79. Multitudes 79. Eté 2020
Majeure 79. Faire publics

Trajectoires de relocation du cinéma

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Alfredo

Bien que la salle de cinéma soit déjà pleine à craquer, à l’entrée une petite foule continue de pousser pour entrer. Dans la cabine de projection, Alfredo1 travaille, comme d’habitude, en compagnie du petit Totò. Le projectionniste a une idée : par le biais de miroirs, il intercepte le faisceau de lumière du projecteur destiné à l’écran pour le diriger vers la façade d’un immeuble dans la place faisant face à la salle. Et voilà que le film vit également sur les murs du grand bâtiment, et que la foule en attente peut donc y assister, enchantée. Un occupant de l’immeuble proteste, mais il finira par tomber sous le charme du spectacle. Un habitué du lieu tente de vendre des billets, avec l’excuse que la place lui appartient, mais il sera tout de suite ridiculisé. Tout le monde est fasciné par cette nouvelle magie. Néanmoins, d’un coup, un incendie éclate dans la cabine de projection. Les flammes dévorent rapidement les bobines, les affiches des murs, les meubles. Alfredo lutte pour étouffer l’incendie, mais, investi par le feu, il tombe. Totò, rentré dans la cabine de projection, transporte le projectionniste en bas des escaliers, jusqu’à la place où la foule s’est dispersée entre-temps. L’incendie continue, sans que personne ne puisse le dompter. La salle cinématographique est détruite. Alfredo, que les flammes ont frappé en plein visage, perd la vue.

C’est une des plus célèbres séquences de Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, Italie, 1988). Cette scène nous offre trois grandes métaphores :

1. le désir du cinéma de sortir de son lieu traditionnel, la salle, pour trouver d’autres environnements où faire vivre son expérience audiovisuelle. Il s’agit d’une tentation ancienne. Antonello Gerbi, en 1926, note : « Une projection exécutée sans toile, dans un espace vide, où irait-elle ? En apparence elle s’évaporerait dans l’air, elle se dissoudrait en une vague nébulosité lumineuse2 ». Il ajoute : « rien ne se perd dans l’Univers » : bien que dépaysés les personnages des films continueront à nous accompagner.

2. Le cinéma court le risque de mourir en quittant la salle. Le rayon lumineux est dévié de sa destination naturelle, l’écran, et voilà qu’un incendie dévale l’immeuble (le seul temple où le culte du visionnage doit être célébré) et aveugle Alfredo (l’officiant de ce rituel). Chercher des espaces nouveaux libérera des forces qu’aucun magicien, bien qu’expert, ne saura ensuite maîtriser.

3. Le cinéma peut renaître alors. En soustrayant aux flammes son père putatif et en le traînant vers la place, Totò agit presque comme Énée qui porte Anchise sur ses épaules, hors de Troie tombée sous le feu. Il est un sauveur (ce n’est pas un hasard si avec pour diminutif Totò, son nom complet est Salvatore Di Vita, « celui qui sauve la vie ») et quelqu’un qui garantit un futur (il deviendra un cinéaste célèbre). Le cinéma continuera à vivre : il trouvera même des territoires nouveaux dans lesquels se développer.

Un peu plus de vingt ans après le film de Giuseppe Tornatore et un peu moins de soixante ans après les événements qu’il raconte, la sortie du cinéma de son temple a eu lieu. L’écran de la salle s’est transféré sur de nombreux autres. Quatre dominent désormais le panorama médiatique, celui de la télévision au plasma ou aux cristaux liquides, celui de l’ordinateur ou des tablettes, celui du téléphone mobile et, enfin, les grands écrans ou les médias façades en led lumineux. Le cinéma est partout. Il survit en tant qu’offre télévisuelle, mais également comme fichier téléchargeable sur un réseau, comme œuvre conservée sur un DVD ou sur une clé USB, sous la forme d’un film entier, ou en pilules comme sur YouTube, même remonté comme dans le cas des mash-up ou des re-cut trailers, à consommer chez soi, présenté dans les transports en commun, transformé en installation artistique, à échanger entre fans. Le cinéma envahit notre horizon, proliférant dans ses interstices.

Les deux voies de la relocation

La sortie du cinéma de ses anciennes frontières semble suivre deux grandes voies. La première met au centre l’objet de la vision : le film. Par exemple, dans le train, je mets en fonction mon ordinateur portable ou mon iPad pour regarder un titre disponible en ligne : il faut se connecter et télécharger le fichier, pour avoir accès à un visionnage ne nécessitant pas une médiation comme celle offerte par un DVD – à moins d’avoir conservé mon film sur une clé USB. Par contre, j’ai choisi de visionner un titre que j’ai manqué il y a quelques mois et que je peux donc rattraper auprès d’une plateforme de téléchargement ou de visionnage en streaming. J’aurais pu trouver d’autres façons de tuer le temps : lire le journal, téléphoner à quelqu’un, causer avec mes copains de voyage. Au-delà de la différence, qui reste pourtant considérable, entre des images sans un support physique (dans le cas du réseau) et des images sur support physique (le DVD), dans les deux cas je pars du film « à voir ». Je me concentre sur ce qui apparaît à l’écran, cherche à saisir le fil d’une histoire, plonge dans le monde raconté. De cette manière, je ne suis plus un simple voyageur, je deviens également spectateur, presque comme si j’étais dans la salle que je n’ai pas pu fréquenter.

Néanmoins, la salle n’est pas là. Le film est là, mais pas l’environnement lié à une projection, entendu dans son sens institutionnel et disciplinaire, comme le lieu dans lequel se réunit un public, en opposition à un simple point de rassemblement d’une foule tumultueuse. Le lieu dans lequel je me trouve est l’exact opposé : avec ses bruits, son activité, ses allers-retours, il gêne ma tentative d’être spectateur. Aussi dois-je intervenir sur l’environnement pour l’adapter au visionnage. Je ne peux effectuer que quelques gestes minimaux : je me rapproche de l’écran jusqu’à ce qu’il occupe une grande partie de mon champ visuel, je mets les écouteurs pour couvrir le bruit de fond, j’émousse ce qui se déroule autour de moi. Le résultat est la création d’un espace pour moi, dans lequel il n’y a de la place que pour le film que je regarde et où le flux du monde extérieur semble suspendu. Il s’agit toutefois d’un espace imaginaire, dans lequel je trouve un refuge parce que je le veux, parce que je force la situation en y mettant du mien, et pas d’un espace physique prêt à l’emploi dans lequel je peux prendre place, comme la salle de cinéma. Le résultat de cette construction personnelle est inévitablement fragile et provisoire : il suffit que le contrôleur me demande le billet, ou que les voisins élèvent la voix ou, tout simplement, que le train arrive en gare pour que ma « bulle » se dissolve. L’expérience, confiée au seul objet du visionnage qui n’est plus soutenue par l’environnement, se fane d’un trait : je n’arrive plus à me sentir spectateur ; je redeviens simple voyageur. Je retire le DVD du lecteur ou j’arrête le fonctionnement de mon ordinateur portable ou de mon iPad.

La deuxième voie est exactement à l’opposé. L’expérience du cinéma se réactive loin de ses lieux canoniques non parce qu’un objet est disponible, mais plutôt parce qu’il y a un environnement qui lui est adapté. C’est ce qui se produit avec mon home cinema3. Ici, ce qui compte est de se retrouver face à un écran large, de profiter au mieux des images et des sons, d’être entouré de parois qui m’isolent de l’extérieur, de pouvoir baisser les lumières, de réussir à se relaxer sur le siège avec de la nourriture ou des boissons à portée de main. Mieux : ce qui compte est que ces conditions me sont données concrètement et que je ne dois pas les reconstruire avec mon imagination. Grâce à elles je rejoins sans effort cet isolement par rapport à l’extérieur et cette focalisation sur les images et sur les sons qui me font me sentir comme au cinéma. Il s’agit donc d’un « comment » qui déclenche l’expérience du cinéma avant même de voir. Le film objet de mon regard peut changer, sans que change le registre de l’expérience. La taille de l’écran, l’obscurité diffuse, la suspension de la réalité environnante font que je regarde aussi bien film à effets spéciaux, que série, que match de foot, non pas comme l’on regarde habituellement une émission de télé, de manière distraite et discontinue, mais comme l’on regarde un film, concentré et attentif4.

Si la première forme de relocation [déplacement dispersif] me confiait un objet, le film, tout en m’obligeant à agir sur un environnement de réception, ici je retrouve un environnement approprié au film et je peux moduler l’objet à souhait. Et pourtant mon travail d’adaptation de l’objet à la situation ne tient pas toujours. Il suffit par exemple que se réveille en moi le désir de soutenir mon équipe et que, au lieu de rester confortablement installé dans mon fauteuil, je commence à réagir comme au stade, pour que la dimension cinématographique de l’expérience s’efface : confiée exclusivement à des éléments environnementaux, elle commence à céder. Je suis désormais debout, j’agite notre écharpe et je chante notre hymne : j’ai cessé d’être spectateur.

Delivery, installation

Deux voies, donc. Le cinéma se disperse en rendant disponible dans d’autres lieux ce que je veux voir, ou en proposant ailleurs les conditions optimales dans lesquelles le voir. Dans le premier cas, l’objet de la vision m’est livré à l’endroit même où je me trouve à un moment donné ; dans le second, un environnement pour le visionnage est mis en place là où c’est possible. D’un côté, il s’agit d’une delivery [livraison] ; de l’autre, d’une nouvelle organisation de l’espace, une installation [setting]. Chacune des deux voies a une histoire.

Les processus de delivery commencent déjà dans les années 1960, lorsque la télévision offre la possibilité de visionner des films, grâce à des rendez-vous très célèbres, comme aux États-Unis le Saturday Night at the Movies. Il s’agit d’un hébergement intéressé à faire croître moins le public de cinéma que l’audience télévisuelle. Et d’un hébergement pas toujours respectueux : le film est interrompu par la publicité, est contraint dans un espace préfixé qui comporte souvent la suppression de scènes ; et souvent il est distribué sur deux rendez-vous hebdomadaires, ce qui fait que le film est parfois coupé en deux. Néanmoins, il s’agit aussi du premier pas d’une migration du cinéma vers de nouveaux territoires, suivi dans la moitié des années 1970 de l’arrivée de la télévision par câble avec ses chaînes spécifiques. La première compagnie est la HBO qui commence à diffuser des contenus de qualité : films et sport. En 1976, elle est suivie par Showtime et en 1977 par la superstation WTCG-TV (ensuite WTBS) de propriété de Ted Turner ; l’une s’associera en 1983 avec The Movie Channel, l’autre rachètera en 1986 les droits de la collection de MGM et en 1987 une grande partie de ceux de la RKO. À son tour, en 1980, HBO créé une chaîne entièrement consacré au cinéma, Cinemax, qui promeut également les nouvelles productions. Le film trouve ainsi une demeure sur l’écran de télévision. Dans la même année de l’entrée en scène de la télévision par câble ou satellite, un autre instrument de delivery apparaît en 1975 avec le magnétoscope et ses deux standards en compétition : le VHS de JVC et le Betamax de Sony créent un large marché de films en cassette, à acheter ou louer dans des magasins spécialisés pour les regarder chez soi à tout moment – en choisissant de visionner peut-être juste quelques séquences, accélérant ou ralentissant le déroulement, revenant en arrière, avançant image par image. Le VCR force le cinéma à se débarrasser de la temporalité rigoureuse de la salle en lui offrant en échange de nouvelles possibilités de circulation. Le DVD, à partir des années 1990 et surtout Internet, dans la première décennie du nouveau millénaire, vont compléter cette trajectoire : le visionnage va acquérir d’autres traits, plus complexes, mais en même temps le film, comprimé sur une disquette et téléchargeable à tout moment et en tout lieu, devient extrêmement accessible.

L’agencement d’environnements [setting] qui rappellent le cinéma suit une histoire parallèle. À partir des années 1960, les musées et spécialement ceux d’Histoire Naturelle, commencent à remplacer les vitrines ou les dioramas classiques par des écrans présentant des images en mouvement. Les commerces suivent la même voie, pour rendre la marchandise plus attrayante. Mais c’est la ville elle-même qui, à l’approche de la fin du XXe, devient de plus en plus un espace d’exhibition : les grandes affiches laissent la place à des images en mouvement, les panneaux d’affichage adoptent l’animation ; les gares, les salles d’attente sont envahies par les écrans ; et les murs deviennent des media façades. Enfin cette double transformation investit les foyers : ils englobent dans leurs équipements domestiques des instruments de communication et de divertissement : chaîne hi-fi, télécopie, imprimante, console pour les jeux vidéo, écrans au-dessus des 30 pouces – jusqu’à arriver au home cinema, dernier de ces gadgets.

Ce double processus de relocation par delivery et installation est donc né au siècle dernier. Mais les médias du nouveau millénaire lui donnent une puissance accrue. D’un côté, une série de dispositifs visent à dématérialiser la distribution du contenu, à le « transporter » électroniquement : non seulement le lecteur DVD de table ou portable, mais aussi les tablettes numériques et les smartphones servent à rendre disponibles toutes sortes de textes, images et sons, partout et à tout moment, pour les utilisateurs qui le demandent. Il s’agit de médias extrêmement flexibles, c’est-à-dire prêts à correspondre aux exigences de ceux qui en font un usage. De plus, ils sont relativement neutres, car ils hébergent le matériel sans le forcer à l’intérieur de leurs paramètres. Et, finalement, ils sont aussi, d’une certaine manière, interchangeables, c’est-à-dire capables de s’activer également à la place d’autres dispositifs. Pour ces raisons, ils prennent leurs distances avec un passé même récent, où c’était l’utilisateur qui s’adaptait à l’outil (le spectateur de cinéma se pliait aux exigences de la projection), où les médias et les contenus étaient solidement liés (chaque texte présent sur un journal devenait une actualité) et où chaque médium valait pour soi-même (la radio et la télévision n’étaient pas que deux appareils, mais aussi deux mondes différents). Face à une augmentation effrénée des matériaux en circulation et face à la nécessité croissante de les utiliser dans plusieurs situations, ces médias visent à faire parvenir ce dont on a besoin de manière la plus directe et, tout à la fois, la plus ciblée possible. Ils donnent ainsi lieu à ce que David Morley appelle un « système de distribution personnalisée des médias » (« personalised media delivery system ») grâce auquel chacun peut, fondamentalement, avoir ce qu’il veut dans chaque situation.

De l’autre côté, nous avons une série de dispositifs qui travaillent, pour ainsi dire, dans le sens inverse. Au lieu de transporter des contenus, ils préparent des environnements dans lesquels l’utilisateur peut entrer. Je pense aux jeux vidéo qui m’engloutissent dans un univers imaginaire ; mais aussi la réalité augmentée qui redessine le territoire concret que je suis en train de traverser. Dans chaque cas, un monde prend forme, dans lequel je peux plonger et avec lequel je peux interagir : il s’agit de véritables « environnements pour l’expérience » au sens où ils mettent à disposition un lieu permettant littéralement de le « vivre ». La logique qui les anime est la même que celle des parcs à thème, où le visiteur plonge dans une nouvelle réalité ; la simulation, ici, peut atteindre des sommets, comme avec la Wii, qui transforme mon salon tantôt en un court de tennis, tantôt en un ring.

La scission de l’expérience du cinéma

Cette double opération permet au cinéma de conquérir une tranche plus large de territoire. Les films arrivent partout et la façon classique de les consommer est proposée dans des lieux différents. Mais l’expérience traditionnellement unitaire du cinéma est désormais scindée en deux. Pendant de longues années, le cinéma a été à la fois quelque chose à voir et une modalité de visionnage. Il a été une série de films et il a été un équipement (projecteur, écran, salle). Le fait que l’on mette le centre soit sur l’objet, laissant l’environnement inachevé, soit sur l’environnement, laissant indéfini l’objet, introduit une fracture profonde entre le « quoi » et le « comment ».

Lorsque dans les années 1920 les Movie Palaces et les Atmospheric Theatres exaltaient le lieu de la consommation avant la pellicule qui y serait projetée. C’est d’abord l’environnement qui nous dit ce qu’est le cinéma – la capacité du monde de se faire spectacle, la mise en scène de la superficialité et l’extériorité typiques des modes de vie nouveaux5. Au contraire, lorsqu’entre le 28 octobre et le 30 décembre 1934 Iris Barry présente une série de films sous l’étiquette The Motion Picture, 1914-1934 au Wadsworth Atheneum de Hartford, Connecticut et, surtout, lorsqu’environ un an après elle réplique une grande partie de son programme au MoMa de New York6, ce qui est mis au centre est l’objet de l’expérience filmique. Iris Barry a tellement conscience que la modalité par laquelle les films sont présentés a un poids que, dans la première fiche du programme du MoMa, pour introduire The Execution of Mary Queen of Scots, elle rappelle que ce film était destiné aux peep-show (le kinétoscope), et qu’il sera projeté sur l’écran seulement par la suite7. Mais le cinéma, pour elle, est surtout une collection d’œuvres ayant leur valeur intrinsèque consistant dans les modalités du tournage, dans la façon par laquelle elles sont racontées, jouées. Cette valeur s’affirme quelle que soit la manière ou le lieu dans lequel les œuvres sont consommées : d’où sa décision de montrer même des simples fragments8 et surtout le choix de présenter les films dans un musée d’art. Dans cet espace vraisemblablement inapproprié, la complétude artistique des films peut, au contraire, ressortir d’autant mieux.

Ainsi, même dans sa période classique, le cinéma s’identifie soit à une modalité de visionnage (que semble souligner la superficialité du monde devenu spectacle), soit à un objet à visionner (qui, au contraire, semble souvent doué d’une profondeur intrinsèque). À cheval entre les années 1919 et 1920, Louis Delluc, qui conduit en France une bataille systématique pour les films de qualité, nous offre également des analyses soignées des différents cinémas de Paris, des caractéristiques de chacun et de ses publics9. Et Robert Desnos, parmi les plus fins critiques des années vingt, ne dédaigne pas de décrire ce qui lui arrive lorsqu’il regarde un film au milieu du public10.

La relocation du cinéma brise cette unité du public. Aujourd’hui, l’identification du cinéma soit avec quelque chose donné à voir, soit avec une qualité du visionnage, liée surtout au lieu, tend à devenir exclusive. La publicité de la distribution des nouveaux media ou des nouveaux media-environnements le montre. Il y a quelques années, la page d’accueil de Blockbuster11 présentait en haut une fenêtre dans laquelle des indications concernant les films en salle alternaient avec des indications concernant la disponibilité des films pour la location et des indications concernant les modalités d’achat des films à la demande ; plus bas nous avions quatre bandeaux horizontaux alignant une série d’affiches, consacrés respectivement aux « DVD Spotlights », aux films encore en programmation en salle, aux « news releases » et enfin aux films à venir (« Coming soon ») ; tous les titres offerts pouvaient être loués ou achetés en DVD ou Blue-Ray, mais étaient également disponibles pour le téléchargement payant. Ici, le cinéma était réduit à une archive d’œuvres auxquelles on a accès – la question d’où et comment les voir n’a pas d’importance.

Sur la page d’accueil d’une compagnie californienne spécialisée dans l’installation de home cinema, la Elite Home Theater Architects12, une légende récitait : « We duplicate the exhilaration of attending a live concert and of going to the movies, in the comfort of your home » ; dans les pages suivantes, plusieurs modèles de home cinema sont présentés, avec des références très générales aux films que l’on pourra y visionner. Dans ce cas, le cinéma est une modalité de visionnage, indépendamment de ce que l’on choisira de regarder.

Il ne manque pas de moments où les deux faces se rapprochent. La page d’accueil de Netflix13 représente une famille, dans son salon, face à un écran, mais les annonces verbales soulignent l’immédiateté et la simplicité d’accès aux films : « Visionnez en streaming instantanément de l’Internet vers votre ordinateur et télévision » et « regardez aussi souvent que vous le souhaitez, à tout moment ». L’image offerte par Netflix signale également la nostalgie pour une forme traditionnelle de consommation, qui ne pourra peut-être pas revenir : elle est désormais une parmi les autres, n’étant plus la seule.

Le cinéma tend à devenir soit un objet, soit une modalité. La conséquence est inévitablement lourde : l’expérience du cinéma se dirige vers une bifurcation. Il s’agira d’expérience filmique, si elle porte sur le « que » voir, ou expérience cinématographique, si elle porte sur le « comment » voir. Deux types de rencontre, deux modes d’agir ; deux formes de plaisir. D’ailleurs, nous l’avait déjà annoncé Roland Barthes : « Je ne puis jamais, parlant de cinéma, m’empêcher de penser «salle», plus que «film» 14 ». Son amour était pour la salle, dans laquelle il pouvait littéralement « décoller », au lieu d’être pour le film à l’écran, auquel il devait s’« encoller ».

Traduit de l’italien par Marta Boni,
revue par Anne Querrien & Jacopo Rasmi

1 Ce texte présente une brève section du livre La galassia Lumière. Sette parole chiave per il cinema che viene (Milan, Bompiani, 2015) qui fait actuellement l’objet d’un projet d’édition française chez l’éditeur Mimesis. Sa première traduction a été menée dans le cadre d’une conférence.

2 Gerbi A., 1926, « Iniziazione alle delizie del cinematografo », Il Convegno, (7), n. 11-12, 25 novembre, p. 846.

3 Voir au moins Klinger, B., 2006, « The New Media Aristocrats », in Beyond the Multiplex. Cinema, the New Technologies, and the Home, Berkeley, University of California Press, p. 17-53.

4 Pour une distinction des modalités de visionnage au cinéma, cf. l’opposition de gaze et glance, Ellis, J., 1982, Visibile Fictions, London, Routledge, et l’opposition de viewing et monitoring, voir Cavell. S., 1982 in « The Fact of Television », Daedalus, Fall (désormais in Cavell on Film, Albany, Suny Press, 2005, p. 59-85).

5 Voir Kracauer, S., « Cult of Distraction. On Berlin Movie Palaces » in Levin, T., Y., 1995, The Mass Ornament: Weimar Essays, Cambridge: Harvard University Press, p. 326 (Das Ornament der Masse, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 1963).

6 Voir Barry, I., A Short Survey of the Film in America circulated by The Museum of Modern Art Film Library. Programs 1-5a, c1936-37 (copie des fiches de présentation conservées à la Sterling Library de Yale).

7 Barry, I., Short Survey, Program I: The Development of Narrative 1894-1911.

8 Comme pour The Jazz Singer, dont Barry ne présente que la bande-son.

9 Delluc, L., 1920, « La foule devant l’écran », in Photogénie, Paris, de Brunoff, p. 104-118.

10 Desnos, R., 1966, « Charlot », Journal Littéraire (13 juin 1925), désormais in Cinéma, Paris, Gallimard, p. 145-146.

11 Voir : www.blockbuster.com (ce lien, comme les suivants, ont été consulté en octobre 2011 par l’auteur).

14 Barthes, R., 1984, « En sortant du cinéma », in Communications, 23, 1975, puis in Le Bruissement de la langue, Essais critiques, IV, Paris, Seuil, p. 407-412.