97. Multitudes 97. Hiver 2024
Majeure 97. Frontières/lisières

Schibboleth linguistique et franchissements des frontières dans le soin transculturel Dialogue entre le cinéma et la psychologie

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En 2021 est sorti le film By the throat, du duo dartistes Effi & Amir. Ils y explorent la manière dont les dispositifs scientifiques de compréhension de la langue tracent des frontières langagières et fonctionnent main dans la main avec des politiques dassignations identitaires. Dans le cadre de ce numéro de Multitudes, nous avons décidé de les faire dialoguer avec Amalini Simon, psychologue clinicienne et directrice du centre Babel 1, dont le travail clinique et de recherche gravite autour de la question du plurilinguisme et de la médiation transculturelle.

Allan Deneuville & Guillaume Wavelet : Votre film souvre sur le mythe biblique du Schibboleth, où la prononciation dun mot détermine lappartenance dune personne à un groupe et devient une question de vie ou de mort. Pourquoi être parti de ce mythe ?

Effi : Nous avons été interpelés par le checkpoint aux abords de l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv, qu’on voit dans le film, où l’on nous demande de dire bonjour et d’où l’on vient. Ce n’est pas le contenu de la réponse qui compte mais la manière de parler. Quand on passe ce checkpoint, on se dit toujours l’un à l’autre : « on a passé le Schibboleth ». C’était quelque chose qui nous intéressait mais on ne savait pas ce qu’on allait en faire. En 2016, on a passé deux semaines de résidence d’artistes en Irlande du Nord, dans un village catholique. On a beaucoup discuté avec le patron du café, un enseignant à la retraite. Il nous racontait que lorsqu’il arrivait dans un nouvel établissement, systématiquement un élève lui demandait l’orthographe de tel ou tel mot, pour entendre la manière dont il prononçait la lettre « h » et ainsi savoir s’il était protestant ou catholique. Quand on a entendu ça, on a compris que le phénomène du Schibboleth existe partout. On a voulu explorer la manière dont se construisent les identités collectives, et parler du chevauchement entre les frontières qu’on a à l’intérieur de nous, dans la gorge, et les frontières géographiques.

A. D. & G. W. : Amalini, en tant que psychologue clinicienne qui travaille depuis longtemps avec des personnes concernées par la migration et par de multiples appartenances, vous avez certainement été confrontée à dinnombrables occurrences du Schibboleth, comment est-ce que vous concevez cette question de lassignation par la langue ?

Amalini Simon : Cette question est au cœur de mes pratiques. Ce matin même, j’ai eu un appel de l’Aide Sociale à l’Enfance pour des enfants qui viennent d’Angola. On ne savait pas me dire quelle était leur langue, ni quelle était l’histoire de la famille. Tout se résumait à « ils viennent d’ailleurs » et aux préjugés que cela suscite. Ce que vous évoquez me fait penser à la notion de décentrage : comment se décentrer de notre savoir et de notre culture ? Dans mon cas personnel, je suis tamoule et j’ai grandi en France. La première fois que je suis allée au Sri Lanka, je m’habillais et me comportais comme les filles de là-bas, mais j’étais perçue comme une Française, ce qui devenait évident quand je parlais. On est ici au cœur de la question du métissage : à quels mondes on appartient et où est-ce qu’on se situe ? Pour travailler ces questions, on a besoin des interprètes, parce qu’on ne connaît pas toutes les cultures, tous les pays, toutes les histoires, toutes les frontières. Les interprètes traduisent les langues mais aussi nous disent beaucoup de choses sur ce qu’on peut déduire de la manière de parler des personnes. Ils nous expliquent les implicites, les choses qu’on n’entend pas. Par exemple, dans ma langue, on a des systèmes de castes. En fonction de comment parle la personne, on peut déduire sa classe sociale. Le mot « verre » peut se dire de trois ou quatre façons, selon le terme utilisé, on sait à quelle caste elle appartient.

A. D. & G. W. : Dans votre film, les frontières linguistiques concernent surtout lidentité culturelle, moins les différences de classes sociales, est-ce que cest un choix que cela napparaisse pas directement ?

E. : La question des classes était moins urgente pour nous, tout simplement parce qu’on vient d’Israël, où il y a des classes, mais où elles ne sont pas autant indiquées par des différences linguistiques. Ça ne résonne pas autant avec notre propre expérience, alors qu’au contraire, la langue comme identité nationale, mais aussi le fait d’être migrant, nous concernent directement.

A. D. & G. W. : Est-ce que cela peut être expliqué par le fait que la langue hébraïque sest réinventée relativement récemment ? On pourrait faire lhypothèse que lhébreu moderne na pas encore inscrit dans sa sédimentation historique une distinction des classes sociales ?

Amir : Cela est effectivement dû au fait que c’est une société qui s’est recréée récemment. Il y a moins qu’ailleurs une différenciation des classes dans le sens traditionnel. Néanmoins, d’autres stratifications qui appliquent de la discrimination, existent bel et bien.

E. : Quand on était enfants en Israël, tous les adultes avaient un accent étranger. Ils parlaient l’hébreu couramment mais toujours avec un accent, on pouvait dire si c’était un Hongrois, un Polonais, un Irakien. Il n’y avait pas d’accent israélien, ça n’existait pas. C’est comme si en enlevant tous les accents, on avait ensuite reçu l’hébreu d’aujourd’hui, un peu comme si c’était un accent neutre, mais est-ce que ça existe, un accent neutre ?

A. D. & G. W. : Amalini, vous mentionniez limportance du décentrage. Comment est-ce quon le met en place pour utiliser la langue et lancrage culturel comme quelque chose qui permet le métissage et la créativité, et qui nenferme pas à lintérieur dune seule identité figée ?

A. S. : C’est difficile, parce que la France est un pays très monolingue, l’idée qu’on ne peut grandir qu’avec une seule langue est très ancrée. Quand on travaille avec des enfants et des familles qui viennent d’ailleurs, c’est un combat de valoriser auprès des institutions le fait que parler plusieurs langues est une richesse. Les enfants peuvent grandir avec la langue française et une langue des parents, par exemple l’arabe. L’enfant parle français à la maman, elle répond en arabe et il y a un langage métissé qui se crée entre les deux. Pourtant j’ai vu des enfants être placés dans ce genre de situations, où les institutions disaient « ils ne se parlent pas, ils n’ont pas la même langue ». La question du décentrage et de la créativité est toujours à actualiser. L’interprète nous y aide beaucoup, parce qu’il nous permet de travailler sur le sens des mots dans différentes langues. Par exemple, nous les psychologues, nous travaillons beaucoup avec la notion de dépression. Mais le mot « dépression » n’existe pas dans beaucoup de langues. Un jour, j’ai rencontré un père qui pensait que « dépression » renvoyait à des problèmes de tension, en se référant à « pressure » en anglais. Il pensait que sa fille avait des problèmes de tension artérielle parce qu’on lui avait dit qu’elle avait une dépression. Il faut pouvoir travailler sur la circulation des mots entre enfants, parents, soignants et interprètes.

A. : Cela me fait penser que nous hébergeons des personnes migrantes depuis quelques années. La langue que nous employons entre nous est l’arabe, mais je me suis rendu compte que ces personnes avaient entre elles leur propre langue parce qu’elles sont passées par les mêmes expériences. Il y a un langage qui se crée sur la route migratoire, par rapport aux situations vécues2.

A. D. & G. W. : Cette diversité des langues entre elles ainsi quau sein de leurs variantes évoque limage de larc-en-ciel récurrente dans le film. On pourrait croire que larc-en-ciel est composé de sept couleurs distinctes, mais en réalité il est composé dune infinité de variations. Vous vous entretenez avec des personnes qui sont à la frontière des couleurs dans cet arc-en-ciel, comment les avez-vous rencontrés et comment avez-vous mis en scène leur parole ?

E. : Dans le film, un linguiste donne l’exemple des langues qui changent progressivement depuis Amsterdam jusqu’à Berlin en formant un continuum. La frontière terrestre casse géographiquement le territoire mais les langues passent beaucoup plus progressivement de l’une à l’autre. On n’aurait jamais pensé à la métaphore de l’arc-en-ciel si l’on n’avait pas découvert ce que les linguistes appellent le « rainbow passage », un texte qui explique le phénomène physique de l’arc-en-ciel et qui contient tous les phonèmes anglophones. Il est employé pour analyser les différents accents.

A. : Nous nous sommes également beaucoup intéressés au concept de « categorical perception ». Le cerveau ne peut pas analyser toutes les informations qu’il reçoit et doit les distinguer en catégories. Quand on dit « rouge », il y a tout un continuum de rouges, mais le cerveau catégorise spontanément, pour pouvoir analyser le monde. C’est comme ça que fonctionne le Schibboleth, il relève de cette propension à catégoriser, à mettre les personnes dans des boîtes. Le décentrage, c’est aider à ouvrir ces boîtes, d’où l’intérêt de trouver ces « cas limites », ces personnes qui par leur vécu personnel ont réussi à traverser les frontières et jouer avec.

E. : Même si la catégorisation est parfois très utile, elle contient une violence. L’idée que notre identité puisse être réduite à un son, à quelque chose qui n’est pas une question de sens mais de forme, c’est déjà une violence. On a cherché des personnes qui sont la preuve que cette catégorisation ne fonctionne pas.

A. : Pour les trouver, on est passé par nos connaissances. Il fallait aussi trouver des personnes qui soient capables de raconter leur histoire, certaines étaient encore dans un vécu traumatique et ne se sentaient pas capables de parler devant une caméra.

E. : Pour la plupart des situations qu’on aborde dans le film, on savait qu’il y avait une possibilité de trouver une histoire qui s’y rapportait. Par exemple, on savait qu’il existait en Irak ce type de checkpoints linguistiques, alors on a cherché dans le milieu d’immigrants irakiens des personnes qui pouvaient en parler à partir de leur vécu.

A. : On a aussi rencontré des avocats et des associations qui aident les réfugiés. D’ailleurs, ce n’est que quand on a découvert que la pratique du Schibbolet était intégrée dans le processus de la demande d’asile en Europe, qu’on a compris qu’il fallait réaliser un film. On voulait rester ancrés dans l’actualité européenne et montrer qu’on y trouve encore les mêmes pratiques bibliques utilisées pour distinguer qui vient d’où. Et ceci, pas dans des contextes de conflits, et pas de manière spontanée, mais comme pratique légitime, scientifique, intégrée dans le système.

A. D. & G. W. : Amalini, en tant que psychologue, vous travaillez avec les images et les métaphores, comment percevez-vous le rapprochement entre langues et couleurs dans la métaphore de larc-en-ciel ?

A. S. : Je pense au livre pour enfants Petit bleu et Petit jaune dans lequel les deux petits jouent tellement ensemble qu’ils finissent par devenir verts. Quand ils rentrent chez eux, leurs parents ne les reconnaissent plus. Dans le film, j’ai beaucoup aimé la scène où les deux personnes en voiture ont l’impression qu’elles vont trouver où commence l’arc-en-ciel qui est devant elles. Quand on trouve le début de l’arc-en-ciel, qu’est-ce qui se passe ? J’ai aussi pensé à cette image en lien avec celle des racines : on va aller chercher des racines mais finalement on ne les trouve jamais. Si on prend l’hébreu par exemple, vous parliez de l’histoire de sa constitution en tant que langue, et en fait il y a plein d’histoires, on peut aller chercher dans l’ancien testament comme dans des choses très actuelles de l’histoire politique contemporaine. L’arc-en-ciel m’évoque vraiment l’idée d’aller chercher quelque chose d’impossible à trouver.

A. D. & G. W. : Dans votre pratique clinique, vous rencontrez des personnes qui vivent entre les frontières géopolitiques, linguistiques et culturelles, et qui subissent la violence dêtre enfermées dans des cases. Quelles peuvent-être les conséquences psychopathologiques de cette violence ?

A. S. : Je pense à la question du métissage quand vous évoquez la violence d’être enfermé dans des cases. Le métissage est plus complexe que l’idée d’un mélange, c’est aussi créer quelque chose de nouveau à partir de deux éléments mélangés. C’est très beau quand on en parle comme ça, mais ça fait souffrir les enfants. Les adolescents qu’on rencontre nous disent « est-ce que je suis arabe ou est-ce que je suis français ? Comment je fais pour être les deux ? ». C’est très violent à l’intérieur d’eux, notamment quand ils ont l’impression de devoir choisir. En termes de psychopathologie, on peut évoquer l’autisme, qui concerne le rapport à la parole. Les enfants autistes ressentent beaucoup de choses mais ne peuvent pas l’exprimer en parlant. C’est un trouble qui révèle la complexité de ce qui se passe en chacun de nous et les manières qu’on peut avoir de l’exprimer. On peut aussi citer le mutisme extra-familial, c’est-à-dire les enfants qui parlent parfaitement bien à la maison, la plupart du temps dans plusieurs langues, mais qui n’arrivent pas à parler à l’école. L’explication, c’est qu’ils vivent un conflit intérieur entre leurs multiples appartenances qui les empêche de parler. Dans les deux cas, autisme et mutisme, on va essayer de trouver des mots avec eux, et de reconstruire un lien pour développer des manières de s’exprimer.

A. D. & G. W. : Dans votre film, il y a une autre dimension importante, celle de la corporalité. Parler semble consister en une exploration de la topographie du corps et de lappareil phonatoire. Comment avez-vous travaillé cet aspect du rapport au corps physique et de la matérialité de la parole ?

A. : Cela renvoie à la question des territoires. On voulait représenter la voix corporellement pour voir comment les frontières bougent. La question du territoire devient ce qui permet de faire le lien graphiquement entre une forme corporelle et une voix qui produit du son. Il y a aussi l’idée de mettre en scène la voix et le son qui n’ont pas de forme, grâce à leur incarnation corporelle. Une autre dimension, c’est celle de la violence. La violence du Schibboleth est ancrée dans le fait que lorsqu’une personne n’arrive pas à produire un certain phonème, c’est que corporellement, elle rencontre une frontière qui la rend incapable de former sa cavité vocale dans une forme émettant ce son particulier3.

A. S. : Dans le soin, quand les personnes n’arrivent pas à prononcer correctement le français, on commet des erreurs diagnostiques, en pensant qu’elles souffrent d’un trouble du langage. Par exemple, j’ai reçu une demande concernant un adolescent arrivé en France il y a six mois. Il ne parle pas bien le français et l’équipe soignante s’inquiète, pense qu’il souffre d’une maladie. La question du corps m’a aussi fait penser à autre chose. Quand je parle français, je n’ai pas d’accent. En revanche, quand je parle anglais, on entend très distinctement que je suis tamoule. J’ai demandé pourquoi à une orthophoniste et elle m’a expliqué que le corps garde en mémoire la première langue qu’on a apprise. Quand je parle anglais, il s’imprègne de l’expérience corporelle de ma première langue, le tamoul. Une scène qui m’a touchée dans le film, c’est celle où l’on voit quelqu’un parler et en même temps faire une échographie de sa langue. Il y a aussi cette scène où l’on voit la chaleur sortir du corps quand on parle. On voit à quel point quand on parle, ce n’est pas juste une voix à l’intérieur de soi, c’est aussi tout le corps qui est impliqué. Derrière la langue, il y a des choses qu’on ne voit pas, les sons, la chaleur, le corps, mais aussi l’histoire, la culture, la personnalité.

A. D. & G. W. : Amalini, vous mentionnez différents dispositifs scientifiques qui permettent de matérialiser et visualiser la parole. Ces images scientifiques sont intéressantes, en tant quelles prétendent objectiver le réel, mais elles sont porteuses dune certaine idéologie, dune vision politique. Comment envisagez-vous ce lien entre limagerie scientifique et le contrôle politique quil peut y avoir derrière ?

A. : On peut prendre l’exemple de la séquence sur l’algorithme créé par les autorités d’immigration allemandes. C’est un outil qui analyse la voix, extrait des données, travaille le son comme une matière et exerce un contrôle sur cette voix. C’est un Schibboleth contemporain, qui traite la voix comme des empreintes digitales.

E. : Beaucoup d’outils scientifiques qu’on voit dans le film ne sont pas faits pour discriminer, mais partent de bonnes intentions, construire un savoir ou soigner. Pour autant, ils reflètent une pensée occidentale, avec l’idée de pouvoir tout comprendre, tout catégoriser et dessiner des frontières. Cela s’inscrit dans une vision globale de la réalité qui est reflétée dans le politique. Pour nous, ce qui était étonnant dans cet inventaire de méthodes scientifiques, c’était la tentative de capturer quelque chose qui n’est pas là, qui est impossible à capturer. La recherche scientifique sur la parole, la voix et les langues dure depuis longtemps et continue à se développer, mais il y a toujours quelque chose qui échappe à ce regard catégorisant. C’est ce qu’on voulait rendre présent dans le film.

A. S. : Les recherches ont démontré que parler plusieurs langues est bon pour le développement des enfants. Pourtant, dans le débat politique sur l’école, on entend encore très souvent le contraire et l’idée qu’il ne faut parler que le français. Un neurologue italien m’a confié : « si à l’école on dit qu’il ne faut pas parler le bambara et qu’il faut parler l’italien, en tant que médecin je dois dire la même chose, alors que je sais que c’est scientifiquement faux, mais je ne peux pas aller à l’encontre de ce qui est politiquement défendu. » J’ai trouvé cela très violent. On répète que parler plusieurs langues est une richesse, mais on doit créer des outils pour le concrétiser. Si je reprends l’exemple de cet ado qui est arrivé il y a six mois et qui ne parle pas bien le français, moi je dis « laissez-lui le temps », et c’est évident, on n’a pas besoin de mettre en place une étude scientifique pour comprendre qu’apprendre le français en six mois, ce n’est pas possible. Mais à l’école, ils disent qu’ils ont besoin de preuves, ils ont besoin de « voir ». C’est pour cela qu’on a créé un outil pour évaluer les enfants dans leur langue maternelle4. Grâce à cet outil, on peut avoir des résultats écrits noir sur blanc et dire « ce n’est pas maladie du langage, il faut juste lui laisser le temps d’apprendre le français ». Quand on donne cette « image scientifique », l’école est d’accord.

E. : En Belgique, la situation est très différente, on n’a pas une vision monolithique de la langue, puisque c’est un pays avec trois langues officielles. Les enfants qu’on connait ici parlent quatre ou cinq langues très facilement, ce n’est même pas une question.

A. : Certains linguistes nous ont parlé du concept de « parcours linguistique », c’est-à-dire qu’il n’y a plus de « langue maternelle », de « mother tongue », parce qu’un exilé commence sa vie quelque part, se déplace, rencontre d’autres personnes, traverse le continent, et les langues qu’il apprend au fil de ce parcours se mélangent. Des années plus tard, on l’assoit devant un interprète et on lui demande de parler « sa langue », mais sa langue, ce n’est pas sa langue natale, c’est tout ce mélange.

A. D. & G. W. : Tout ce vous dites cristallise une tension entre rigidité et plasticité des langues. Dun côté, il y a une rigidité qui sépare, de lautre il y a une plasticité qui mélange. On retrouve la même tension dans la notion de frontière. Régis Debray dit quil ne faut pas abolir les frontières mais donner un passeport à tout le monde. Les frontières et les langues oscillent entre distinction et homogénéisation. Cela pose la question du statut de la langue anglaise par exemple. Dans votre film, on constate que toutes les prises de parole sont sous-titrées en anglais, y compris lorsque les personnes parlent en anglais. On a limpression que langlais devient la langue tierce par laquelle on peut donner une représentation à la langue orale. Cest langlais qui vient représenter visuellement ce quon ne peut pas entendre, par exemple les différences subtiles de prononciation entre deux phonèmes, perceptibles à travers une translitération en anglais. Comment est-ce que vous envisagez cette langue anglaise ?

E. : Dans le film, il y a le personnage de la voix-off, qui revient plusieurs fois et qui raconte un fil narratif. Si on avait écrit ce texte en hébreu ou en français, ça aurait emmené le film vers quelque chose de très spécifique. L’anglais était la langue qu’on trouvait la plus neutre. On trouvait important que cette voix n’ait pas un accent distinguable. La décision de tout sous-titrer permettait en outre de rendre la langue plus physique, de lui donner corps et de matérialiser la différence entre lire et écouter. Je sais qu’en France vous êtes très sensibles à ça. En tant que monteuse, parfois je monte des films francophones, le son n’est pas bon, je dis « il faut sous-titrer », et on refuse, comme si c’était une insulte envers la personne qui parle. Alors que dans les films anglais, on sous-titre beaucoup plus facilement les personnes qui parlent anglais avec un fort accent.

A. S. : Ça me fait penser à une expérience qu’on a eue récemment lors d’un colloque. Une personne était non-entendante, alors on a eu l’opportunité d’avoir des interprètes en langue des signes. On regardait tous la personne qui signait, même sans comprendre, parce que ça donnait corps à quelque chose. Je trouve que dans le film, les sous-titres créent quelque chose de cet ordre-là. La discussion me fait également penser aux soignants qui parlent d’autres langues que le français. Par exemple, je connais un médecin qui a un accent espagnol très prononcé. Il lui arrive de parler des difficultés de l’enfant avec le français, mais il ne fait aucune remarque par rapport à son propre apprentissage du français. La question des langues, on a tendance à la rejeter sur les patients et à ne pas se la poser pour nous-mêmes. Certains médecins se demandent « est-ce qu’on a le droit de parler une autre langue que le français à nos patients ? ». Je trouve cela très violent. Je défends l’idée d’une unité dans la multiplicité, c’est-à-dire de pouvoir être différents et de fonder le vivre ensemble sur cette différence. Un jour, dans une école, on m’a dit que « parmi les élèves, il n’y a pas de musulmans, de chrétiens, de juifs, de Noirs, de Blancs, on est tous pareils. » Mais c’est faux ! Il y a des Noirs, des Blancs, des juifs, des chrétiens, des musulmans, ça ne nous empêche pas de vivre ensemble. Effacer les différences est un leurre. J’aime bien cette idée que les frontières existent, qu’elles sont importantes et qu’il faut les reconnaître, mais que ça ne nous empêche pas d’avoir tous un passeport pour les franchir.

A. D. & G. W. : Votre film a été réalisé en 2021. Depuis, la question des frontières linguistiques continue à se poser de manière aigüe. On peut penser à la guerre entre la Russie et lUkraine, et lexemple dun autre Schibboleth, avec la prononciation du terme ukrainien « palyanistia » utilisée pour distinguer les locuteurs russophones. Est-ce que vous referiez le film de la même manière aujourdhui ?

A. : On aurait sûrement inclus l’épisode de « palyanistia » dans le film, et tenu compte des conflits actuels, notamment le conflit israélo-palestinien. Dans les guerres, les questions linguistiques qu’on a abordées sont d’autant plus exacerbées.

E. : On aurait certainement choisi des témoignages différents, mais le propos du film aurait été le même. Si la question du Schibboleth se pose depuis les temps bibliques jusqu’à aujourd’hui, je ne crois pas que les choses changent beaucoup en quatre ans.

A. : On aurait pu intégrer la question de la voix artificielle. On vient de découvrir une application proposée aux centres d’appel qui change l’accent de la personne qui parle, de manière à créer artificiellement un accent « standard », américain. Ces interventions technologiques vont certainement changer la réalité des choses. Dans les recherches qu’on mène actuellement, on a créé une voix commune qui combine nos deux voix pour échapper à une catégorisation. On pouvait soit créer une voix synthétique en prenant nos deux voix pour en créer une troisième qui serait un mélange, soit créer une parole qui alterne chacune de nos voix. Comment jouer avec nos identités en créant une identité commune par le mélange de nos voix, c’est ça la question qu’on est en train de travailler.

A. S. : C’est une belle illustration du métissage.

1Centre de formation rattaché à la Maison de Solenn (Maison des Adolescents de l’Hôpital Cochin, APHP), chargé d’optimiser la prise en charge des usagers des services publics, en sensibilisant les professionnels aux pratiques de la clinique transculturelle.

2Voir ici même l’article sur le « migralecte » de Marie Caroline Saglio Yatzimirsky et Alexandra Galiztine Loumpet, à propos du métissage des langues formant une langue nouvelle le long des routes migratoires traversant l’Europe.

3Sur ces situations, voir aussi le film Lettre errante de Nurith Aviv (2023).

4L’ELAL d’Avicenne : évaluation langagière pour allophones et primo-arrivants.