Stefano Harney et Fred Moten ont publié le livre intitulé The Undercommons. Fugitive Planning & Black Study en 2013 (Wivenhoe, Minor Composition), reconfigurant des articles parus dans différents contextes depuis le début des années 2000. Cet ouvrage a eu une influence quelque peu souterraine, mais de plus en plus considérable au fil du temps, et il s’impose dorénavant comme une référence majeure dans les réflexions radicales contemporaines au sein de l’univers anglophone. Il a été largement ignoré dans le monde francophone, et Multitudes, qui a beaucoup contribué à la réflexion sur les communs n’en a parlé que très récemment. Ce Hors-Champs a pour fonction de combler ce manque.
Nous avons sélectionné quelques passages du livre qui résonnent particulièrement avec les thèmes précédemment traités dans la revue, à la fois pour montrer certaines continuités entre The Undercommons et les pensées de l’opéraïsme italien, et pour faire sentir l’originalité de l’inspiration que les deux auteurs puisent dans la tradition du Black Radicalism. Cette sélection ignore volontairement une analyse décapante de la professionnalisation de l’université, contenue dans les chapitres 2 et 3 du livre et formulée dès le tout début des années 2000 (quoique plus actuelle que jamais).
Heureusement, une publication française de l’intégralité de ce (petit) ouvrage est prévue par la maison d’édition Brook, à partir d’une traduction collective en train de se faire lors d’ateliers réguliers, coordonnés par Léna Monnier, Melissa Tun Tun et Rosanna Puyol. La traduction proposée dans les pages qui suivent, indépendante de ces ateliers, a été l’occasion de tester les puissances et limites des traducteurs automatisés. Nous n’avons que minimalement amendé le résultat, pour faire apparaître dans le texte français quelques-uns des concepts-pivots de l’original anglais (settler, surround, policy, planning, etc.).
Nous n’avons pas cherché à masquer la résistance que cette écriture indissociablement philosophique, politique et poétique oppose à toute traduction. Selon les contextes, les traducteurs automatiques (DeepL et Google Translate) rendent ainsi le terme de undercommons par « sous-communs », « sous-fonds », « sous-domaines », « sous-ensembles », « sous-communautés », « sous-communes », « sous-communaux », mais aussi « laissés-pour-compte », « exclus », « sous-facteurs », « sous-commissaires » et « infidèles ». Cet erratisme rend moins compte de la bêtise des machines que de la richesse d’une écriture dont l’invention poétique déstabilise (unsettles) ses lecteur·es – les invitant à se méfier de toute compréhension trop rassurante, ébranlant leur illusoire souveraineté interprétative en les exposant à leur incomplétude individuelle.
Que la traduction française en cours de The Undercommons soit collective convient bien à des auteurs dont le prochain ouvrage, à paraître en 2020, s’intitulera All Incomplete. La brève sélection publiée en avant-goût dans les pages qui suivent, réalisée en dialogue avec le general intellect moissonné par les algorithmes, ne peut donc elle-même qu’afficher son évidente incomplétude. (Y.C.)
Politics surrounded : la politique encerclée
Dans son analyse anti-impériale classique des films hollywoodiens, Michael Parenti souligne la manière « renversée » dont les « médias d’illusion » (make-believe media) dépeignent le settlement colonial. Dans des films comme Drums Along the Mohawk (1939) ou Shaka Zulu (1987), le colon (settler) est dépeint comme entouré d’« indigènes », inversant, selon Parenti, le rôle de l’agresseur pour faire passer le colonialisme pour de l’auto-défense. En effet, l’agression et l’autodéfense sont inversées dans ces films, mais l’image d’un fort encerclé n’est pas fausse. En réalité, l’image fausse, c’est ce qui émerge lorsqu’une critique de la vie militarisée est basée sur l’oubli de la vie qui l’environne. Le fort était réellement encerclé (surrounded), il est toujours assiégé par ce qui l’entoure encore, le commun qui se trouve au-delà – avant et avant – ainsi qu’en dessous de l’enclosure. Le surround antagonise le camp en son milieu, tout en perturbant les faits sur le terrain avec un certain planning hors-la-loi.
Notre tâche consiste à assurer l’autodéfense du surround face aux dépossessions répétées et ciblées opérées par l’incursion armée des settlers. Mais même si c’est la violence acquisitive qui occasionne cette auto-défense, c’est le recours à la possession de soi face à la dépossession (c’est-à-dire le recours à la politique) qui représente le danger réel. La politique est une attaque permanente contre le commun – l’antagonisme général et génératif – depuis l’intérieur du surround.
Considérons le Parti des Panthères Noires pour l’Auto-défense, premiers théoriciens de la révolution du surround, les Noirs avant et avant, déjà là et à venir. Leur double engagement en faveur de la révolution et de l’auto-défense est né de la reconnaissance du fait que la préservation de la vie sociale des Noirs s’articule avec et au sein de la violence de l’innovation. Ce n’est pas une contradiction si la nouveauté (the new thing), qui se réclame toujours d’elle-même, vit déjà autour et au-dessous des forts, des postes de police, des autoroutes patrouillées et des tours des prisons. Les Panthers ont théorisé une révolution sans politique, c’est-à-dire une révolution sans sujet ni principe de décision. Contre la loi parce qu’ils généraient le droit, ils pratiquaient un planning permanent pour être possédés, désespérément et optimistiquement et incessamment endettés, s’adonnant à une étude contrapuntique inachevée de et dans la richesse commune, la pauvreté commune ainsi que la blackness du surround.
L’autodéfense de la révolution est confrontée non seulement aux brutalités, mais aussi à la fausse image de l’enclosure. La dure matérialité de l’irréel nous convainc que nous sommes encerclés, que nous devons prendre possession de nous-mêmes, nous corriger, rester dans l’urgence, sur une base permanente, établis (settled), déterminés, ne protégeant qu’un droit illusoire à ce que nous n’avons pas, que le settler prend pour et comme les communs. Mais dans le moment des droits, les communs sont déjà partis dans le mouvement du et vers le commun qui les encercle, eux et leur enclosure. Ce qui reste, c’est la politique, mais même la politique des communs, de la résistance à l’enclosure, ne peut être qu’une politique de fins, une rectitude dirigée vers la fin régulatrice du commun. Et même lorsque l’élection gagnée s’avère avoir été perdue, et que la bombe explose et/ou échoue à exploser, le commun persévère comme une sorte d’ailleurs, ici, autour, sur le terrain, encerclant des faits hallucinogènes. Pendant ce temps, la politique continue à jouer aux petits soldats, prétendant défendre ce qu’elle n’a pas enclos, enclosant ce qu’elle ne peut défendre, mais seulement mettre en danger.
Le settler, s’étant établi pour la politique, s’arme au nom de la civilisation, tandis que la critique initie l’auto-défense de ceux d’entre nous qui voient de l’hostilité dans l’union civile entre l’établissement colonial et l’enclosure. Nous disons, à juste titre, si nos yeux critiques sont assez aiguisés, qu’il est mal et pas cool d’avoir une place au soleil dans la sale minceur de cette atmosphère ; cette maison que le shérif construisait est au cœur d’une zone des retombées. Et si nos yeux portent leur acuité plus loin, nous suivons la police pour pouvoir leur faire un procès. Après avoir cherché la politique pour l’éviter, nous nous mettons à côté les uns des autres, pour être hors de nous, parce que nous aimons la vie de nuit qui n’est pas une bonne vie. La critique nous fait savoir que la politique est radioactive, mais la politique est la radiation de la critique. Il importe donc de savoir combien de temps nous devrons nous y livrer, combien de temps nous devrons être exposés aux effets mortels de son énergie antisociale. La critique met en danger la socialité qu’elle est censée défendre, non pas parce qu’elle pourrait se retourner vers l’intérieur pour nuire à la politique, mais parce qu’elle se tournerait vers la politique et ensuite vers l’extérieur, depuis le fort vers son surround – si l’on ne pouvait pas compter sur la préservation, qui est donnée pour célébrer ce que nous défendons, la force sociopoétique dont nous nous enveloppons étroitement, puisque nous sommes pauvres. Démanteler notre critique, nos propres positions, nos fortifications, c’est de l’auto-défense alliée à l’auto-préservation. Ce démantèlement vient en mouvement, comme un châle, l’armure de la fuite. Nous courons à la recherche d’une arme, et nous continuons à courir pour chercher à la lâcher. Et nous pouvons la lâcher, parce que, aussi armé soit-il, aussi dur soit-il, l’ennemi auquel nous faisons face est également illusoire.
Une dévotion inconditionnelle à la critique de cette illusion nous illusionne. Dans la ruse de la politique, nous sommes insuffisants, rares, attendant dans des poches de résistance, dans des cages d’escalier, dans des ruelles, en vain. La fausse image et sa critique menacent le commun avec la démocratie, qui est toujours à venir, de sorte qu’un jour, qui ne sera jamais à venir, nous serons davantage que ce que nous sommes. Mais nous le sommes déjà. Nous sommes déjà là, en mouvement. Nous en avons vu d’autres. Nous sommes plus que de la politique, plus qu’établis, plus que démocratiques. Nous encerclons la fausse image de la démocratie pour la déstabiliser (unsettle). Chaque fois qu’elle essaie de nous enclore dans une décision, nous sommes indécis. Chaque fois qu’elle essaie de représenter notre volonté, nous refusons de vouloir. Chaque fois qu’elle essaie de s’enraciner, nous sommes partis (parce que nous sommes déjà ici, en mouvement). Nous interrogeons et nous parlons et nous jetons le sort auquel nous sommes soumis, qui nous dit ce qu’il faut faire et comment nous serons mis en mouvement, ici, où nous dansons la guerre de l’apposition. Nous sommes dans une transe qui est en dessous et autour de nous. Nous la traversons et elle se déplace avec nous, loin au-delà des établissements coloniaux (settlements), loin au-delà du redéveloppement, là où la nuit noire tombe, où nous détestons être seuls, de retour à l’intérieur pour dormir jusqu’au matin, boire jusqu’au matin, planifier jusqu’au matin, comme l’étreinte commune, juste dedans et autour, dans le surround.
Dans la lumière claire et critique du jour, des administrateurs illusoires murmurent notre besoin d’institutions, et toutes les institutions sont politiques, et toute politique est correctionnelle, et il semble donc que nous ayons besoin d’institutions correctionnelles dans le commun, pour l’établir, pour nous corriger. Mais nous ne nous laisserons pas corriger. D’ailleurs, incorrects comme nous le sommes, nous ne faisons nullement « problème ». Nous ne voulons pas être corrects, et nous ne serons pas corrigés. La politique propose de nous rendre meilleurs, mais nous étions déjà bien, dans la dette mutuelle qui ne peut jamais être effacée pour le mieux. Nous nous devons les uns aux autres de falsifier l’institution, de rendre la politique incorrecte, de donner le démenti à notre propre détermination. On se doit l’indéterminé. Nous nous devons tout les uns aux autres.
Une abdication de la responsabilité politique ? OK. Peu importe. Nous sommes juste anti-politiquement romantiques en ce qui concerne la vie sociale existante. Nous ne sommes pas responsables de la politique. Nous sommes l’antagonisme général envers la politique qui se profile à l’extérieur de toute tentative de politisation, de toute imposition d’auto-gouvernance, de toute décision souveraine et de sa miniature dégradée, de tout État émergent et de tout home sweet home. Nous sommes disruption et consentement à la disruption. Nous préservons les bouleversements. Envoyés pour accomplir par abolition, pour renouveler en désétablissant (unsettling), pour ouvrer l’enclosure dont l’incommensurable vénalité est inversement proportionnelle à sa superficie réelle, nous avons encerclé la politique. Nous ne pouvons pas nous représenter nous-mêmes. Nous ne pouvons pas être représentés. […]
La gouvernance et la démocratie
La gouvernance fonctionne par l’apparente auto-génération des intérêts. Contrairement aux régimes de souveraineté antérieurs, il n’y a pas d’intérêt prédéterminé (pas de nation, pas de constitution, pas de langage) à réaliser collectivement. Les intérêts sont plutôt sollicités, offerts et accumulés. Mais c’est un moment si proche de la vie, de la vitalité, du corps, si proche du désintéressement, que l’imposition de l’auto-management devient impérative. Cette imposition, c’est la gouvernance.
La gouvernance devient alors le management de l’auto-management. La génération d’intérêts apparaît comme une richesse, une abondance, un potentiel. Elle cache le gaspillage de l’immatériel premier et de sa reproduction dans la pléthore de ses conférences, de ses consultations et de ses mains tendues associatives. En effet, au sein de l’entreprise, l’auto-management se distingue de l’obéissance par la génération de nouveaux intérêts relatifs à la qualité, au design, à la discipline et à la communication. Mais avec l’implosion du temps et de l’espace dans l’entreprise, avec la dispersion et la virtualisation de la productivité, la gouvernance en arrive à manager l’auto-management, non pas par le haut, mais par le bas. Ce qui se présente alors n’est peut-être pas de la valeur d’en bas, comme l’appelle Toni Negri, mais de la politique d’en bas, de sorte que nous devons nous méfier des grassroots et être suspicieux à l’égard de la communauté. Quand ce qui émerge d’en bas, ce sont des intérêts, quand la valeur d’en bas devient politique d’en bas, l’auto-management s’est réalisé, et la gouvernance a fait son travail. […]
La gouvernance est la mise au travail de la démocratie. Quand la représentation devient l’obligation de tous, quand la politique devient le travail de tous, la démocratie est mise au labeur. La démocratie ne peut plus promettre le retour de ce qui a été perdu sur le lieu de travail, mais devient plutôt elle-même un prolongement du lieu de travail. Et même la démocratie ne peut pas contenir la gouvernance, mais n’est qu’un outil dans sa boîte. La gouvernance est toujours générée, toujours organique à toute situation. La démocratie est mal à l’aise dans de nombreuses situations, et il faut y travailler, la faire paraître aussi naturelle que la gouvernance, la mettre au service de la gouvernance.
Parce que la gouvernance est l’annonce de l’échange universel. L’échange par la communication de toutes les formes institutionnelles, de toutes les formes de valeur d’échange les unes avec les autres, est l’énonciation de la gouvernance. L’hôpital parle à la prison qui parle à l’université qui parle à l’ONG qui parle à l’entreprise par le biais de la gouvernance, et pas seulement les unes aux autres, mais aussi les uns à propos des autres. Tout le monde sait tout sur notre biopolitique. C’est la perfection de la démocratie sous l’équivalent général. C’est aussi l’annonciation de la gouvernance comme réalisation de l’échange universel sur la base du capitalisme.
La gouvernance et la criminalité – la condition d’être sans intérêts – en arrivent à se rendre mutuellement possibles. Que signifierait la lutte contre la gouvernance, contre ce qui peut produire la lutte par la germination des intérêts ? Quand la gouvernance est comprise comme la criminalisation du fait d’être sans intérêts, comme une régulation instaurée par la criminalité, là où la criminalité est cet excès laissé par la criminalisation, alors une certaine fragilité émerge, une certaine limite, une imposition incertaine émanant d’une pulsion plus forte, dont la simple prononciation du nom est devenue encore une fois trop noire, trop forte en elle-même.
Le planning et la policy
Ce que nous appelons policy, c’est la nouvelle forme que prend le commandement au fur et à mesure que le commandement prend force. Il a été relevé qu’avec de nouvelles incertitudes quant à la manière et aux lieux d’où la plus-value est générée, quant à la manière et aux lieux d’où elle sera générée par la suite, les mécanismes économiques de la contrainte ont été remplacés par des formes directement politiques. Bien sûr, pour le sujet colonial, ce changement n’en est pas un, comme Fanon l’a compris ; et comme Nahum Chandler l’a souligné, le problème de la couleur raciale n’est ni une nouvelle ni une ancienne accumulation primitive. Le problème n’est rien d’autre que la façon dont la différence entre le travail et le capital demeure première par rapport à son reste, et est rendue abondante ou transformée en abondance. En outre, ce que nous appelons policy apparaît aujourd’hui non parce que le management a échoué sur le lieu de travail, où il prolifère comme jamais auparavant, mais parce que le management économique ne peut gagner la bataille qui sévit dans le domaine de la reproduction sociale.
Ici, le management rencontre des formes de ce que nous appellerons le planning qui résistent à tous ses efforts pour imposer une contrainte de rareté en s’emparant des moyens de la reproduction sociale. Dans les undercommons de la reproduction sociale, les moyens, c’est-à-dire les planificateurs, font toujours partie du plan. Et le plan est d’inventer les moyens dans une expérimentation commune lancée depuis n’importe quelle cuisine, n’importe quelle cour intérieure, n’importe quel sous-sol, n’importe quel hall, n’importe quel banc public, n’importe quelle fête improvisée, chaque nuit. Cette expérience en cours avec l’informel, réalisée par et sur les moyens de reproduction sociale, comme l’avenir des formes de vie, est ce que nous entendons par planning. Le planning dans les undercommons n’est pas une activité, comme pêcher, danser, enseigner ou aimer, mais l’expérimentation incessante qui prend pour objet la présence future des formes de vie qui rendent ces activités possibles. Ce sont ces moyens qui ont finalement été volés par le socialisme d’État – ils lui ont été volontairement abandonnés – dont la perversion du planning au nom de la planification a été un crime, dépassé uniquement par le déploiement de la policy dans le commandement économique que nous connaissons d’aujourd’hui. […]
Le planning est l’autosuffisance au niveau social, et il reproduit dans son expérience non seulement ce dont il a besoin, la vie, mais ce qu’il veut, la vie dans la différence, dans le jeu de l’antagonisme général. Le planning part de la solidité, de la continuité et du reste de cette autosuffisance sociale, bien qu’il ne s’arrête pas là après avoir placé tous ces mouvements complexes. Il commence, comme cette disruption du début, par ce que l’on pourrait appeler une préservation militante. Et ce sont-là ses moyens. La policy délègue à ceux qui le veulent bien, à ceux qui acceptent de le vouloir, le soin de briser ces moyens pour les contrôler – comme il fut autrefois nécessaire de dé-qualifier les ouvriers dans les usines en brisant leurs moyens de production. Et cela s’accomplit en diagnostiquant les planners. La policy dit que ceux qui se livrent au planning « ont un problème », un problème profond, ontologique. C’est la première impulsion de la policy en tant que commandement dispersé, député. Quel est leur problème ? Ils ne changeront pas. Ils n’accepteront pas le changement. Ils ont perdu l’espoir. C’est ce que disent les députés de la policy. Il faut leur donner de l’espoir. Ils doivent voir que le changement est la seule option. Par « changement », les députés de la policy entendent la contingence, le risque, la flexibilité et l’adaptabilité au terrain sans fondement du sujet capitaliste creux, dans le royaume de la soumission automatique qu’est le capital. La policy s’inscrit donc dans l’uniforme et l’uniformité exclusive et excluante de la contingence comme consensus imposé, qui dénie et en même temps cherche à détruire les plans en cours, les initiations fugitives, les opérations au noir de la multitude.
En tant que résistance d’en haut, la policy est un nouveau phénomène de classe parce que l’acte de promulguer des policies pour les autres, de catégoriser les autres comme incorrects, est en même temps une audition pour une économie post-fordiste qui, selon les députés, récompense ceux qui adoptent le changement mais qui, en réalité, les arrête en situation de contingence, de flexibilité, et de cette précarité administrée qui s’imagine immunisée contre ce que Judith Butler pourrait appeler notre précarité d’undercommons. Cette économie est alimentée par l’insistance constante et automatique sur l’externalisation du risque, par le placement de toute vie dans un risque imposé de l’extérieur, afin que le travail contre le risque puisse être moissonné sans fin.
La policy est la forme que prend l’opportunisme dans cet environnement, comme l’acceptation du caractère radicalement extra-économique, politique, du commandement aujourd’hui. C’est une démonstration de la volonté de contingence, de la volonté d’être rendu contingent et de rendre contingent tout ce qui nous entoure. C’est une démonstration destinée à nous séparer des autres, dans l’intérêt d’une universalité réduite à une propriété privée qui n’est pas la nôtre, qui est la fiction de notre avantage propre. L’opportunisme ne voit pas d’autre voie, n’a pas d’autre alternative que de se séparer par sa propre vision, par sa capacité à voir l’avenir de sa propre survie dans cette tourmente contre ceux qui ne peuvent imaginer survivre dans cette tourmente (même s’ils doivent le faire à tout moment). Ceux qui survivent à la brutalité de la simple survie sont accusés par la policy de manquer de vision, d’être coincés dans un mode de vie essentialiste et, dans les cas les plus extrêmes, d’être sans intérêt, d’une part, et incapables de désintéressement, d’autre part. Chaque énoncé de policy, quels qu’en soient l’intention et le contenu, est avant tout une démonstration de la capacité d’une personne à être proche du sommet de la hiérarchie de l’économie post-fordiste.
En tant qu’opération d’en haut destinée à briser les moyens de reproduction sociale et à les rendre directement productifs pour le capital, la policy doit d’abord tenir compte du fait que la multitude est déjà productive pour elle-même. Cette imagination productive est son génie, sa tête collective, impossible et pourtant matérielle. Et c’est un problème parce que des plans sont en cours, des opérations s’exécutent au noir, et c’est dans les undercommons que toute l’organisation se fait. La multitude utilise chaque moment tranquille, chaque coucher du soleil, chaque moment de préservation militante, pour faire ensemble des plans, pour les lancer, pour composer (dans) son temps surréel. La policy peut difficilement nier directement ces plans, ignorer ces opérations, prétendre que ceux qui restent en mouvement doivent s’arrêter et avoir une vision ; elle peine à soutenir que les communautés de base qui s’évadent ont besoin de croire en l’évasion. Et si cela est difficile pour la policy, il en va de même pour l’étape suivante et cruciale, qui consiste à instiller la valeur d’une contingence radicale et à prescrire depuis le haut la participation au changement. Bien sûr, certains plans peuvent être rejetés par la policy – des plans hachurés plus foncés que bleus, du côté criminel, par amour. Mais la plupart d’entre eux requerront une autre approche pour commander. Comment alors la policy tente-t-elle de briser ces moyens, cette préservation militante, tout ce planning ? Après le diagnostic que les planners « ont un problème » vient l’ordonnance : aide et correction. La policy aidera. La policy aidera à élaborer le plan et, plus encore, elle corrigera les planners. La policy découvrira ce qui n’est pas encore théorisé, ce qui n’est pas encore totalement contingent et, surtout, ce qui n’est pas encore lisible. La policy, c’est la correction, qui s’impose par la violence mécanique sur les incorrects, les incorrigés, ceux qui ne savent pas chercher leur propre correction. La policy se distingue du planning en distinguant, d’un côté, ceux qui vivent dans la policy, qui réglementent et fixent les choses et, de l’autre côté, ceux qui vivent dans le planning et qui doivent être réglementés, réparés, fixés. C’est la première règle de la policy. Elle répare et fixe les autres. […]
Les planners sont statiques, essentiels, ils ne font que survivre. Ils ne voient pas clairement. Ils entendent des choses. Ils manquent de perspective. Ils n’arrivent pas à voir la complexité. Pour les députés, les planners n’ont aucune vision, aucun espoir réel pour l’avenir, juste un plan ici et maintenant, un plan actuellement existant. Ils ont besoin d’espoir. Ils ont besoin de vision. Ils ont besoin de lever les yeux au-dessus des plans furtifs et des lancements nocturnes de leurs vies désespérantes. Ils ont besoin de vision. Parce que, du point de vue de la policy, il fait trop sombre là-dedans, dans le cœur noir des undercommons, pour y voir clair. Vous pouvez entendre quelque chose, sentir quelque chose qui est présent à sa propre création. Mais les députés peuvent apporter l’espoir, et l’espoir peut élever les planificateurs et leurs plans, les moyens de reproduction sociale, au-dessus du sol, vers la lumière, hors de l’ombre, loin de ces sens obscurs. Les députés en fixent d’autres, non pas en leur imposant quelque chose d’extérieur, mais en leur imposant un soi, pour en faire un objet de contrôle et de commandement, que l’on soit considéré comme capable d’être soi-même ou non. Qu’ils manquent de conscience ou de politique, d’utopisme ou de bon sens, l’espoir est arrivé.
Avant qu’on leur ait apporté la lumière et une nouvelle vision qui devienne la leur, les planners deviendront des participants. Et les participants apprendront à rejeter l’essence pour la contingence, comme si le planning et l’improvisation, la flexibilité et la fixité, la complexité et la simplicité s’opposaient au sein d’une imposition que nous n’avons pas d’autre choix que d’habiter, comme une maison exilée où la policy séquestre sa propre imagination, pour se protéger les uns des autres. Il est crucial que les planners choisissent de participer. La policy est un effort de masse. Les intellectuels rédigeront des articles dans les journaux, les philosophes tiendront des conférences sur les nouvelles utopies, les blogueurs débattront et les politiciens feront des compromis, le changement étant la seule constante de la policy. Participer au changement est la deuxième règle de la policy.
L’espoir est une orientation vers cette participation au changement, vers cette participation en tant que changement. C’est l’espoir que la policy envoie comme du gaz lacrymogène dans les undercommons. La policy tente non seulement d’imposer cet espoir, mais aussi de le mettre en action. Ceux qui vivent de la policy ne le font pas seulement en invoquant la contingence, mais en surfant sur elle, et ce faisant, en la prouvant. Ceux qui vivent de la policy sont préparés. Ils sont lisibles et éligibles au changement, ils s’y exposent, ils s’y prêtent. La policy n’est pas tant une position qu’une disposition, une disposition à s’afficher. C’est pourquoi la principale manifestation de la policy est la gouvernance.
La gouvernance ne doit pas être confondue avec le gouvernement ou avec la gouvernementalité. La gouvernance est avant tout une nouvelle forme d’expropriation. C’est la provocation d’un certain type d’affichage, un affichage d’intérêts comme désintéressement, un affichage de convertibilité, un affichage de lisibilité. La gouvernance est une instrumentalisation de la policy, un ensemble de protocoles de députation, où l’on se met aux enchères en même temps qu’on parie sur soi-même, où le public et le privé se soumettent à la production post-fordiste. La gouvernance est la moisson des moyens de reproduction sociale mais elle apparaît comme les actes de volonté, et donc comme la pulsion de mort, des moissonnés. Comme le capital ne peut pas connaître directement l’affect, la pensée, la socialité et l’imagination qui constituent les moyens de reproduction sociale des undercommons, il doit les prospecter pour en extraire et en abstraire du travail. Cette prospection, qui est la véritable bio-prospection, cherche à briser une intégrité qui a été préservée par militance. La gouvernance, l’offre volontaire mais dissociative d’intérêts, la participation volontaire à la vie privée générale et à la privation publique, donnent au capital ce savoir, cette capacité de faire de la richesse. La policy émet cette offre, qui se manifeste violemment comme une provocation morale. Ceux appelés à corriger et ceux appelés à être corrigés convergent autour de cet impératif de soumission qui se joue constamment non seulement dans les établissements correctionnels que Foucault a analysés – les prisons, les hôpitaux, les asiles – mais aussi dans les entreprises, les universités et les ONG. Cette convergence se traduit non seulement dans les structures et les affects d’une guerre sans fin, mais aussi dans les procédures brutales et la procéduralité perpétuelle de la paix.
La gouvernance, malgré ses propres espoirs d’une universalité de l’exclusion, s’adresse aux intronisés, à ceux qui savent articuler leurs intérêts de manière désintéressée, à ceux qui votent et savent pourquoi ils votent (non pas parce qu’une personne est noire ou femme, mais parce qu’elle est intelligente), à ceux qui ont des opinions et veulent être pris au sérieux par les gens sérieux. En attendant, la policy doit toujours poursuivre la sphère quotidienne des plans secrets ouverts. La policy joue le curriculum de formation contre l’étude, le développement de l’enfant contre le jeu, le capital humain contre le travail. Elle joue le fait d’avoir une voix contre le fait d’entendre des voix, elle joue les amis en réseau contre l’amitié de contact. La policy joue la sphère publique, ou la sphère contre-publique, ou la sphère publique noire, contre l’occupation illégale de ce qui a été illégitimement privatisé.
La policy ne joue pas l’unique contre le grand nombre, le cynique contre le romantique, ou le pragmatique contre la personne à principes. Elle est simplement une vision sans fondement, tramée dans le tissu des settlers. Elle est contre toute conservation, tout repos, toute cueillette, toute cuisson, toute boisson et tout tabagisme, s’ils conduisent au marronnage. La vision de la policy est de briser les choses pour les réparer, de les faire progresser en les réparant, de fabriquer de l’ambition pour la donner à nos enfants. L’espoir de la policy est qu’il y aura davantage de policy, davantage de participation et de changement. Mais il y a aussi un danger dans toute cette participation, un danger de crise.
Quand ceux qui font des plans ensemble commencent à participer sans être fixés au préalable, cela mène à des crises. Une participation qui n’est pas pleinement entrée dans l’éclairage aveuglant de telles lumières, une participation dépourvue de familles et de responsabilité financière pleinement fonctionnelles, une participation sans respect pour l’état de droit, sans distance et ironie, sans soumission à la règle de l’expertise ; une participation trop forte, trop grosse, trop aimante, trop pleine, trop fluide, trop redoutable ; cela mène à la crise. Les gens sont en crise. Les économies sont en crise. Nous sommes confrontés à une crise sans précédent, une crise de participation, une crise de foi. Y a-t-il de l’espoir ? Oui, bien sûr, disent les députés, si nous pouvons nous serrer les coudes, si nous pouvons partager une vision du changement. Pour la policy, toute crise de productivité d’une contingence radicale est une crise de participation, c’est-à-dire une crise provoquée par la mauvaise participation de ceux qui font problème. C’est la troisième règle de la policy.
La logisticalité, ou les expédiés de la cale
Travailler aujourd’hui, c’est être de plus en plus sollicité de faire sans penser, de sentir sans émotion, de bouger sans friction, de s’adapter sans question, de traduire sans pause, de désirer sans but, de se connecter sans interruption. Il n’y a pas si longtemps, beaucoup d’entre nous disaient que le travail passait par le sujet pour exploiter nos capacités sociales, pour arracher plus de force de travail à notre travail. […] Mais aujourd’hui, nous sommes amenés à nous demander : pourquoi s’inquiéter du sujet, pourquoi passer par de tels êtres pour atteindre l’intellect général ? Pour le capital, le sujet est devenu trop encombrant, trop lent, trop sujet à l’erreur, trop contrôlant, sans mentionner le fait qu’il soit une forme de vie trop raréfiée, trop spécialisée. Pourtant, ce n’est pas nous qui posons cette question. C’est la question automatique, insistante et motrice du domaine de la logistique. La logistique veut se passer complètement du sujet. C’est le rêve de cette science capitaliste nouvellement dominante. C’est la pulsion de la logistique et des algorithmes qui alimente ce rêve, la même recherche algorithmique que Donald Rumsfeld citait dans son discours ridiculisé sur les inconnues, un discours de drone qui annonçait la conception d’une guerre de drones. Car les drones ne sont pas autopilotés pour protéger les pilotes américains. Ils sont autopilotés parce qu’ils pensent trop vite pour les pilotes américains.
Aujourd’hui, ce domaine de la logistique est à la poursuite de l’intellect général dans sa forme la plus concrète, c’est-à-dire dans sa forme potentielle, dans son informalité, quand n’importe quel temps, n’importe quel espace et n’importe quoi pourrait arriver, pourrait être la forme suivante, la nouvelle abstraction. La logistique ne se contente plus de diagrammes ou de flux, de calculs ou de prévisions. Elle veut vivre dans le concret lui-même, dans l’espace immédiat, le temps immédiat, la forme immédiate. Nous devons nous demander d’où lui vient cette ambition et comment elle a pu s’imaginer qu’elle pouvait habiter dans ou si près du concret, du monde matériel dans son informalité, dans la chose qui préexistait à toute chose. Comment se propose-t-elle d’habiter dans cette non-chose, et pourquoi ? […]
La conteneurisation elle-même représente ce que l’on devrait appeler la première vague d’innovation réglementaire de la logistique, qui va de pair avec la première vague de la financiarisation, laquelle est l’autre réponse aux insurrections auxquelles doit faire face le capitalisme, en alternative à la répression violente. En effet, la logistique et la financiarisation ont travaillé ensemble dans les deux phases d’innovation, la première portant sur la production à travers les corps, tandis que la seconde rénovait le sujet de la production. La financiarisation est peut-être la plus connue des deux stratégies de résistance à la rébellion, avec une première phase de vente des usines et des actifs de l’État, et une seconde phase de vente des maisons et des banques – dans les deux cas seulement pour les louer à crédit, dans une sorte de prêt sur gages globalisé. Cela a eu l’effet désiré de réorganiser tous les sujets attachés à ces objets mis en gage pour en faire des dossiers de crédit sur pattes et doués de la parole, qui contractent leur propre contagion financière, comme le suggèrent Randy Martin et Angela Mitropoulos de différentes façons, produisant finalement une entité hameçonnée aux affects financiers d’une façon qui en fait davantage un objet plus logistique qu’un sujet stratégique. […]
Mais d’où la logistique tient-elle donc cette ambition de relier corps, objets, affects, informations, informations, sans sujets, sans formalité des sujets, comme si elle pouvait régner souverainement sur l’indétermination informelle, concrète et générative de la vie matérielle ? La vérité, c’est que la logistique moderne est née comme ça. Ou plus précisément, elle est née à la fois dans la résistance contre et dans la conquête de cette ambition, de ce désir et de cette pratique de l’informel. La logistique moderne est fondée sur le premier grand mouvement de marchandises, des marchandises qui pouvaient parler. Elle a été fondée dans la traite négrière atlantique et contre l’esclave atlantique. En rompant avec l’accumulation pillarde des armées pour passer à l’accumulation primitive du capital, la logistique moderne a été marquée au fer rouge et définie par le transport de la main-d’œuvre marchandisée qui ne l’était pas, et qui ne le serait jamais, peu importe qui se trouvait dans cette cale ou dans le conteneur de ce navire. Depuis les équipages hétéroclites qui suivaient les sillages rouges de ces navires négriers, jusqu’aux prisonniers envoyés dans les colonies de settlers, aux migrations massives de l’industrialisation dans les Amériques, aux esclaves sous contrat de l’Inde, de la Chine et de Java, et jusqu’aux camions et bateaux qui traversent la Méditerranée ou le Rio Grande, sans oublier les billets allers simples depuis les Philippines vers les États du Golfe ou depuis le Bangladesh vers Singapour – la logistique a toujours été le transport de l’esclavage, pas du travail « libre ». La logistique demeure, aujourd’hui comme jadis, le transport d’objets qui est tenu par le mouvement des choses. Et le transport de choses demeure, aujourd’hui comme jadis, l’ambition irréalisable de la logistique. La logistique n’a pas pu contenir ce qu’elle avait relégué dans la cale. Elle ne le peut toujours pas. […]
Qu’en est-il de ceux qui n’étaient pas seulement du travail mais de la marchandise, pas seulement en production mais en circulation, pas seulement en circulation mais en distribution en tant que propriété, pas seulement en tant que propriété mais en tant que propriété qui se reproduit et se réalise elle-même ? Le point de vue d’aucun point de vue, partout et nulle part, de jamais et de l’avenir, de chose et de non-chose. Si l’on a pu penser que le prolétariat serait capable de faire exploser les fondations jusqu’au ciel, qu’en est-il de ce qui a été expédié en cale, de ce qui a été conteneurisé ? Que pouvait faire une telle chair ? La logistique dément à sa façon que nous n’ayons pas encore pu déterminer ce que peut la chair. Il y a une capacité sociale d’instancier encore et encore l’épuisement du point de vue comme undercommon ground, que la logistique sait être inconnaissable, qu’elle calcule comme une absence qu’elle ne peut pas avoir mais qu’elle désire toujours, qu’elle ne peut pas, mais désire, être ou, du moins, côtoyer, entourer : surround. La logistique sent cette capacité comme jamais auparavant – cet héritage historique des insurgés, cette historicité, cette logisticalité, de ceux qui ont été expédiés dans la cale.
La modernité est suturée par cette cale. Ce mouvement des choses, des objets non formés, des sujets déformés, des non-choses encore et déjà. Ce mouvement de non-choses n’est pas seulement l’origine de la logistique moderne, mais l’annonciation de la modernité elle-même, et pas seulement l’annonciation de la modernité elle-même, mais la prophétie insurgée que toute la modernité aura dans son cœur, dans sa propre cale, ce mouvement des choses, cette vie sociale interdite et hors la loi des non-choses. Les travaux de Sandro Mazzadra et Brett Neilson sur les frontières, par exemple, nous rappellent que la prolifération de celles-ci entre les États, au sein des États, entre les peuples, au sein des peuples, est une prolifération d’états dépourvus d’États. Ces frontières tâtonnent leur chemin vers le mouvement des choses, tapent sur les conteneurs, frappent dans les hospices, harcèlent les camps, crient après les fugitifs, cherchant tout le temps à juguler ce mouvement des choses, cette logisticalité. Mais cela échoue, les frontières n’arrivent pas à être cohérentes, parce que le mouvement des choses résiste à cette cohérence. Cette logisticalité ne sera pas cohérente. Elle est, comme le dit Sara Ahmed, une désorientation queer, l’absence de cohérence, mais non de choses, dans la présence émouvante de rien du tout. Comme nous l’enseigne Frank B. Wilderson III, l’impératif de l’improvisation est donc « de rester dans la cale du navire, malgré mes fantasmes de fuite ». Mais c’est dire aussi qu’il y a des fuites de fantaisie dans la cale du navire. […]
L’hapticalité, ou l’amour
Ne jamais se trouver du bon côté de l’Atlantique est un sentiment qui résiste à tout établissement, le sentiment d’une chose qui se désétablit (unsettles) avec les autres. C’est un sentiment qui, si vous l’accompagnez, produit une certaine distance par rapport aux établis (settled), par rapport à ceux qui se déterminent dans l’espace et le temps, qui se situent dans une histoire déterminée. Avoir été expédié, c’est avoir été déplacé par d’autres, avec d’autres. C’est se sentir chez soi avec les sans-abri, à l’aise avec les fugitifs, en paix avec les poursuivis, en repos avec ceux qui consentent à ne pas être un. Les choses hors-la-loi, interdites, intimes qui se trouvent dans la cale, la contagion conteneurisée, la logistique extériorise la logique elle-même pour vous atteindre vous-même, mais cela ne suffit pas pour épuiser les logiques sociales, la poésie sociale, qui passent à travers cette logisticalité.
Car même si certaines capacités – se connecter, traduire, s’adapter, voyager – se sont forgées dans l’expérience de la cale, elles n’en étaient pas l’objet. Comme le chante David Rudder, « notre façon de voter n’est pas notre façon de faire party ». Le terrible don de la cale a été de rassembler les sentiments dépossédés en commun, de créer un nouveau toucher (a new feel) parmi les undercommons. Auparavant, ce genre de toucher n’était qu’une exception, une aberration, un chaman, une sorcière, un voyant, un poète parmi d’autres, qui se sentait par l’entremise des autres, par l’entremise d’autres choses. Auparavant, sauf dans ces cas-là, le toucher était le mien ou il était le nôtre. Mais dans la cale, dans les undercommons d’un nouveau toucher, un autre type de sentiment (feeling) est devenu commun. Cette forme de sentiment n’était pas collective, n’était pas donnée à la décision, n’adhérait pas ou ne se rattachait pas à un settlement, à une nation, à un État, à un territoire ou à une histoire ; elle n’était pas non plus repossédée par le groupe, qui ne pouvait se sentir ni se toucher maintenant uni, réunifié dans l’espace et le temps.
Non, quand Black Shadow chante « Ressens-tu ce sentiment ? » (are you feelin’the feelin ?), il demande autre chose. Il s’interroge sur une façon de ressentir par l’entremise du toucher des autres, sur la sensation de sentir toucher les autres qui vous touchent. C’est le toucher d’insurrection de la modernité, sa caresse héritée, son langage de peau, son toucher de langue, son parler de souffle, son rire de mains. C’est le toucher qu’aucun individu ne peut soutenir, et qu’aucun État ne peut supporter. C’est le toucher qu’on pourrait appeler l’hapticalité.
L’hapticalité, le toucher des undercommons, l’intériorité du sentiment, le toucher donnant la sensation que ce qui est à venir est ici. L’hapticalité, la capacité du toucher par les autres, la capacité des autres à toucher à travers vous, la capacité d’un toucher qui les sent vous toucher, ce toucher de l’expédié de la cale n’est pas réglementé, du moins pas avec succès, par un État, une religion, un peuple, un empire, un morceau de terre, un totem. Ou peut-être pourrions-nous dire qu’ils sont tous maintenant recomposés dans le sillage des expédiés de la cale. Ressentir les autres par le toucher se fait sans médiation, c’est quelque chose d’immédiatement social, parmi nous, notre chose, et même quand nous recomposons la religion, elle vient de nous, et même quand nous recomposons la race, nous le faisons en tant que femmes et hommes de race. Ces choses refusées, nous les refusons d’abord, dans les contenus, parmi les contenus, couchés ensemble dans le navire, le wagon, la prison, l’hospice. La peau, contre l’épidermisation, sent le toucher (touching). Jetés ensemble, nous touchant les uns les autres, on nous déniait tout sentiment, on nous déniait tout ce qui était censé produire des sentiments, la famille, la nation, le langage, la religion, le lieu, le domicile. Bien que forcés de toucher et d’être touchés, de ressentir et d’être ressentis dans cet espace sans espace, bien que dépouillés de sentiments, d’histoire et de domicile, nous nous ressentons les uns les autres par le toucher (we feel (for) each other). Un toucher, un sentiment doté de sa propre intériorité, là sur la peau, l’âme non plus à l’intérieur mais exposée pour que tous l’entendent, pour nous émouvoir tous. La soul music est un médium de cette intériorité sur la peau, son regret est la complainte de hapticalité brisée, ses pouvoirs d’autorégulation, l’invitation à reconstruire ensemble une sentimentalité, à se sentir toucher à nouveau les uns les autres, à faire une party. C’est notre hapticalité, notre amour. C’est l’amour pour l’expédié, l’amour en tant qu’expédié de la cale.
Il y a un toucher, une sensation dont vous voulez davantage, qui vous libère. Marx s’est approché au plus près de l’antagonisme général quand il a dit « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », mais nous avons lu ceci comme la possession de capacités et la possession de besoins. Et si nous pensions à l’expérience de la cale comme la fluidité absolue, l’informalité, de cette condition de besoin et de capacité ? Et si la capacité et le besoin étaient constamment en jeu et que nous trouvions quelqu’un pour nous avoir dépossédé de sorte que ce mouvement soit notre héritage ? Ton amour me rend fort, ton amour me rend faible. Et si « l’entre les deux », le désir perdu, l’articulation, était ce rythme, cette expérience héritée de l’expédié de la cale dans les eaux tourbillonnantes de chair et d’expression qui pourrait se raccrocher en laissant la capacité et le besoin se recombiner constamment. S’il m’émeut, m’envoie, me met à la dérive de cette façon, parmi nous dans les undercommons. Tant qu’elle fait ça, elle n’a pas besoin d’être.
Qui sait où Marx a trouvé cet héritage de la cale, d’Aristote niant son monde d’esclave, ou de Kant parlant à des marins, ou de l’auto-érotisme bizarre de Hegel, ou simplement d’avoir été laid, sombre et fugitif. Comme le dit Zimmy, ange précieux, tu sais que nos deux ancêtres étaient esclaves, ce qui n’appelle aucune ironie. Ce toucher est la cale qui laisse aller (laisse : allez !) encore et encore, pour nous déposséder de nos capacités, pour nous remplir de besoin, nous donner la capacité de boucher (fill) le besoin, ce toucher (feel). Nous entendons le parrain et la vieille taupe nous appeler à devenir, quelles que soient les années que nous avons, des philosophes du toucher.
Love, S/F
Traduit de l’anglais (USA)
par Deep L & Yves Citton
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