceptable la schizophrénie du capitalisme, que Michel Aglietta, qui a prêché[9] pour le développement des fonds de pension, envisageait de transformer le pouvoir seulement virtuel des salariés — propriétaires collectifs du capital — en pouvoir réel à travers une gouvernance d’entreprise qui intègre des normes exprimant leurs intérêts. Poursuivant le chemin de l’approche en termes de régulation qu’il avait commencé lui-même à tracer au milieu des années 1970, il préfigure un nouveau compromis entre salariés et capital, à même de remplacer le compromis fordiste et à hauteur des enjeux d’un capitalisme patrimonial. Les multiples dispositifs d’épargne salariale et de participation / intéressement mis en place en France depuis le début des années 2000 élargissent l’emprise de cette nouvelle fabrique du sujet, du sujet néolibéral cette fois-ci, qui remplace le sujet consommateur par le sujet capital humain. Il s’agit en d’autres termes d’accompagner la production d’une subjectivité qui va avec une conception entrepreneuriale de soi prise dans un devenir capitaliste du salarié. Comme l’argumentait Félix Guattari, les forces sociales qui administrent le capitalisme « ont compris que la production de subjectivité est peut-être plus importante que n’importe quel autre type de production, plus essentielle même que le pétrole et les énergies »[10].

Si les nouveaux dispositifs de fixation du salariat par l’actionnariat salarié, l’intéressement et la participation rencontrent le besoin des syndicats d’une nouvelle légitimité dans l’entreprise, ils ne sont possibles qu’au prix de l’exclusion et de la précarisation du plus grand nombre. Une fois de plus, capitalisme et démocratie s’avèrent incompatibles[11].

De retour sur la crise du modèle de croissance fordiste-keynésien

Aux positions modernistes de la gouvernance néolibérale s’oppose le regard nostalgique de la démocratie libérale qui aurait été le propre du modèle de développement fordiste-keynésien. Dans cette seconde perspective, le plein-emploi est un objectif souhaitable et possible, grâce à la réhabilitation des recettes keynésiennes. Or, si l’on peut convenir que la crise du keynésianisme fut une crise politique bien plus qu’une crise de la théorie économique, pour saisir la nature de cette crise politique, il faut rappeler les ambiguïtés et les processus sociaux et politiques qui la déterminèrent.

L’ambiguïté réside dans le fait que le keynésianisme et le développement du Welfare State avaient une nature strictement réformiste, nécessaire à la consolidation d’un modèle de développement dans lequel la subjectivité des salariés était fabriquée par un ensemble de dispositifs (sémiotiques, sociaux, économiques) qui interagissaient dans la fabrication du « sujet consommateur ». Le plein-emploi était déterminé sur la base d’une norme sociale qui définissait l’homme, le travailleur, le chef de famille. Famille, État, et entreprise étaient les institutions du capitalisme industriel, dans sa phase la plus avancée qu’était la période de croissance fordiste-keynésienne, mais aussi, ce par quoi se définissait la frontière entre production et reproduction, entre privé et public, et donc l’espace même de la politique. Le Welfare State, comme le rappelait Christian Marazzi[12, a consolidé ce régime de croissance. Il a joué à la fois le rôle d’un stabilisateur économique du marché, en intégrant le salarié-consommateur et sa famille dans le circuit du capital, et de stabilisation sociale des institutions capitalistes, dont la famille.

Être un bon père de famille, un bon travailleur et un bon consommateur allaient ensemble.

La revendication d’une maximisation de la consommation individuelle portée par une bonne partie du mouvement ouvrier se révèle, de ce point de vue, contradictoire et conservatrice. Contradictoire, car l’augmentation de la consommation privée, bien plus que de tracer le chemin d’une libération, est le canal à travers lequel opère justement la machine de fabrication de la subjectivité capitalistique. Conservatrice, car ce modèle de développement aurait été impossible sans maintenir des zones d’exclusion et d’enfermement, notamment des femmes, mais aussi des travailleurs immigrés le plus souvent « sans droits » et « sans citoyenneté » ; elle aurait été impossible sans la consolidation, en même temps, de la famille et de la nation.

Les revendications des mouvements sociaux qui ont émergé depuis la fin des années 1960 vont bien au-delà du plein-emploi et du welfare. La crise politique du keynésianisme est, dans cette demande nouvelle et infinie qui le dépasse et qui dépasse l’ordre strictement économique, une demande irréductible au salaire, comme l’auraient voulu les partis de gauche et les représentants institutionnels du mouvement ouvrier. Les mouvements des jeunes, les mouvements féministes, les mouvements écologistes émergents, s’attaquent au cœur même de la machine de production de subjectivité capitalistique. La crise politique du keynésianisme vient de l’agencement de ces multiples processus de singularisation[13] qui produit un nouvel espace de la politique.

Sous l’impulsion de ces luttes, tandis que le chômage et la stagnation de la part des salaires dans la valeur ajoutée deviennent une composante structurelle, depuis la fin des années 1970, la part du salaire socialisé ne cesse de croître. C’est là toute l’ambiguïté du welfare, car c’est justement par la socialisation du salaire — à travers le développement des revenus de transfert et des consommations collectives — qu’il y a un élargissement de l’espace qui sépare l’économie de la société. C’est par un welfare au-delà du welfare et du keynésianisme qu’il y a possibilité d’autonomisation de la société qui se soustrait à la contrainte de l’économique. Il s’agit d’une extension et d’une socialisation du salaire complètement arbitraires du point de vue capitalistique et incompatibles avec le keynésianisme.

Individualisation / capitalisation de la politique sociale

Suivant la logique néolibérale, comme le résumait Michel Foucault : « la politique sociale devra être une politique qui aura pour instrument non pas le transfert d’une part des revenus à l’autre, mais la capitalisation la plus généralisée possible pour toutes les classes sociales » (MF, p. 149). Une analyse fine des réformes intervenues en France depuis 2000 révèle jusqu’à quel point cette conception de la politique sociale est à l’œuvre.

Dans un article de 2004, quatre chercheurs de l’IRES[14] publiaient les résultats d’une analyse par simulation de l’impact de la réforme des retraites de 2003. Parmi les principales conclusions, une en particulier mérite d’être mentionnée ici : « Le grand changement ne porterait pas sur l’enveloppe à financer, mais sur son mode de financement, dont une partie croissante serait assurée par des formes diversifiées de capitalisation. Il faut insister sur ce point : les réformes des systèmes de retraite ne visent pas tant à limiter la progression de la part des retraites dans le revenu national, mais plutôt à en plafonner la part socialisée (…) Dans ce scénario, seule une frange du salariat aurait accès de manière significative à la capitalisation et pourrait indexer le pouvoir d’achat de la pension sur l’activité économique générale. »

Un résultat d’autant plus intéressant qu’il est fort proche des résultats des simulations de la réforme de 2003 des annexes 8 et 10 du régime général d’assurance-chômage[15]. Un résultat certes étonnant à première vue : la réforme des annexes 8 et 10, imposée au titre d’un déficit des caisses de l’Unedic, comporte, à structure constante, un surcoût financier de 40 % par rapport à l’ancien modèle d’indemnisation chômage. Ainsi, seule une exclusion massive peut permettre de contenir le déficit. En effet, l’ancien régime d’assurance-chômage intégrait deux principes : un principe assurantiel, pour lequel les allocations perçues étaient une fonction croissante des cotisations versées (donc du volume horaire et des salaires perçus), et un principe de mutualisation qui permettait de compenser les fortes inégalités de salaire.

En revanche, la réforme a introduit un principe d’individualisation suivant lequel on perçoit des allocations d’autant plus importantes que les salaires perçus sont élevés. Au moment de l’ouverture des droits, on acquiert un capital-jours auquel correspond un capital-argent, une somme à laquelle on aura droit même si les revenus d’activité sont très élevés. Le principe de mutualisation des risques et de socialisation du salaire est quasiment abandonné.

La simulation de l’impact du Nouveau Modèle d’indemnisation chômage élaboré par la Coordination des intermittents et précaires donne un résultat exactement opposé : son coût financier est équivalent à celui de la réforme, mais il renforce pourtant le principe de mutualisation aux dépens du principe assurantiel.

Les questions qui se posent, et s’imposent, ne sont pas d’ordre économique. L’alternative est entre différents modèles de politique sociale, entre différents modèles de société.

Dans la perspective néolibérale, seule la croissance peut garantir à chacun de s’assurer individuellement contre les risques. La croissance va dépendre de l’effort individuel de chacun dans la constitution et la valorisation de son capital humain. Cependant, l’hypothèse est faite qu’en l’absence d’un « système d’incitation », rien n’assure que les individus utilisent de manière efficiente, d’un point de vue économique, leur temps et leurs ressources. Un champ s’ouvre alors à l’intervention sur les comportements : c’est ce que Foucault appelle le « gouvernement des conduites ».

Défendre le régime de l’intermittence revient à défendre un système fondé sur la mutualisation et la socialisation du salaire, mais c’est aussi la défense active de l’intermittence en tant qu’intermittence, comme possibilité de se soustraire à la double injonction : travailler plus, devenir entrepreneur de soi-même. La défense de l’intermittence est aussi cette lutte pour reconquérir la maîtrise du temps, tout comme pour se réapproprier le contenu du travail, pouvoir ré-interroger le sens de la fabrique du spectaculaire et de l’industrie culturelle et plus largement la fabrique de la subjectivité.

Notes

[ 1] Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 63.Retour

[ 2] INSEE, Comptes nationaux. Pour des données de synthèse : Pierre Concialdi, Non à la précarité, Éd. Mango, coll. « En clair », 2007, p. 245.Retour

[ 3] Carlo Vercellone, « Il ritorno del rentier », in Posse, automne 2006, p. 97-114 et Christian Marazzi, « Individui sociali nella rete del commando » : www.centroriformastato.it/crs/mercurio/christian_marazzi/marazziRetour

[ 4] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard / Seuil, 2004.Retour

[ 5] Félix Guattari, Suely Rolnik, op. cit., p. 41.Retour

[ 6] André Gorz, « Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise », in Mouvements, n° 50, mai 2007.Retour

[ 7] Luigi Pasinetti, « Rate of Profit and Income Distribution in Relation to the Rate of Economic Growth », in The Review of Economic and Statistics, vol. 29, 1961-62, p. 267-279.Retour

[ 8] Christian Marazzi, Et vogue l’argent !, Éd. de l’Aube, 2003.Retour

[ 9] Michel Aglietta, « Le capitalisme de demain », in Note de la Fondation Saint-Simon, n° 101, novembre 1998.Retour

[ 10] Félix Guattari, Suely Rolnik, op. cit., p. 38.Retour

[ 11] Le débat très ancien sur l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie a trouvé un renouveau avec l’analyse de Wendy Brown, dont l’originalité repose, comme le met en exergue Laurent Jeanpierre, dans le fait de démontrer que la rationalité politique néolibérale agit dans le sens d’une « désactivation des démocraties libérales occidentales » (Wendy Brown, « Qui a éteint la démocratie ? », in Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires, 2007, p. 16.)Retour

[ 12] Christian Marazzi, « Amortissement du corps-machine », in Multitudes, n° 27, hiver 2007, p. 27-37.Retour

[ 13] « Ce que j’appelle processus de singularisation est quelque chose qui met en échec ces mécanismes d’intériorisation des valeurs capitalistiques. » Félix Guattari, op. cit., p. 67.Retour

[ 14] Samia Benallah, Pierre Concialdi, Michel Husson, Antoine Math, « Retraites : les scénarios de la réforme », in Revue de l’IRES, n° 44, 2004 / 1.Retour

[ 15] Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Jean-Baptiste Oliveau, Intermittents du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel : les annexes 8 et 10, cas particulier d’une problématique plus générale. Comment financer la protection sociale dans le cadre de la discontinuité de l’emploi ?, rapport, novembre 2005 : www.cip-idf.org/rubrique.php3?id_rubrique=218Retour