Hors-champ 20.

Sang-statut, sang-loi : le sang sans sexe

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Notes sur l’union civile, les queer et l’ÉtatDans cette réflexion sur les enjeux des débats qui ont entouré le mariage civil gay en Europe et en Amérique du Nord (en particulier an Canada), Chantal Nadeau se demande quels sont les coûts et bénéfices, pour les queer et pour l’État-nation, lorsqu’ils troquent le sang-sexe pour le sang-statut, c’est-à-dire pour un droit qui est pro-famille et pro-nation, vecteur de cohésion sociale. La sexualité queer n’est plus imaginée comme une aberration ou une mésalliance, mais plutôt comme un moteur d’inclusion et d’effacement des différences sexuelles, dont l’emblème devient le queer family man. Avec son obsession pour les questions de filiation, le sang-statut ressuscite une communauté dans laquelle les alliances entre les queer et l’État assurent la protection du citoyen « ordinaire » : le citoyen normal, raisonnable, patriotique, un citoyen dont la sexualité n’est plus porteuse d’aucune dynamique différentialisante.

Alors que nos cultures démocratiques occidentalisées contemporaines se complaisent plus que jamais aux jeux pervers des alliances et des mésalliances qu’impose la quête de la normalité ou de l’ordinaire([[L. Berlant. The Queen of America Goes to Washington City, Durham & London, Duke University Press, 1997. ), il est fascinant de voir à quel point dans le marché des droits et la course à l’égalité à tout prix, que l’on parle des droits de la famille, des minorités ou de la nation, la sexualité occupe un rôle de premier plan. Plus précisément, la sexualité dont on parle, la sexualité qu’on confesse, professe ou abhorre est une sexualité qui, jusqu’à tout récemment encore, n’avait pas ou si peu droit de cité : la sexualité lesbigayqueer (lbgq). Traditionnellement considérées comme le fief du sexe-perte (notamment sur la question de la reproduction), les sexualités lbgq s’inscrivent aujourd’hui dans l’arène du sexe-gain légitime : celui du marché des échanges des droits où domine le droit de sexe. Par droit de sexe ici j’entends le processus par lequel la sexualité queer n’est plus imaginée comme une aberration ou une mésalliance, mais plutôt comme un moteur d’inclusion et d’effacement des différences sexuelles.

Le sang-loi

Ma réflexion s’inscrit dans la foulée du débat sur la reconnaissance du mariage civil gay, lequel on le sait fait rage en Amérique du nord([[À ce jour, soit en janvier 2005, huit provinces et territoires au Canada reconnaissent le mariage civil entre conjoints de même sexe. Le gain jusqu’ici n’est que symbolique : si les provinces et territoires émettent les licences de mariage, la loi sur le mariage (tout comme celle sur le divorce) est de juridiction fédérale. Le 9 décembre 2004, la Cour Suprême du Canada a jugé inconstitutionnel l’article de la loi canadienne sur le mariage quant à la définition des époux définis comme de sexe opposé. Le débat est maintenant dans le camp des députés.). Si les arguments pour ou contre le droit au mariage donnent l’impression qu’on assiste à une lutte de choix sur l’inclusion des minorités, il me semble toutefois qu’on néglige une variante importante : l’association entre sang et sexe queer dans la conception de la citoyenneté. Dans cet essai, je propose donc de comprendre comment les droits des gays et lesbiennes tels que réinventés par la loi 84 au Québec, ou encore le PACS en France, dispositions légales qui reconnaissent un statut de citoyen aux couples gais, familles homo parentales et autres formes d’organisations domestiques, consolident d’une façon extraordinaire le sang de droit([[Pour un débat critique sur le PACS, voir entre autres, J. Butler. « Is Kinship Already Always Heterosexual ? » differences 13.1 (2002), pp. 14-44; et É. Fassin, « Same Sex, Different Politics : Debates in France and the United States », Public Culture 13(2): 215-232.). Ce qui définit la famille, la communauté, la nation, ce qui leur confère une valeur, ce n’est plus l’idéal libéral des liens de sang, mais plutôt celui des alliances de sang qui, elles, reposent sur un réseau complexe d’échanges et de troc entre l’État et ses citoyens responsables.
Le droit de sexe existe avant tout dans une culture de sang-valeur. Le droit de sexe c’est le triomphe du sang sans sexe, c’est l’implacable revanche du sang-contrat, du sang des alliances, celui qui scelle les corps désirables dans une force de loi qui n’autorise pas les écarts, mêmes performatifs. Pour rendre compte des pièges qui guettent nos communautés de sang sans sexe, je propose de voir en quoi le rôle des revendications des groupes et « communautés » queer autour de la reconnaissance des couples et des familles gais (que ce soit par le mariage, l’union civile, ou les droits parentaux) découle d’une logique du sang-statut. Si comme le clame Michel Foucault « le sang de la bourgeoisie ce fut son sexe »([[M. Foucault, Histoire de la Sexualité 1. La volonté de savoir, Paris: Gallimard, 1976. ), à entendre les discours proférés par les associations de gais et lesbiennes au Québec au cours des récents débats sur les droits des queer en matière de famille et de couple, on croirait plutôt que « le sexe des queer c’est le sang ». Toutefois, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas de n’importe quel sang, mais d’un sang qui reproduit. Si le sang-perte, le sang-stigmate, le sang sale a dominé le rapport des gays et des lesbiennes à l’espace public moderne, le sang de droit par contre ouvre aujourd’hui de nouvelles possibilités, voire un nouveau statut pour les queer : celui d’un droit, celui du plus fort, le sang qui conduit au droit de cité pour le citoyen queer. C’est un sang qui fait du bruit, et le sang qui fait du bruit c’est celui qui se mesure à coup de lois, de privilèges, de responsabilités : c’est le sang-valeur, le sang-norme, le sang qui fait vivre les corps et citoyens queer désirables, en d’autres termes, c’est le sang-statut.

Le sang-statut

Les rapports entre sexe et sang fascinent parce qu’ils appellent à répétition le mensonge et la trahison. Que ce soit par l’obsession de la légitimité de la preuve – est-ce qu’une telle, un tel est vraiment de sang ? – ou par la répudiation de ce lien de sang – des grands thèmes de l’inceste, de l’infanticide ou du parricide qui animent la tragédie grecque aux spectres de l’adoption, du divorce et de la natalité moribonde qui menacent la bonne santé de nos cultures de droits occidentales -, le sang renvoie à la menace publique du sexe : à ce moment précis où le sexe exposé va mettre à jour les ratés de l’ordre, lesquels seront vite « corrigés » pour maintenir à flot un système de parenté qui bat de l’aile. L’élargissement de la définition de la famille qui s’érige comme une réponse politique à l’union civile, la loi 84 qui débiologise la filiation sans pour autant l’épurer de son caractère de reproduction, s’inscrit dans cette économie sanguine. En ce sens la filiation, comme le rappelle Judith Butler dans son essai sur l’Antigone de Sophocle([[J. Butler. Antigone’s Claim: Kinship Between Life and Death, New York, Columbia University Press, 2001. ), est à la fois une tragédie et une ironie de la communauté. Ironie puisque face à l’autorité et au règne de la normalité, la distinction autoritaire entre la loi symbolique et la loi sociale ne tient plus, forçant du coup une reconnaissance des mésalliances. Tragédie car désormais ces liens de sang poreux, ces mésalliances appellent à leur tour de nouvelles alliances qui, elles, ne peuvent exister qu’à l’intérieur d’une logique où le sexe s’efface devant les exigences du sang statut. Si on revient à la reconnaissance par l’État des droits équivalents aux couples et familles queer, cette ironie est double : d’un côté, la filiation n’existe que par la naturalisation du couple et de la famille queer et la débiologisation de l’hérédité (ou du lien de sang); de l’autre, cette même naturalisation entraîne le rejet de toute forme sexuelle qui entraverait la légitimité de classe et de statut dudit couple et de ladite famille. En d’autres termes, par le sang statut, les queer accèdent à ce qui jusque-là leur faisait défaut officiellement : le sang d’État et le titre de citoyen.

Le statut de citoyen queer

La rhétorique du sang a la peau dure. Entre une certaine tradition féministe et anthropologique pour qui le sang évoque le paradoxe de la souillure et de la pureté (Mary Douglas)([[M. Douglas, Purity and danger : an analysis of concepts of pollution and taboo. London, Routledge & K. Paul, 1966. ), ou encore d’un éco-féminisme au sang générateur (Mary Daly)([[M. Daly, Gyn/ecology, the metaethics of radical feminism, Boston, Beacon Press, 1978. ), et une conception queer et pro-sexe du sang jouissance et transgression, conception cristallisée dans le genre/sexe performance de Butler([[J. Butler. Gender Trouble. Pour une excellente critique de Butler, voir M.H.Bourcier, Queer Zones, Paris, Balland, 2001 et B. Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Modernes Balland, 2000. ), certes, mais aussi dans le sang voyou décrit par Jacques Derrida([[J. Derrida, Voyous : deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003.), le sang qui coule aujourd’hui dans les rues de queer city est un sang qui renoue avec un eugénisme sexuel. Le sang-statut, celui qui fait loi, est un sang invisible, incolore, inodore, mais mortel : pire asexuel. C’est un sang conservateur. C’est un sang « démocratiquement » bleu qui trie les citoyens (parias comme exemplaires) selon leur valeur dans le schème du projet sanguin ultime : la nation. Comme le rappelle si bien le fameux slogan de la loi 32, la première loi votée par le gouvernement du Québec en 1999, qui octroyait aux couples de même sexe des droits et privilèges similaires à ceux accordés aux couples hétéros en union libre : « le sexe n’a plus d’importance ». Toutefois, et c’est là l’ironie et la tragédie, ne serait-ce que pour trafiquer Butler, blood still does matter. Car le sang, lui, fait loi. Il ressuscite une communauté dans laquelle les alliances entre les queer et l’État assurent la protection du citoyen « ordinaire » : le citoyen normal, raisonnable, patriotique, bref, un citoyen dont le sexe n’a plus d’importance sur le plan symbolique.
Dans un tel contexte, on peut aisément parler du droit de sexe comme un nouveau statut social, politique, économique, comme une alliance de sang entre partis et groupes aux intérêts sinon communs du moins convergents, et ce au-delà des frontières sexuelles, mais toujours à l’intérieur d’un espace national. Cette allégeance est contractuelle : elle célèbre de nouvelles formes d’intimité où dominent les échanges économiques, politiques et physiques entre d’une part l’État et ses citoyens, et d’autre part le capitalisme et le gay life style.([[E. Clarke. Virtuous Vice: Homoeroticism and the Public Sphere, Durham & London, Duke University Press, 2000. ) Les liens de sexe deviennent tout autant des liens de statut que des liens économiques. Qu’on se le tienne pour dit : le droit de sexe ne tolère pas les liens intimes hors-la-loi, sans statut : l’intimité n’est pas un terrain évasif, mais un lieu/lien régimenté, ordonné, recensé et coté en bourse([[Les chiffres du recensement fédéral de 2001 s’établissent comme suit : sur 34 500 couples de « même sexe » qui se sont déclarés en union de fait, 19 000 étaient gais (3% avec enfants), 15 200 étaient des couples de lesbiennes (15% avec enfants). Le tout représente 0.5% de l’ensemble des Canadiens ayant déclarés vivre en couple. Voir la chronique de Richard Burnett, THREE DOLLAR BILL, du 3 janvier 2003 ; http://www.hour.ca/columns/c_3bill.asp.
). La dernière pub IKEA ou Volkswagen sur la domesticité à l’heure queer n’est plus l’apanage du seul commerce : le sexe est devenu un statut prisé par l’État. En d’autres termes, via le couple, les lbgqs se voient enfin inviter à la table de la démocratie. En ce sens, il importe de comprendre que le seul droit de sexe qui est légitime est un droit pro-famille et pro-nation, vecteur de cohésion sociale s’il en est. De fait, on ne peut ignorer qu’une loi comme la loi 84 se conjugue parfaitement au train de lois et mesures incitatives à la famille votées par le gouvernement du Québec depuis l’an 2000 (garderies à $5, une mesure en réévaluation aujourd’hui, crédits d’impôts pour la fertilisation in vitro, prolongement du congé parental et de maternité, etc.).
La question demeure : faut-il condamner l’avènement du droit de sexe comme le nouveau droit de cuissage queer ? Ou doit-on se demander comment le droit du sexe est devenu un droit de sang, un droit acquis, un droit conquérant ? Alors que le sexe, la nation et leurs croisements identitaires se monnaient à coup de passes législatives, comment la filiation queer s’accouple-t-elle avec celle de l’effacement des sexes et la reconfiguration d’une identité queer ? Peut-être la question est-elle moins de savoir comment une telle dérive culturelle s’est produite que d’interroger les coûts politiques d’un tel échange. Les enjeux qui découlent des nouvelles formes d’union entre sang, nation et sexualité queer sont complexes et font appel à des questions tout autant éthiques que politiques et civiques. Ces questions d’éthique du sexe renvoient à la façon dont nos modèles de représentation, dans leur dimension tant politique qu’esthétique, pour reprendre la conceptualisation de Gayatri C. Spivak, sont complètement saturés par une logique instrumentale.([[G. C. Spivak. « Can the Subaltern Speak ? », Nelson, Cary, and Lawrence Grossberg (eds.). Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, University of Illinois Press, 1988, pp. 213-271.) Il s’agit coûte que coûte de rendre intelligible, c’est à dire visible et reconnaissable, ce qui échappe à des formes prédigérées de reconnaissance et d’appartenance. Pensons par exemple à la famille qui n’est pas hétérosexuelle, ou aux formes d’intimité et de domesticité qui ne correspondent pas aux modèles pré-établis du couple roi. Bien sûr, on pourrait toujours rétorquer qu’à un moment où les liens de sang sont devenus plus fragiles, plus poreux, plus fluides la prolifération au cours des dernières décennies des divorces, des unions de faits hétéros, des familles reconstituées, des familles mixtes (gay et hétéro) a déjà ébranlé passablement les fondements de l’intelligibilité de la famille nucléaire et forcé du coup les gouvernements, ainsi que les lobby queer et conservateur pro-famille traditionnels à réévaluer le sens même des mots « famille », « conjoint », ou « parent ».
Par contre, la stratégie adoptée par les instances concernées pour pallier la porosité des liens a été davantage une mesure arithmétique qu’une mesure fondée sur une vision différente de la sexualité en dehors des critères qui gouverne nos États démocratiques occidentaux – à savoir que la seule intimité qui soit « humainement » acceptable est celle qui est politiquement reconnaissable par le plus grand nombre et éthiquement responsable, c’est-à-dire méritoire (le couple, la famille). Dès lors, l’enjeu pour tous – des instances gouvernantes aux groupes organisés queer – n’est pas de spéculer sur la nature de l’identité sexuelle ou le sexe des sujets, mais plutôt d’intervenir sur les formes d’alliances qui seraient susceptibles de conférer un statut social (et juridique) équivalent (et pas nécessairement égal) aux membres contractants. Là résident les pièges du mariage (réel ou symbolique), ou tout le problème avec la normalité, the trouble with normal, pour reprendre l’expression de Michael Warner([[M. Warner. The Trouble with Normal : Sex, Politics, and The Ethics of Queer Life. Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2000.) : le droit de sexe comme droit de sang se fait au nom de qui ? À quelles formes d’alliances, à quelle forme de communauté de sang un tel marchandage renvoie-t-il ? Qu’est-ce qui se passe quand le sang-statut fait loi ? En d’autres termes, comme l’affirme si bien Elizabeth Povinelli: « Who should be included and excluded from the ranks of blood and money, property and inheritance, love and affection, and sex? »([[E. Povinelli. « Notes on Gridlock: Genealogy, Intimacy, Sexuality », Public Culture 14: 1 (2002), pp. 219.)
Sans prétendre offrir une réponse à toutes ces questions, il importe toutefois de comprendre comment des formes sexuelles qui jusque là avaient été exclues de fait se retrouvent inscrites dans une logique de gouvernance qui prétend substituer à la question du rang social celle du sang-statut et cela, ironie en soi, au nom des droits humains, voire de la Charte des droits et libertés de la personne([[L’ironie étant, pour reprendre Povinelli qui cite Foucault, Habermas et Taylor, que le concept d’humanité a subi des transformations depuis le 15e siècle, transformations qui ont vu la disparation les questions de filiation au profit de l’ordre tout court. Ainsi, note-t-elle : « Humanity as a concept was slowly freed from the grip of familial kinship, descent, and rank ; and as a concept and practice it came to define emergent social orders. » (217)). D’une part, implicitement, sournoisement, ce que nous disent des lois comme la loi 84, c’est qu’avant le droit de sexe, les gais n’étaient pas humains, mais d’une autre « espèce »([[M. Foucault, HS I, 59.). D’autre part, ce à quoi nous confronte la logique du sang-statut, c’est le maintien du statut social, souvent juridique, comme facteur d’évaluation de la contribution d’une classe de citoyens à l’économie nationale. Immédiatement, une autre question surgit : quels sont les impacts politiques du sang de droit sur la question nationale et sur la constitution de la nation comme une nouvelle économie de sang ? Jusqu’à quel point le sang de la nation peut-il être queer ?
Historiquement, les rapports entre nation, sang et gais ont été marqués du sceau de l’opprobre, de l’horreur, du paria. Mais ironiquement, alors que dans nos démocraties contemporaines, la nation et la famille se définissent de plus en plus selon les règles de la loi plutôt que celles du sang([[L. Duggan. « Beyond Blood », CLAGS News XI: 3 (2001), pp. 1-2.), les requêtes des lbgq pour l’égalité, elles, rétablissent la primauté du sang dans les débats sur les questions de droit, de privilège et de statut. Pour le dire autrement, la nation et la famille de droit n’ont pas nécessairement éliminé l’importance du sang comme une valeur sûre de la santé et l’hygiène de la nation ou de la famille, mais ont plutôt favorisé un retour vers une conception du sang en termes de statut et de classe. Du coup, l’authenticité du sang comme trait biologique, notion qui a dominé largement la société victorienne par exemple, ou la société évolutionniste, devient moins importante que le statut conféré par le sang de droit. Ainsi, le généalogie ou l’histoire des sujets devient relative : ce qui a préséance c’est une géographie sexuelle où tout devient question d’espace, de territoire, et de mouvements à franchir – transgresser, conquérir, organiser, et ce au nom de l’hygiène nationale.

L’union civile: un pacte pour la nation

À l’heure où le Québec et le Canada occupent l’actualité queer, un petit retour en arrière s’impose. Juin 2002. Le gouvernement du Québec vient de voter une autre mesure « historique » pour les gais et lesbiennes, la loi 84 : « Loi instituant l’union civile et établissant des nouvelles de filiation». La loi, adoptée à l’unanimité accorde aux couples gais et hétéro tous les droits et privilèges incluant l’adoption et les droits parentaux, jusqu’alors réservés exclusivement aux couples mariés. Filiation et succession : l’État québécois mise sur le sang, sur le sang familial, le sang qui confère statut et privilèges pour assurer sa descendance. Alors que certains groupes activistes ne cachent pas leur déception face à une législation qui maintient la question du mariage gai comme un statut exclusif hétéro([[Trop souvent, on oublie que le lobby pour la reconnaissance d’un droit de sang homogène et universel n’est pas uniforme, et souvent même divisée sur la façon dont certaines législations perpétuent une différence essentielle entre les couples homo et hétéro. D’aucuns rappelleront que la majorité des associations des gais et lesbiennes au Canada, tout en saluant les avancées immenses qu’une loi comme l’union civile signifie en matière de droits parentaux pour les familles lbgq, dénoncent toutefois le maintien d’un statut discriminatoire envers les gais et les lesbiennes qui souhaitent se marier.), une situation qui on le sait a été corrigée depuis, du moins en partie, l’annonce de la nouvelle loi, qui place le Québec bon deuxième derrière les Pays-Bas au palmarès des pays les plus actifs sur le plan de la reconnaissance des droits des familles lbgq, est saluée en fanfare : oui, comme toujours, blood makes noise.
Deux dispositions de la loi attirent particulièrement l’attention : d’une part, l’avènement, dans le discours et les revendication lgbq, de la filiation comme stratégie d’inclusion à la vie civique et politique ; et d’autre part, le mariage entre sang et sexe comme faisant partie intégrante du devenir identitaire. Plus particulièrement, en définissant la filiation comme un projet d’alliance entre l’État et ses citoyens (tout sexe/toute sexualité confondus), la loi 84 resitue sans équivoque la reproduction et la propriété comme valeurs marchandes et culturelles essentielles au devenir de la nation québécoise. En somme, ce qui fascine avec la filiation, ce n’est pas seulement la réinvention de l’idée même d’une communauté de sang, mais aussi l’instrumentalisation économique d’une valeur biologique. Le sang n’est pas un droit universel, c’est un droit qui s’acquiert et qui se monnaye.
Filiation. Kinship. La notion de filiation séduit tout spécialement une théorie queer qui se cherche après quinze ans d’euphorie butlérienne et des promesses épistémologiques et historiques sur le genre trouble, la performativité, et les identités fluides([[Je me réfère ici bien sûr au texte fétiche de J. Butler. Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990. ). Sans céder à l’anthropologique classique (Lévi-Strauss, notamment), le concept de filiation permet de découper de nouvelles géographies sexuelles, où s’entrechoquent les questions de citoyenneté et de sexualité. Soudainement la question de filiation devient le point de rupture avec le sang taré des années 80, le point de chute où l’éthique et le politique se confrontent. We are family, le slogan fétiche des queer pendant les années 1990, tonne, mais avec un nouvel emballage : celui d’un conservatisme néolibéral. Mais alors que pour Queer Nation, ce groupe activiste américain qui s’est fait le porte-étendard flamboyant du slogan, la famille qu’on célèbre traditionnellement est toute de bêtes noires, de bêtes de sexe en marge, la famille de la loi 84, elle, n’a rien de noir : elle est plutôt blanche, parle français dans une forte proportion, et rêve d’une vie de couple bien rangée. La filiation homosexuelle, celle qui se mesure par l’union civile, est somme toute tributaire d’une facture familiale. Comme le dit si bien Judith Butler en discutant les tensions entre mariage gay et filiation (kinship) gay: « (…) kinship does not work, or does not qualify as kinship, unless it assumes a recognizable family form »([[Butler 2001, 14.). Et cette forme reconnue de la famille, c’est celle d’une famille responsable, dont les membres aspirent tous et réclament de fait une reconnaissance civile et égale à part entière.

En fait, il ne s’agit pas de liens de sang, mais d’une communauté de sang établie sur des liens légaux. Débarrassées des stigmates du sang pur, les relations de sang renvoient à une classification de l’époque féodale, soit avant que le terme même d’hérédité ne devienne une tyrannie biologique. Comme le rappelle Michael McKean, sous le régime féodal, l’hérédité, cette police du sang, cette ligne droite de la préservation des biens, était une question d’entitlement, soit d’allocation, de titre, d’une chose qui revient de droit([[M. McKeon, « Historicizing Patriarchy: The Emergence of Gender Difference in England, 1660-1760 ». Eighteenth-Century Studies 28: 3 (1995), pp. 295-322.). Ce n’est que dans l’élan de purges sociales, scientifiques et médicales qui ont balayé le 19e siècle que l’hérédité est devenue une aberration biologique et une loi qui doit sa légitimité à une mesure fluide. Mais par un spectaculaire retournement, le sang qui gicle d’un texte de loi comme celui de l’union civile, évoque directement cette organisation féodale, constituant la filiation comme un droit de titre, de privilège (économique, social) qui mène tout droit à un statut vis-à-vis de l’État : conjoints et parents à part égale. Face à cette politique d’entitlement, d’une chose, d’un privilège qui revient de droit, le désir de voir l’État sanctionner une sexualité homo normative([[Sur l’homo normativité nouveau cri, voir L. Duggan. « The New Homonormativity: The Sexual Politics of Neoliberalism ». Materializing Democracy. Toward a Revitalized Cultural Politics, Durham, Duke University Press, 2002, pp. 175-194.) prend force de loi ou, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, d’un fondement mystique de l’autorité([[J. Derrida. « Force de Loi: Le /Force of Law: The . Cardozo Law Review 11 (1990), pp. 919-1039. ).
L’autorité dont on parle alors ne relève pas uniquement de considérations qui font des droits des queer une question d’égalité, mais davantage d’un rapport d’équivalence, et de responsabilité. Responsabilité sociale, économique, civique, filiale. Le sang-statut érige la responsabilité au-delà de la mémoire et de l’histoire du sang comme brûlure pour les gais et lesbiennes. Si comme l’affirme Derrida, « [le concept de responsabilité est inséparable de tout un réseau de concepts connexes (propriété, intentionnalité, volonté, conscience, conscience de soi, sujet, moi, personne, communauté, décision, etc.) »([[Derrida, 954.), la création d’un statut tributaire d’une composition familiale ou de couple à tout prix ne peut échapper à un système de valeurs démocratiques qui reposent prioritairement sur une conception des droits comme une économie de biens et services. En d’autres termes, le sang-statut réinvente une économie sexuelle queer jusqu’alors paria.
Ainsi, alors qu’encore aujourd’hui le sang des gays (pas tous, seulement ceux des bêtes de sexe) est prescriptif, plutôt que jouissif before the Law, raison de sécurité publique, le sang-statut réhabilite la famille queer dans la communauté de sang qu’est la nation. C’est une communauté de sang normative et normalisante qui émerge des droits du couple de même sexe. Pour Warner et Duggan, cette pulsion légale et politique qui consiste à créer deux classes de queer représente la face cachée et viciée de ce qu’ils appellent l’homo normativité, cette forme de conservatisme compatissant qui consiste à estimer la valeur des citoyens en termes de coûts et de bénéfices. Mais quels sont justement les coûts et bénéfices pour les queer et pour l’État-nation lorsqu’ils troquent le sang-sexe pour le sang-statut ?
L’une des questions qui suscite la controverse dans le débat sur l’union civile ou toute autre forme de partenariat ou de contrat de reconnaissance des couples et familles lbgq tourne autour de la façon dont les queer gèrent désormais l’économie de leur corps, y compris la question de savoir comment la filiation queer fonctionne légalement et politiquement parlant. C’est certainement l’une des choses les plus fascinantes avec l’avènement de l’union civile au Québec. Le corps politique et civique, celui qui se porte volontaire pour toutes les transfusions sanguines possibles pour survivre, est au cœur de la façon dont l’État conçoit la survie de l’espèce, et cette survie passe nécessairement par la procréation et la reproduction.
Ce n’est pas pure coïncidence si la bataille autour de l’union civile s’est menée sous la double étiquette du droit des couples lesbiens et du droit familial privé. Personne ne peut nier que les activistes lesbiennes ont été celles qui ont poussé le gouvernement québécois vers la clause sur la filiation, forçant ainsi le débat sur l’hérédité statutaire et la filiation statutaire([[Voir l’étude produite sous la direction de Irène Demczuk, « La reconnaissance des couples de lesbiennes: un droit sans équivoque », Condition Féminine du Canada, 2002. À noter aussi la remise ex aequo du prix arc-en-ciel 2002 (prix remis lors de la semaine de la fierté gaie en août à une personalité publique qui s’est distingué(e) par son travail pour la communauté) à l’activiste lesbienne et ardente défenseuse de la loi 84, Irène Demczuk et au ministre démissionaire de la justice et père de la loi 84, Paul Bégin.). En fait, j’irai même jusqu’à soutenir que le projet d’union civile n’aurait jamais vu le jour sans l’inclusion de la clause de filiation. Et pour comprendre l’importance du rôle de la filiation, de la légalisation du sang queer qu’apporte l’union civile, il faut connaître les liens historiques entre les groupes et lobby de lesbiennes et gaies francophones du Québec et les gouvernements péquistes qui se sont succédés au pouvoir depuis 1976. Les revendications nationalistes(un peuple, une nation, un territoire) du Québec ont été fondées et nourries par une logique de sang, celui du statut de la langue française comme élément de légitimité nationale : le sang des francophones minoritaires. Frères de langues, frères de sang. Les revendications pour l’union civile s’appuient également sur une logique de sang : soit celui du sexe comme un statut de sang non-discriminatoire. Frères de sexe, frères de sang. C’est justement parce qu’elle déstabilise et reconfigure les frontières entre sexe et statut que la filiation est une stratégie politique et sociale qu’embrassent à la fois l’État et les couples/familles gaylesbiqueer pour réaffirmer l’importance des formes légales d’amour domestique et d’intimités dans le projet national. La politique du sang identité, du sang identification a cédé le pas à une politique du sang spatial : une géographie queer nationaliste, une queer nation nouveau genre. Et cette queer nation nouvelle, tout comme l’État libéral, situe sa politique de visibilité et de responsabilité autour d’un nouveau citoyen queer : the queer family man.
Encore tout récemment, lors de la campagne électorale de 2003, le premier ministre sortant du Québec, Bernard Landry, rappelait à quel point la santé économique et politique du Québec – d’un Québec économiquement et politiquement souverain dans l’esprit de Landry – passait inévitablement par la famille([[Bernard Landry, entretien télévisée au réseau TQS, 20 janvier 2003. Interrogé sur les mesures à prendre par son parti et son gouvernement pour préserver la santé économique et réaliser l’indépendence, Landry s’est exclamé : « La priorité pour le Québec dans les années à venir c’est la ». Landry et le Parti Québécois ont été battus au scrutin majoritaire à un tour le 14 avril 2002 par le Parti Libéral de l’actuel Premier Ministre Jean Charest. Voir aussi l’article de T. Chouinard. « Homoparentalité: Les enfants d’abor »”, Voir, (May 23-29 2002), pp. 14-15.). La famille de sang dont rêvait alors Landry et ses collègues indépendantistes se voulait certes hétéroclite dans sa constitution, mais résolument homogène dans son organisation. Le double geste de l’État envers les queer, et réciproquement des queer envers l’État s’inscrit sans aucun doute dans cet idéal de conformité qui consiste à publiciser la famille et les liens intimes, et cela au nom du sacro-saint bien-être national, et, pourquoi pas ?, de la sécurité nationale. Ce qu’une loi comme la loi 84 met au jour, c’est que par-delà le plaidoyer des uns et la volonté des autres d’exclure l’État de la chambre à coucher, la majorité des citoyens ainsi que ses représentants croient que le salut du citoyen passe par la confession publique d’une vie vertueuse… au delà de tout doute raisonnable. Le projet de société que l’on nomme projet familial, par exemple, devient ainsi une manière d’être et de vivre qui, loin de s’opposer aux configurations hétéros traditionnelles, les ré-énergise au contraire d’une façon dangereusement et extraordinairement efficace. Plaît-il à celles qui voient dans cette ouverture la possibilité de reconfigurer un modèle social hétéro binaire sclérosé qui s’appuie sur une construction naturalisante de la société en introduisant la donne homo ? Soit. Toutefois par-delà le spectre d’une homo normativité nouvelle, je crois davantage que c’est la généralisation d’une économie de citoyens ordinaires qui devrait être critiquée. Lauren Berlant en ce sens a bien raison : ce qui fait carburer nos démocraties en voies d’extinction et toujours vulnérables aux vagues migratoires, c’est la croyance que la citoyenneté, celle-là même qui engendre les frères de sang, les sœurs de sang, est un droit privé, un privilège réservé exclusivement aux membres de la famille([[Berlant, 3. ), voire aux invités d’honneur à la noce. Le débat sur le mariage gay et tout le tintamarre juridico-légal qui en découle y font écho amèrement.
Ainsi, les alliances entre le queer citoyen et la nation ne se matérialisent pas tant sous le couvert des liens de sang que de boucliers de sang([[Butler 2001, 4.). Le sang qui s’infiltre dans les canaux de la démocratie renvoie aux contrats d’alliance qui sont constamment « pactisés » entre l’État et ses citoyens. Quant à la filiation queer, elle répond certes à ce double mouvement : de la privatisation de la citoyenneté via les nouvelles règles de reconnaissance du sujet, mais aussi de l’effacement des sexes et des identités dans l’économie du sang-statut.([[Fraser, Nancy, «Rethinking Recognition », New Left Review 3 (May/June 2000), pp. 107-120; Smith, Anne Marie. « Missing Poststructuralism, Missing Foucault. Butler and Fraser on Capitalism and The Regulation of Sexuality ». Social Text 67, Vol. 19: 2 (Summer 2001), pp. 103-125.
)