80. Multitudes 80. Automne 2020
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Horizontalités territoriales

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Rêvons un peu : et si la pandémie bousculait le vieux rapport de dépendance des territoires, villes et régions vis-à-vis de l’État ?

Le virus a d’abord révélé dans la plupart des localités d’inattendues capacités créatives et d’auto-organisation ; dans l’urgence, une multitude d’acteurs, habitants, maires et autres politiques, associations, PME, agissent dans et sur leur territoire pour et par la mise en commun de leurs savoir-faire.

Dès lors qu’il est apparu que l’État n’avait pas de stocks de masques suffisants pour protéger la population, ni même les soignants, nombre de maires ont pris l’initiative d’en fabriquer avec leurs habitants, les femmes en tête, dès la fin mars, en lien avec leurs médecins et hôpitaux. Alors même que les « experts » de l’État signifiaient chaque soir que ce n’était pas une nécessité pour tous, qu’il pouvait même être dangereux d’en faire hors-normes, ces collaborations très territorialisées ont affirmé que l’on devait tout au contraire en faire, non seulement pour toutes les soignantes qui en manquaient cruellement, mais aussi pour les éboueurs et les caissières du supermarché (lequel, de son côté, apportait ses stocks d’élastiques). Tout cela réalisé malgré l’interdiction des déplacements qui entravait l’échange des tissus, kits et machines.

Partout des initiatives ont montré cette capacité d’action. Citons, dans le Morbihan, quatre couturières qui montent « L’usine invisible » pour regrouper toutes les couturières du département autour d’un projet commun de production de masques. Citons aussi et surtout la mobilisation de petites entreprises en reconversion pour mettre au point de véritables fabriques de masques. Et aussi, dans le secteur alimentaire comme les fruits, légumes, viandes, la création de nouveaux circuits productifs locaux et régionaux qui ont mis en commun des capacités de commercialisation dans de nouveaux lieux, avec l’ambition de perdurer. Contre les manquements de l’État, démocratie locale et entraide ont défendu la vie de tous et de chacun, là où l’on vit.

Cette mobilisation s’est accompagnée en même temps des déceptions et colères accumulées durant tous les mouvements de 2019, des Gilets jaunes à ceux sur les retraites et bien évidemment sur les hôpitaux, qui ont vécu 8 mois de grève et de manifestations, 300 services d’urgences en grève au troisième trimestre, plus de 1 000 médecins chefs de service démissionnaires de leurs fonctions administratives en janvier 2020. Tout cela pour ne pas être entendu, jusqu’à l’irruption du Covid. Tous les arcanes de la politique néolibérale d’austérité générale, et tout particulièrement de la « restructuration » managériale de l’hôpital, sont ici directement mis à jour pour faire saisir à tous la destruction programmée de l’État-Providence. Le coronavirus généralise ainsi la perte de confiance vis-à-vis du pouvoir – de droite comme de gauche – à tout bon Français pour qui l’État protecteur est le véritable fondement de la démocratie.

Le virus révèle aussi la rigidité extrême des rapports entre l’État français et l’ensemble des territoires. L’organisation verticale de l’État – qui n’agit que par de simples déconcentrations face à des pouvoirs locaux uniformément gérés par de mêmes préfets – apparaît si clairement que ces derniers ne peuvent plus même encore jouer leur rôle institué de bouc émissaire. L’État central jacobin nie toutes diversités des territoires français, alors qu’ils sont pourtant touchés très différemment par le Covid.

Ainsi les villes et Régions se sont progressivement insurgées contre la politique du confinement total ou partiel, qui désigne un espace national uniforme, sans forêts, montagnes, parcs ou plages. La France maritime va particulièrement s’affirmer différente de celle de l’intérieur, qui n’est pas non plus Paris. La notion de « plage dynamique », exigeant de surcroît une « dérogation » du préfet, est arrivée tard avec le déconfinement à la suite de batailles et après force pétitions de régions affirmant « L’océan est mon jardin », « Rendez-nous la mer » ou « Libérez les plages », pour que ces vastes étendues d’activités nautiques ou de promenades, particulièrement favorables aux distances sanitaires requises, puissent redevenir simplement publiques.

À Paris tout autant, la crise révèle aussi que la fameuse densité n’offre que peu d’espaces verts, alors que le nouveau « Grand Paris » continue l’étalement urbain, se limite à l’intense spéculation immobilière des 40 gares planifiées, sans que son verdissement pourtant proposé par nombre d’architectes ne soit mis au premier plan. Pendant ce temps, TV et réseaux révèlent que Berlin a pu laisser ouvert pendant toute la crise l’ensemble de ses 2 500 espaces verts de parcs, forêts et lacs.

La réouverture des écoles commandée par le ministre a été suivi par une forte opposition de la plupart des maires contre des décisions jugées précipitées, alors que l’État n’assume même pas sa responsabilité, puisque « le local » peut s’y opposer. On est encore très loin de toute réflexion concertée sur le principe européen de subsidiarité.

La politique uniforme sur tout LE territoire, y compris sa différenciation entre une France verte et rouge, a grandement participé aux erreurs d’organisation de la lutte contre le virus. Certes, le contexte de pénurie de tests semble cohérent avec le choix d’une politique de confinement total pour limiter la circulation des gens et du Covid, mais pourquoi, après plusieurs semaines et mois d’observations dites scientifiques, ne pas au moins libérer les immenses plages à marée basse d’un ponant au taux de mortalité plutôt bas. A contrario, l’Allemagne a été le premier pays européen dès fin février à autoriser en urgence la production de 4 millions de tests sérologiques rapides, validés par l’OMS, mis au point grâce à son industrie de biologie moléculaire dont la France est dépourvue.

Sans doute la bureaucratie du système français centralisé apparaît clairement, avec sa culture de « haute » administration édictant cahiers des charges, définissant des normes et s’en remettant à ses « experts » pour une parfaite fiabilité du produit, jusqu’au remboursement par la Sécurité sociale. Le fédéralisme allemand sans autorité de santé globale ni diagnostic centralisé a donc pu, dès fin janvier, isoler les malades et déterminer leurs contacts à Munich, première région touchée, et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Et ainsi un « confinement à la carte », très territorialisé et selon des temporalités différentes de détection précoce des porteurs de virus, a évité un grand nombre d’hospitalisations et surtout, il en a résulté cinq fois moins de morts qu’en France.

Au-delà d’un énième perfectionnement des lois de décentralisation (simple déconcentration), espérons que cette crise amène les citoyens et leurs élus à se saisir de la flexibilité, de l’horizontalité et de la gestion différenciée des territoires français, afin de rejoindre le principe fédéral européen de subsidiarité dans un nouveau pacte territorial.

[voir Expertise, Mondialisation]