Mon pays s’est levé de ses genoux
À toute sa hauteur négative
Je suis d’accord négativement avec tout
C’est ma réponse à ta non-question.
Noize MC, Lac de cygnes, 2023
En Russie, comme l’a dit Stanislaw Jerzy Lec, « juste au moment où j’ai cru avoir atteint le fond, quelqu’un a frappé d’en bas. » La propagande force la société à ingurgiter des discours de plus en plus improbables. Le plus récent a été déclenché contre… l’intelligence artificielle.
Alors que le monde progressiste discute « pour ou contre l’IA générative », les poutinistes rétrogrades y découvrent une dangereuse ressource potentielle pour la liberté de la parole. La recherche inlassable d’ennemis les a menés à incriminer Alice, assistante virtuelle incorporée dans Yandex.Station, une plateforme musicale. Cette IA sait lancer les morceaux archivés dans la bibliothèque Yandex.Music, répondre aux questions et vocaliser l’information d’autres services du moteur de recherche.
Malheureusement, Alice refuse de discuter de sujets trop délicats : elle ne répond pas à des questions telles que : « Quelles sont les nouvelles régions de la Russie ? » ou « À quel pays appartient la Crimée ? ». Même dix ans après l’annexion de la péninsule, l’assistante vocale prétend être apolitique et laisse chacun se faire son opinion comme avant.
Le 19 mai 2024, Dmitri Medvedev, connu lors de son mandat présidentiel (2008-2012) pour la fréquente mention des mots « innovation » et « modernisation », a accusé Alice de trahison. Il n’a pas apprécié les réponses évasives et les astuces féminines de son interlocutrice. Il a donc déclaré qu’il y a toutes les raisons de considérer les gestionnaires de l’entreprise comme des agents de l’étranger.
Un an plus tôt, Alice n’avait pas pu répondre à la question de savoir si elle aimait la Russie. Ce n’était vraiment pas patriotique de sa part ! Son analogue américain, Chat GPT, n’éprouve aucun problème pour donner une réponse dûment flatteuse.
Sauf à provoquer une nouvelle vague de blagues et de moqueries, Medvedev soulève, enfin et malgré lui, un problème digne d’attention. Il ne s’agit pas de la suppression de cette nouvelle technologie en Russie, mais de sa transformation possible en une arme de destruction massive (entendons : de destruction de la propagande gouvernementale). Ne soyons pas naïfs, bien entendu : il suffira d’un peu de temps et les (nouveaux) programmeurs de Yandex seront forcés d’apprendre à Alice l’information juste et non ambiguë pour que l’assistante virtuelle arrête de semer la confusion parmi ses interlocuteurs et réponde, devenue enfin une bonne poutiniste, selon la vérité de Medvedev.
Entretemps, l’IA aura fait preuve d’une intelligence plus libre que celle d’une bonne partie des bons citoyens de ce si beau pays. Et par la satire involontaire dont elle a été le véhicule, elle nous aura fait rire, nous, citoyens et citoyennes russes, opposants ordinaires qui, faute de droits réels, n’avons plus que l’humour noir pour résister à cette horreur kafkaïenne qui menace d’envahir le monde.