84. Multitudes 84. Automne 2021
Mineure 84. L’autre société des séries

L’héroïsation de l’immoralité dans les séries TV

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On a souvent exploité le spectre manichéen de la morale pour distinguer les héros de leurs antagonistes, mais nombre de récentes séries TV semblent mettre à mal cette dichotomie. La personne qui était traditionnellement identifiée comme l’antagoniste, pour sa négligence des codes moraux ou de l’intérêt général, est désormais le personnage principal des fictions. En effet, les héros traditionnels qui observaient avec rigueur le code du bien commun et de la morale établie ont fini par ennuyer une audience persuadée de connaître en amont toutes les décisions du personnage sacrificiel. Nous assistons dès lors, en tant que spectateurs, à des dilemmes affectifs désamorcés par la ruse stratégique de personnages volontiers autocratiques, dont l’un des modèles pourrait être la redoutable experte en relations publiques Olivia Pope et sa milice de « gladiateurs » dans la série Scandal (2012-2018).

Malgré leur génie stratégique, valorisé et mis en scène par la fiction, ces héros ou plutôt anti-héros se caractérisent le plus souvent par une souffrance existentielle et une solitude affective, ainsi qu’un manque de repères, notamment familiaux. D’où l’intérêt de distinguer ici l’anti-héros littéraire, dont la spécificité tient à son simple manque de qualité, de l’anti-héros de ces séries TV, dont les qualités tactiques et rhétoriques sont tout autant mises en avant que les vices moraux, appelant paradoxalement à la prise de recul quand on constate l’objet de fascination majeur qu’il devient.

Parallèlement, les opposants à ces anti-héros sont eux aussi devenus plus sanguinaires, puisque leur antagonisme est signifié par leur tendance à la perversion sadique, comme c’est le cas de Joffrey Baratheon (Game of Thrones), ou par le manque de considération pour le groupe auquel ils appartiennent, comme l’exemplifie Klaus Michealson au sein de sa fratrie (The Vampire Diaries). Il semble donc que le succès de ce type d’anti-héros informe d’un déplacement significatif – et potentiellement inquiétant – du système de valeurs communes.

De fait, beaucoup des séries TV d’aujourd’hui mettent en scène des personnages principaux qui glorifient le dépassement des vertus des morales traditionnelles, telles que la courtoisie, le courage ou l’autodiscipline. On pourrait craindre – et certains ne manquent pas de dénoncer le phénomène – qu’une consommation prolongée de ce type de divertissement ait pour conséquence un déclin de la déontologie des spectateurs. Plus profondément, toutefois, les dilemmes qu’affrontent les anti-héros reflètent les difficultés des interactions sociales modernes, dont l’enchevêtrement défie justement les jugements éthiques clairs et distincts. Se sentir obligé de se dissimuler derrière un masque social, participer avec anxiété au spectacle d’une comédie humaine qui s’édifie sur le principe insatiable du coup de théâtre, percevoir l’intégralité des relations à travers le prisme du rapport de force, être à la fois son plus fidèle adorateur et le plus dénigrant de ses détracteurs : toutes ces ambivalences caractérisent bon nombre de nos situations sociales. En mettant en scène des protagonistes tiraillés dans des directions contradictoires, les séries manifestent dès lors une certaine vérité de notre époque, davantage qu’elles n’en sanctionnent ou en précipitent la déchéance.

En cantonnant ces icônes immorales à un contexte de pur « divertissement », nous négligerions leur pouvoir effectif : en réalité, leurs faits et gestes fictionnels questionnent voire réorientent sans cesse nos réflexes et nos convictions. Nombre de séries contemporaines montrent à quel point il s’avère compliqué de tisser des liens de confiance, de faire communauté dans un monde survalorisant la figure du gagnant et de « l’entrepreneur de soi ». Elles nous invitent à élaborer un modèle plus incertain, qui peut certes se caractériser par une sorte de relativisme moral et une forme d’individualisme, mais qui permet surtout de prendre la mesure des enchevêtrements économico-socio-politiques de nos vies bien réelles. Le chaos social dépeint dans les séries peut en effet se lire comme un révélateur de la toxicité de notre quotidien, tel qu’il s’exprime par exemple au sein de la sphère Twitter ou de ses analogues sur les réseaux sociaux et ailleurs dans notre monde urbain, catalysant des lynchages humiliants ou des mises au ban critiquables.

Il est simpliste ou du moins insuffisant d’expliquer la surabondance de ces séries centrées sur de telles figures d’anti-héros par la mercantilisation d’une tendance de consommation télévisuelle qui romance le mal au point d’empêcher les spectateurs de porter un jugement critique sur la fiction et par conséquent, à terme, sur les aspects délétères de leur propre réalité. Le succès de ce type de protagonistes déclenche même parfois des phénomènes de paranoïa collective. Des discours critiques ne manquent pas de dénoncer leur valorisation des motifs martiaux les plus alarmants : l’urgence de protéger sa « famille » contre le reste du monde ; le climat de suspicion de tous envers toutes ; la difficulté de se faire des alliés stables ; le chantage omniprésent ou la trahison ubiquitaire. Les séries apparaissent sous ce regard moralisateur comme les porte-parole d’une idéologie belliqueuse dangereuse, voire comme une forme du soft power américano-britannique qui viserait à normaliser la brutalité.

Ces condamnations ne doivent toutefois pas nous empêcher de mesurer ce que ces séries et leurs anti-héros nous aident à percevoir des réalités de notre époque. L’addiction qui nous attache à ces « monstres » est compréhensible, car elle prend source dans nos craintes d’autodestruction, en régime de néolibéralisme en mode anthropocène. Toutes ces dangereuses figures asociales deviennent des martyrs – étymologiquement : des témoins, des révélateurs – que l’on plaint et que l’on cherche à comprendre : le misanthrope, le pessimiste, le manipulateur, l’assassin et le fou sont présentés comme des êtres tragiques, accablés par l’échec et le malheur, autant que par leur compétitivité exacerbée. Nous pouvons alors, à notre tour, exploiter cette narration victimaire pour nous-mêmes. Le succès même de ces héros négatifs, qui auparavant n’auraient été que de simples « méchants », des repoussoirs, révèle à quel point nous avons dû souvent choisir, faute de mieux ou par opportunisme, le danger et la méfiance comme prismes de survie en régime de capitalisme tardif.

La prospérité de ce type de séries peut toutefois être également expliquée par l’élan cathartique que le visionnage procure : Jax (Sons of Anarchy) devient par exemple un bouc émissaire qui nous offrirait la possibilité de nous indigner faussement face à ses mauvaises décisions. Le problème de ces héros négatifs tient à ce qu’ils présentent des actions répréhensibles et condamnables sur le plan moral comme nécessaires sur le plan existentiel (individuel) et donc comme acceptables selon les repères de l’idéologie individualiste. On peut ici penser à la rapidité avec laquelle le groupe de survivants de The Walking Dead décide de mettre à mort un adolescent dès lors que celui-ci a aperçu leur lieu de campement et risque donc d’alarmer les groupes ennemis. Dans le contexte de la fiction et du point de vue de l’homo survivor œconomicus, leur cruauté est rationnelle : nous pouvons certes condamner leur comportement depuis une moralité surplombante, à l’abri dans notre salon, mais c’est dans la difficulté des opérations de terrain qu’il faut trouver des solutions réalistes et satisfaisantes. Message : se montrer pur et respectable dans le confort d’un cadre pacifié et sans conflit n’a aucun mérite.

Le héros immoral et sa glorification ambivalente sur les écrans rendent compte d’une transformation des valeurs. Auparavant presque inexistantes, la douleur intérieure, plus ou moins masquée face à des actes douteux, et les crises de conscience des personnages centraux des histoires deviennent le cœur des séries TV, avec plus ou moins d’intensité selon les situations et les productions. Mais quel sens ce changement majeur peut-il avoir aujourd’hui pour les individus qui les regardent, pour les familles, les communautés et la société dans son ensemble ? Pour les scénaristes, les producteurs et les chaînes, s’agit-il de révéler un phénomène contemporain ou de faire de la propagande ? L’investissement émotionnel considérable des téléspectateurs face aux intrigues peut-il encourager une prise de conscience, ou n’est-il à l’inverse qu’une parfaite métaphore sociale de la position de voyeur impuissant qu’ils adopteraient ensuite dans leur vie de citoyen ? Complexe, la réponse varie selon les publics… et les séries elles-mêmes.