73. Multitudes 73. Hiver 2018
Mineure 73. Mad Marx

Sous les pavés, le sillage

Partagez —> /

Le sillage – the wake en anglais : « la veillée des morts, la trajectoire d’un navire, la conséquence de quelque chose, la ligne de fuite et / ou de mire, l’éveil, et la conscience » (Shape, 2016)

Quelque part entre la mer et le ciel nous avons commencé à perdre le fil de l’histoire. Le complexe militaro-industriel a développé un autre membre : le complexe espace-météo. Parfois seulement nous avons vu les satellites, mais eux toujours nous ont vus. Parmi toutes les choses terribles et banales qu’ils ont mesurées, il y avait la surface de la mer. Nous avons vu les alizés, nous avons vu El Niño, nous avons vu d’innombrables tourbillons façonner la surface en motifs que nous ne pouvions pas déchiffrer – comment aurions-nous pu entendre les courants avec le bruit constant des embruns ?

Les courants ont ralenti et accéléré et ralenti encore. Le vent a balayé les couches supérieures de l’eau de l’océan et le bleu brûlant s’est élevé des profondeurs. L’eau conduisait la chaleur et l’électricité et le son. La radioactivité est tombée du ciel et s’est précipitée du fond du rivage, elle a retrouvé la flottabilité et traversé les bassins océaniques. Les strates liquides ont évolué avec le temps et de l’eau douce a coulé des montagnes vers le bleu.

Les satellites ne pouvaient pas voir au-dessous des vagues, alors nous avons envoyé des robots. Nous pensions qu’ils étaient nos émissaires, mais les robots en bas vivaient leur propre vie. Les courants les ont bousculés et basculés. L’information faisant finalement surface, les chiffres sont devenus flous au contact des corps d’êtres minuscules.

Pendant tout ce temps, l’eau changeait d’une manière que nous n’avions jamais prévue et que nous ne pouvions pas prédire. Toute la surveillance en temps réel ne pouvait pas nous préparer à la menace de l’océan, à la promesse qu’il avait scellée avec les machines à vapeur, les bombes atomiques, les propriétaires d’usine d’hier et d’il y a si longtemps.

« Je vois le travail du sillage (wake work), associé à nos vies connues et impensables, comme mode de peuplement et de rupture de notre épistémè.1 » À quoi ressemblerait un travail de sillage écologique ? Suivant Christina Sharpe, le travail de sillage est un moyen de faire face à – aussi bien en y demeurant qu’en rompant avec – certaines des disjonctions contemporaines liées au changement écologique global et à la justice environnementale. Un ensemble récent de travaux soutient que la violence raciale et la catastrophe écologique doivent être considérées comme un processus unique. Si la crise actuelle de la reproduction écologique est plus exactement dénommée Capitalocène, Françoise Vergès nous rappelle que le capitalisme est inextricablement le résultat de l’esclavage : « Les esclaves racialisés furent le capital qui établit le capitalisme.2 »). C’est-à-dire qu’une lecture écologique du sillage n’est pas une écologie ajoutée au sillage, ou inversement ; cette lecture attire simplement l’attention sur un élément du travail de sillage toujours présent.

Les satellites ne pouvaient pas voir et les robots étaient perdus, mais en bas tout était là. Les os sous la mer soupiraient et s’écroulaient. Les chaînes vertes ne bougeaient pas. Les bois morts devenaient bruyants de vie. Larves, polypes, coraux, poissons. Pierres et os, métaux et écailles et chairs. Certaines épaves parlaient de batailles, de métaux lentement ou rapidement lancés à travers de vastes espaces. Ce qui n’était pas du métal dérivait et s’installait et libérait lentement des fragments toxiques dans les puits océaniques profonds. D’autres navires parlaient de cadavres, du début du capitalisme, des brutalités qui ont fait tourner ses moteurs, et finalement, de ses limites. Les limites et le sang coulé pour ses acquisitions, pour ce qu’il lui a fallu et fallu encore pour y arriver.

Mais tout le sang était parti et les os disparus, ou du moins personne ne pouvait les trouver, alors comment faire son deuil après tout ce temps et rien à quoi se raccrocher ? Peut-être que nous aurions pu trouver ces os si nous avions essayé, après tout. Mais le corps est une abstraction dès qu’il est parti. Sans les corps, les ancêtres sont devenus des rumeurs. Si nous ne pouvions pas rendre compte de ce qui avait été fait, pourrions-nous apprendre à raconter l’histoire différemment ?

Sharpe se demande « comment commémorer un événement qui se poursuit encore ». En même temps, elle déclare que le travail de sillage ne peut être réduit à un acte de deuil : il s’agit également de voir, de pratiquer et de célébrer des formes de survie et des moyens d’être autrement, alors que se maintiennent actives violences et oppressions.

Temps accumulé sous d’autres formes. Les corps tombés s’étaient désormais répandus dans les autres mers. La répétition du temps perdu n’a pas tant nui au social qu’il l’a forcé à prendre d’autres formes. Les relations sont devenues monstrueuses.

La morue pourrait raconter l’histoire et le saumon pourrait ajouter quelques lignes, de même que le thon. Auparavant, il n’était question que des bateaux en surnombre, et de tous les filets brutaux, mais les changements en cours étaient plus profonds.

La promesse et la menace de la nouvelle ère géologique ont attiré notre attention sur le roc, mais ce n’est pas seulement la lithosphère qui importe. Les oreilles des poissons furent faites avec de minuscules pierres d’os enveloppées dans la vaisselle humide de leurs oreilles. Ces pierres développèrent de nouvelles couches chaque année, comme les cernes d’un arbre. Avec ces otolithes flottant sur les mers intérieures, les poissons écoutaient, mais, sans assez de vie, les récifs devinrent calmes et muets. Le poisson se mit à dériver à travers les mers silencieuses, ne sachant pas où s’arrêter, où rester.

Les pierres à l’intérieur des oreilles, à l’intérieur du poisson, à l’intérieur des récifs, étaient presque trop petites et trop nombreuses pour qu’on songe à y penser. À moins d’être au milieu de tout ce bruit. Puis, les corps argentés des poissons ont éclaté au fond du bateau, comme de l’eau, comme le nom d’un être aimé, comme du sel dans la gorge.

Pourquoi travailler dans le sillage de, avec ou à travers l’océan ? Bien sûr, il n’y a aucune raison d’être littéral ici – il existe de nombreuses façons de faire un travail de sillage, sans être à proximité de l’eau. Pourtant, l’océan peut nous inciter à penser différemment le temps, l’incarnation, la matérialité – il peut nous inciter à « renouveler la manière dont la violence est racontée », au-delà des notions de violence lente qui ont tellement captivé les humanités environnementales. Et bien sûr, il convient de mentionner que le capitalisme racialisé dépend à la fois de, et transforme fondamentalement l’océan ; l’océan refuse d’être une métaphore. L’océan est donc matériellement « un enregistrement toujours présent et toujours reformulé de l’inimaginable.3 »

Les mers devenaient progressivement acides et les poissons commençaient à faire de mauvais choix. Puis, après 420  millions d’années, les foreurs de pétrole sont venus chercher les cœlacanthes. Ils ont détourné leurs visages anciens des machines et ont regardé vers l’Antarctique, où la glace se fissurait. Les navires ont pu passer, façonnés comme rien d’autre dans la mer, et les poissons toujours ouvraient leurs horribles gueules sans mots.

Le plastique devint épidémique. Des nodules en plastique comme le sel, comme des étoiles, comme un million de petites pilules – ce qu’il faut pour créer un monde. Dérivant sur les dunes, tombant dans l’eau, mutant mais toujours présent. Plastique comme une douleur dans l’os. Avant le plastique était le pétrole. Avant le pétrole étaient les plus petites des vies.

Les baleines portaient leurs morts et leurs voix résonnaient à travers les mers, creusant des tunnels dans les eaux, créant des passages où le son pouvait voler plus rapidement. Quand les baleines sont mortes, leurs corps se sont transformés en pluie, les détritus se sont mis à couler sans jamais atteindre le fond de l’océan. Pris à l’intérieur d’autres corps qui ne connaissaient pas le goût du chagrin.

Comment intégrer la connaissance scientifique dans la pratique du travail de sillage, sans nier les violences auxquelles l’activité scientifique, au sens large du terme, a si souvent participé ? Travailler dans le sillage écologique doit faire plus que faire converser différentes formes de connaissances et de traditions intellectuelles, et pas non plus simplement tester les limites de la science pour parler le langage de la perte (bien qu’il puisse le faire aussi). Reconnaissant les asymétries de pouvoir entre les différentes façons de savoir, le sillage écologique provoque et met en pratique des formes de relation et de détection renouvelées, des expressions mutantes, des intuitions transgressives, des géo-biographies opaques, des citations et des situations porteuses de différences. Ces (re)productions difficiles se poursuivent, en suivant le désastre.

Coda

Nous ne pouvions pas voir les courants. Nous ne pouvions pas tenir les corps dans nos mains. Nous ne pouvions pas entendre. Nous ne pouvions pas compter. Nous ne pouvions pas lire les rochers. Nous n’avons pas pu enregistrer les radiations. Nous ne pouvions pas arrêter de fabriquer du plastique. Nous ne pouvions rien manger d’autre. Nous ne pouvions pas savoir ce que nous savions. Nous ne pouvions pas penser avec tout ce bruit.

Qui étions-nous ? Nous n’avons jamais été complets.

Nous avons pensé que nous pourrions peut-être nager.

Nous avons chacun nagé pour aller vers le rivage et maintenant il y a entre nous un océan.

Traduit de l’anglais (USA) par Frédéric Neyrat

1Sharpe, C., In the wake: On blackness and being, Duke University Press, 2016.

2Vergès, F. « Racial Capitalocene » in Johnson, G. T. and Lubin, A. (dir.). Futures of Black radicalism, 2017, Verso, p.  72-82.

3Tinsley, O.E.N., « Black Atlantic, Queer Atlantic: Queer Imaginings of the Middle Passage » in  GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies14(2-3), 2008, p.191-215.