80. Multitudes 80. Automne 2020
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Télétravail

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Lorsqu’en mai, Twitter annonce : « Si nos employés ont un rôle et une situation qui leur permettent de travailler de chez eux et qu’ils veulent le faire indéfiniment, nous rendrons cela possible », et lorsque Mark Zuckerberg surenchérit en clamant que Facebook veut devenir dans les dix ans « l’entreprise la plus en avancée du monde sur le télétravail », je m’interroge : serait-ce la nouvelle lubie des géants du numérique ? Ou ne serait-ce pas le signe d’une transformation plus profonde, touchant une vaste population, ou du moins l’ensemble des maîtres comme des serfs du capitalisme cognitif ? Car selon l’agence européenne Eurofound, plus d’un tiers des actifs européens ont « travaillé à la maison pour la première fois en conséquence de la pandémie de Covid 19 »… Et pour le coup, de façon un peu renversante : pas parce qu’ils l’auraient imposé à leurs chefs ou sous-chefs, comme hier pour avoir moins de transport ou s’occuper le mercredi de leurs enfants, mais à la demande de leur entreprise.

Se libérer des contraintes du lieu de travail, avec à la clef une réduction des déplacements professionnels, donc des émissions de gaz à effet de serre, c’est pas mal. Mais cela signifie-t-il la disparition de tout contrôle et de l’aliénation ? Du côté lumineux de la force, certains patrons vont peut-être lever le pied sur le flicage du temps dès lors que le boulot est accompli, comme chez les artisans du Moyen Âge. Et, je peux rêver, mieux respecter les femmes dont ils se moquaient du désir de passer plus de moments chez elles… Et puis le télétravail permet à des soignants ou des réparateurs d’agir à distance, jusque dans des coins où ils ne se rendaient jamais. Une plage se dégage pour la pédagogie à distance, pour le jeu aussi.

Mais est-ce forcément positif ? Côté obscur, le télétravail n’ouvre-t-il pas une voie pour faire de nous tous des précaires intellectuels (mal) rémunérés à la (toute petite) mission ? Ne va-t-il pas nous isoler encore plus, nous transformant en atomes désincarnés, sans machines à café pour s’amuser du petit chef ou refaire le monde à plusieurs ?

Le télétravail est une opportunité – d’exploitation surmultipliée comme d’émancipation. Mais il est aussi un révélateur. Lors du confinement, chacune a bien vu celles qui pouvaient et celles qui étaient dans l’impossibilité de télétravailler… Comment parler de télétravail pour des femmes seules devant s’occuper de leurs enfants toute la journée ? Pour des personnes sans-abri ou des familles à cinq dans un studio ? Ou pour les professions du soin et de l’accompagnement ? Pour celles et ceux qui ont découvert à la fois « l’invisibilité » et l’importance cruciale du travail de terrain pour leur confort quotidien ?

Au point que je me dis : ne serait-ce pas plutôt le concept même de travail qu’il faudrait revoir ? Pour valoriser notre capacité à « faire », sans nous enfermer ni dans les emplois ni dans les bureaux ou les ateliers ? Pour inverser le rapport de force entre l’offreur et le demandeur de travail ? Cela m’obsède, direz-vous, mais je perçois une voie qui va du télétravail à la liberté de choix, et de cette liberté à ce qui serait l’une de ses conditions : un revenu universel d’un montant suffisant.

[voir Apprentissage à distance, Invisibles, Revenu universel]