97. Multitudes 97. Hiver 2024
Majeure 97. Frontières/lisières

Une frontière aux multiples visages
Une ethnographie de la traversée migratoire de la jungle du Darién (frontière Colombie-Panama)

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La frontière – objet maintes fois étudié, pensé puis repensé – ne cesse de créer des pratiques, des imaginaires, des discours, mais surtout des expériences1. Elle se représente militarisée, tracée, mais aussi, parfois, libre. Entre la Colombie et le Panama, elle prend la forme d’un vaste espace de forêt tropicale de près de 16 000 km2 : la jungle du Darién. Celle-ci constitue l’unique passage par lequel n’a pu être construite la Panaméricaine, route qui « relie », sur plus de 30 000 km, Ushuaia à Prudhoe Bay (Alaska) – les deux points extrêmes du continent. Le Darién représente alors une véritable rupture géographique entre l’hémisphère sud et nord du continent, où le passage régulier de la frontière se réalise uniquement en avion ou en bateau2.

La jungle du Darién est décrite historiquement comme un territoire inhospitalier, où la végétation dense, les marécages et les conditions climatiques extrêmes rendent la progression difficile, voire impossible. Surnommée parfois le « Tapón del Darién3 » en raison de son apparente capacité à bloquer le passage, elle représente dans les discours et les imaginaires une zone frontalière de tampon/bouchon, et se caractérise généralement comme un no mans land, une « zone grise » environnementale. L’espace frontalier du Darién est représenté historiquement comme une zone principalement disputée par des réseaux illégaux et armés dont les contours sont flous : guérillas, trafiquants de drogues, paramilitaires ou encore braconniers. Cela contribue à sa stigmatisation et à sa marginalisation, en renforçant l’image d’un lieu de chaos et d’anarchie, où règnent l’incertitude et le danger. Ainsi, dans les discours, c’est la jungle dans son entièreté et sa dangerosité qui semble faire frontière en tant qu’élément topographique et non comme entité administrative et politique.

Toutefois, la traversée de milliers de migrants à travers la jungle du Darién – progressive mais de plus en plus importante ces dernières années – participe à briser et questionner cette « zone grise » et ce « tampon ». En effet, le Darién est devenu une véritable route migratoire pour des milliers de personnes cherchant à rejoindre les États-Unis. En 2022, près de 270 000 personnes en transit ont été enregistrées par le gouvernement panaméen ; en 2023, ils étaient 510 000 provenant de plus de 72 pays4. Cette traversée représente un trajet de trois à quinze jours, à l’épreuve des fleuves, marécages, chemins boueux, précipices, animaux dangereux et rencontres avec des groupes armés, et ce généralement sans pouvoir manger ou avoir accès à de l’eau potable. La longueur du trajet dépend de nombreux facteurs : capacités physiques liées à l’état de santé (obésité, problèmes cardiaques, situations de handicap), imprévus environnementaux (crue des fleuves, tempêtes, animaux sauvages) et humains (agressions sexuelles, homicides, perte d’un membre de la famille sur la route). À cela s’ajoute la dimension psychique, dans un lieu où tout peut devenir soudainement altérité mais aussi adversité.

La quasi-absence de recherches scientifiques et d’enquêtes de terrain sur la zone frontalière du Darién au prisme des migrations qui la traversent participe à enraciner sa représentation en tant qu’espace marginalisé, aux mains de groupes criminels. Cette image est notamment véhiculée par les discours médiatiques et politiques qui font de la jungle un acteur central de la traversée migratoire : « el Darién consume y mata a los migrantes5 » ; « Seventies Miles in Hell 6 » ; « The worlds deadliest migrant route7 ». L’environnement devient le responsable exclusif, alors que l’espace social de la traversée demeure impensé : acteurs, sociabilités, adaptations, économie morale, structure politique de la frontière.

La zone frontalière du Darién n’a pourtant rien d’un espace socialement vierge. En effet, au-delà de la jungle, cette frontière est pratiquée, palpable et sensible. Elle existe en tension entre des imaginaires discursifs et des expériences traumatiques, et c’est au cœur de cette tangible réalité que ce texte se logera. En suivant pas à pas le parcours des migrants, par une ethnographie des pratiques, expériences et imaginaires, nous chercherons à décrire les multiples visages que porte cette frontière aux prismes des migrations : frontière-jungle, frontière-palpable et frontières-sociales. À partir de l’expérience des individus qui la traversent, nous envisagerons alors la frontière ni dans son tracé ni dans son caractère naturel, mais dans son vécu.

Observer et entendre ces vécus a constitué une enquête ethnographique semée d’embuches. En effet, il s’agissait d’une véritable ethnographie à tâtons où le terrain était une négociation permanente entre restrictions étatiques au Panama et observations sous surveillance des groupes narco-paramilitaires colombiens. Si l’État du Panama interdit formellement de pénétrer dans les camps, El Clan del Golfo le « déconseille » fortement. Le travail ethnographique était donc une négociation entre interdiction et menace, à l’entrée et à la sortie de la jungle. Enserrée entre un régime étatique de contrôle et de surveillance au Panama, restreignant mes recherches, et un para-État en Colombie, incarné par le Clan del Golfo, menaçant de l’autre côté, tout en faisant face à la présence de groupes criminels particulièrement violents au sein de la jungle, je n’ai jamais entrepris de traverser la jungle du Darién. Ainsi, ce travail s’appuie sur deux terrains réalisés en 2022 et 2023, chacun d’une durée de quatre mois, aux lisières de la frontière entre la Colombie et le Panama. À la sortie de la jungle (Métetí, Panama), j’ai œuvré comme volontaire interprète français-anglais-espagnol pour une ONG internationale dans les camps de réception migratoire. À l’entrée de la jungle (Necoclí, Capurgana et Acandí, Colombie), j’ai accompagné les actions associatives des bonnes-sœurs de l’église d’Apartado. Ainsi, cet essai est le fruit d’une analyse des observations faites avant et après la traversée, ainsi que des discours et imaginaires produits par les migrants, les organisations humanitaires et sociales, ainsi que des acteurs locaux et nationaux rencontrés sur le terrain8.

En « modo Darién », se préparer à la traversée

« Mañana, nos vamos a Disneyland » annonce une mère vénézuélienne à ses enfants, assise sur un rondin de bois sur la plage de Necoclí. Ils y dorment depuis maintenant 15 jours, dans l’attente de récolter l’argent nécessaire afin de payer les « guides » qui les mèneront de l’autre côté de la frontière, mais surtout de l’autre côté de la jungle du Darién. Non loin de là, UNICEF organise une fête pour les enfants, « pour qu’ils pensent à autre chose ». À côté, les parents, sont « en modo Darién » : ils emballent leurs affaires dans des sacs-poubelles, leurs téléphones sont préalablement rangés dans des pochettes imperméables qui leur pendent au cou. Ils recouvrent leurs chaussures de scotch et de sac plastique et ont le « package camping » : tapis de sol, tente et anti-venin. Les imaginaires et projections sont multiples : « Y a-t-il vraiment des guépards ? » ; « Peut-on mourir d’une morsure de serpent ? » ; « Il y a des morts partout, il parait ». Le champ lexical employé tourne résolument autour de la topographie de la jungle et de ses dangers inhérents. À travers Tik-Tok, Instagram, Facebook, WhatsApp, les migrants voient défiler des milliers de vidéos de personnes partageant leurs « aventures » dans le Darién. « C’est dur mais ce n’est pas impossible » constate les sous-titres de l’une d’elles, tout en énumérant les provisions indispensables à emporter : « de l’eau, des solutions hydratantes, du pain, des biscuits, du sucre, une corde, aucun objet de valeur ». Ce sont donc préparées à travers les médias sociaux et les divers témoignages, que les personnes en migration se mettent en condition pour la traversée.

Dans la petite ville côtière de Necoclí, tout a été pensé pour permettre ce conditionnement. Des dizaines de magasins se sont spécialisés dans la préparation de la traversée : vente de chaussures de marche, bottes, gourdes, tentes, tapis de sol, anti-venin, antimoustique, protège téléphone, haches, casseroles, camping-gaz, briquets, cordes, etc. Si la migration a créé dans un premier temps une certaine appréhension auprès des habitants, elle s’est rapidement insérée dans l’économie locale. Depuis 2015 et l’arrivée quotidienne de milliers de personnes par jour, Necoclí consacre une grande partie de ses activités économiques au franchissement de la frontière. Le rapport de la population locale à la jungle du Darién et à la frontière a donc pris un tout autre aspect. En effet, la migration a entraîné un changement paradigmatique du rapport à l’espace frontalier entre la Colombie et le Panama. Véritable route migratoire pour les États-Unis, la frontière est désormais un espace économique à exploiter.

Chaque matin, plus de 1 000 migrants sont dépêchés sur le port de Necoclí pour embarquer vers Capurgana ou Acandí9, au départ de la traversée. En ligne, ils attentent patiemment leur tour. L’organisation en charge de la traversée maritime les compte, les identifie puis leur distribue des gilets de sauvetage, au même titre que les touristes et les locaux qui souhaitent traverser ce bras de mer. Excepté que les migrants doivent payer l’aller-retour – 70 $ – en sachant pertinemment qu’il n’y aura pas de retour pour eux. Assise à l’avant du bateau, j’embarque avec eux pour Acandí. Nous sommes presque 60, entassés, des hommes, des femmes, des enfants et des bébés. Alors que les vagues tapent violemment la coque avant du bateau, pendant plus d’une heure, nos corps sont projetés d’avant en arrière. Au rythme des vagues, nous nous décollons de nos sièges et sommes rabattus violemment dessus quelques secondes plus tard. Dans le bateau, la tension est palpable. Des rires, des pleurs, du stress mais aussi de l’excitation. Plane dans l’air cet étrange mélange : l’appréhension de la dangerosité de la traversée se mêle à l’excitation et l’impatience de pouvoir partir, enfin. Ce trajet est éreintant, et n’est même pas considéré comme le début de la traversée.

Dès leur arrivée à Capurganá, ils sont dépêchés puis triés par couleur de bracelet ou par une étiquette collée sur leurs papiers d’identité, qui les différencient en fonction du guide et de la traversée qu’ils ont choisie et payée.

Pourquoi « guide » et non pas passeur, coyote ou smugglers ?

Le passage de la frontière du Darién porte la particularité topographique dêtre une jungle. Le rapport de la frontière à sa géographie est ici primordial pour en comprendre les pratiques qui sy jouent. En effet, à travers le terme de guide sentend une reconnaissance de leur expertise : « des passeurs qualifiés et spécialisés du milieu qui, en plus de permettre la traversée, orientent, accompagnent, renseignent et garantissent une sécurité. Leur expertise topographique est donc au cœur du service ». (Sarrut et al, 2023)

Les guides portent des maillots de sport orange, numérotés. Ils se répartissent les personnes par groupes de 10 à 15 et par motos sur lesquelles sont montées des charrettes aménagées comprenant deux bancs face à face. Au loin, on voit défiler les mototaxis chargés de migrants et de leur guide, qui détalent dans les rues du village vers une route menant à un premier camp à l’extérieur du village, celui de la préparation avant le départ. C’est sur le port que mon chemin de chercheuse s’arrête, ma venue sous couverture est tolérée mais mes questions, comme les photos, vidéos ou autres curiosités me sont très clairement « déconseillées ». Cette ethnographie sous le régime de la terreur fonctionne par des limites à tâtons qui me sont fixées par les acteurs locaux, par l’intimidation, la menace ou les conseils qui prennent la forme d’obligation : « on ne sait pas qui est qui, et qui peut te faire quoi ».

Quatre camps-étapes ont été construits et répartis le long des deux routes, positionnés stratégiquement avant le franchissement de la frontière avec le Panama. Ces camps, organisés et construits par des communautés afro-colombiennes10, sont des lieux « géostratégiques » qui font partie de la « prestation de service » de la traversée. Cette véritable « entreprise » migratoire est para-légitimée par El Clan del Golfo, groupe paramilitaire et acteur de contrôle et de régulation dans la région du Golf d’Uraba.

Toutefois, si leur « travail de guide » est « légitimé » par les paramilitaires, il est aussi criminalisé dès le franchissement de la frontière avec le Panama, avec une peine de quinze ans de prison. Cette opposition entre la reconnaissance paramilitaire et la criminalisation étatique révèle non seulement la variabilité des régimes juridiques en fonction des contextes nationaux, mais aussi comment la frontière, bien que située en pleine jungle et apparemment arbitraire, acquiert une réalité juridique tangible. Cette discontinuité marque alors un tournant décisif dans la manière dont la frontière est perçue, vécue et régulée : elle devient soudainement palpable.

« Para es morir » : Une frontière-palpable

L’image de la frontière-jungle qui fait frontière par sa topographie se délite lors de mon terrain en Colombie. Un guide me montre un selfie de lui avec les migrants qu’il a accompagnés, photo qui témoigne pour lui de l’accomplissement de son travail. En arrière-plan, on aperçoit des dizaines de drapeaux de diverses nationalités, étendus entre les arbres. Au centre, un arbre recouvert d’objets et de vêtements, mais aussi un cadre représentant la Vierge Marie, une pancarte en bois sur laquelle est inscrit en lettres majuscules peintes en rouge « Frontera Panama Colombia », et deux drapeaux peints de part et d’autre. La délimitation frontalière établie par le traité Victoria-Velez en 1924 ne porte aucun apparat étatique, elle prend forme et se matérialise au cœur de la jungle du Darién par ce panneau qui indique aux migrants deux informations clés : leur traversée irrégulière d’une frontière étatique, ainsi que la criminalisation du « travail » des guides et donc de leurs « prise en charge ». Matérialisée informellement par les guides et les migrants, la frontière devient soudainement palpable.

Alors que la traversée du côté colombien ne représente qu’un tiers du chemin, les migrants se retrouvent laissés pour compte après avoir traversé la frontière, et leurs expériences de la jungle se fracturent. La frontière se matérialise pour eux comme une rupture : d’une « prise en charge » à un abandon. « Le guide nous a abandonnés », pouvais-je entendre dans les camps à la sortie de la jungle ; « à partir de là, s’arrêter c’est mourir : para es morir. Il n’y a pas de retour en arrière, on est seuls ». La jungle panaméenne devient un espace d’auto-gestion11 où les migrants sont les seuls maîtres de leur parcours. Le contrôle étatique de cette partie de la jungle étant quasi-absent, la moindre blessure ou accident se traduit presque systématiquement par un arrêt de mort. Toutefois, cet abandon a pour conséquence principale d’accroître l’autonomie et la solidarité entre les migrants. Une autonomie certes forcée et imposée, mais qui apparaît dans une créativité où les personnes mettent en place des systèmes de « débrouille » pour s’entraider et former des groupes sociaux afin de survivre. Dans un des camps de réception au Panama, une femme vénézuélienne exténuée me confie que son surpoids l’a ralentie excessivement, sa vitesse de marche étant inférieure à celle de son groupe. Elle a perdu ses proches à maintes reprises sous l’effet accordéon des files de centaines de personnes qui traversent. « Je savais que m’arrêter c’était mourir, mais j’ai survécu grâce aux personnes qui m’ont encouragée, ça aide vraiment t’entendre : “Allez, tu vas y arriver” ; “ne t’arrête pas” ; “allez, continue”. Tu reprends des forces mentales ! ».

Un homme somalien, assis par terre au bord du camp, les yeux dans le vide, me partage lui aussi son expérience : « Un homme est mort d’une crise cardiaque devant nous et son corps a été jeté dans la jungle. Moi, je suis tombé dans le coma. Ma tête s’est déconnectée de mes yeux et de mon corps. Ce sont mes amis qui m’ont fabriqué un brancard avec des bouts de bois et un tissu et ils m’ont porté pendant deux jours jusqu’à la sortie de la jungle. »

Ces expériences de solidarité contrastent avec le reste du parcours migratoire, marqué par la quasi-omniprésence d’acteurs intermédiaires. Or, les intermédiaires sont ici les migrants eux-mêmes, qui viennent pallier une forme d’omerta politique où la jungle est un instrument de gouvernance migratoire nécro-politique. Autrement dit, la gestion migratoire de la frontière est déléguée à la nature dans une forme de « sélection naturelle » où survivra qui pourra. Cet abandon étatique – bien que créateur de sociabilités – conduit aussi à la création d’un espace juridique de non-droit qui permet aux groupes armés de voler, violer et tuer. Parfois dépouillés de tout ce qui leur restait, notamment leur dignité, certaines femmes et hommes qui en survivent se suicident : des témoignages décrivent cette « femme déjà tuée de l’intérieur » qui s’est jetée dans le fleuve. Ils observent impuissants son corps être emporté par le courant, tandis qu’elle s’éloigne peu à peu, jusqu’à disparaître.

Pour les guides colombiens, c’est la criminalisation de leurs services par le gouvernement panaméen qui participe et permet l’accroissement des risques encourus par les migrants. Cet envers de la criminalité me questionne : qu’est-ce qui fait frontière ? La jungle par son hostilité ? Les lois étatiques qui s’appliquent arbitrairement ? Le corps lorsqu’il se brise physiquement ? Le trauma qui vient ébranler la psyché, au point d’empêcher le corps de poursuivre et donc de survivre ?

La fin de l’enfer ? Des frontières économiques et sociales

« Salvavida », que nous pourrions traduire littéralement par « vie-sauvée », est le terme employé par les migrants lorsqu’ils aperçoivent les premiers villages indigènes Emberás : Bajo Chiquito et Canaan Membrillò. Ces deux localités, d’à peine 400 habitants, sont devenues, malgré elles, les premiers lieux d’accueil pour ces milliers de migrants en situation de détresse physique et mentale. Le terme d’« accueil » est toutefois à nuancer. Bien que synonyme de la fin de la traversée, leur arrivée dans les communautés ne relève pas d’une véritable prise en charge, étatique et/ou humanitaire. Territoires indépendants, les communautés indigènes Emberás ne répondent pas de l’État panaméen. Bien que les entités de l’État – le Servicio Nacional de Migración et le Servicio Nacional de Fronteras – soient présentes dans les communautés, elles ne sont que des acteurs de régulation afin d’enregistrer mais aussi de filtrer les migrants à travers un contrôle biométrique. Les communautés acceptent ainsi la présence étatique pour des enjeux de contrôle et de régulation migratoire, sans toutefois laisser un quelconque droit de regard sur la gestion économique et sociale construite de toutes pièces sur la détresse des migrants. En effet, la moindre ressource vitale devient monnayable : manger, boire, se reposer.

Ces communautés qui consacraient leur économie locale et leur vie sociale à l’agriculture ont désormais amplement adapté leurs modes de vie autour de la migration : services d’« hébergement » proposant des tentes sur les parvis des tambos (maison indigène en bois), de restauration, d’épicerie, d’hygiène, d’électricité et de wifi pour recharger les téléphones et appeler les familles, et enfin service de transport en pirogue vers les camps humanitaires et étatiques. Entre 5 et 7 heures de pirogue sont nécessaires pour rejoindre le territoire étatique panaméen où ont été construits deux Estaciones de Recepción Migratorio (ERM) nommées San Vicente et Lajas Blancas dans lesquels se déploient une myriade d’acteurs humanitaires ainsi qu’une véritable prise en charge gouvernementale. Au prix de 25 $ par personne, les indigènes Emberás facilitent le transport vers ces deux camps, seulement une personne par jour et par pirogue (d’environ 60 personnes) pourra profiter d’un voyage « solidaire ». Ceux qui en sont encore capables et qui ne peuvent pas payer doivent continuer à pied, car rester dans les communautés serait s’exposer aux risques de ne pouvoir à nouveau ni se nourrir ni boire de l’eau potable pendant plusieurs jours consécutifs.

Bien que leur traversée semble prendre fin, ce sont de nouvelles épreuves qui attendent les migrants. Elles ne dépendent désormais plus de la survie mais de leurs ressources économiques et sociales. D’un état de quasi-autonomie totale, où la survie a pris le dessus sur tout, ils font face à un régime migratoire où les ressources économiques redeviennent soudainement centrales. Alors que certains d’entre eux ont tout perdu lors de la traversée – au cours de la marche ou du fait des groupes criminels – seule la solidarité qui a pris naissance au cœur de la jungle panse ces manques. De telles formes d’entraides se perçoivent notamment par la configuration de groupes sociaux de diverses nationalités qui se sont rencontrés dans la jungle et ne souhaitent plus se quitter : « They are my brothers, we have to stay together », me lance un jeune homme camerounais en me parlant du groupe de jeunes hommes indiens qui l’accompagnent. « We survived together, we helped each other ».

Un père chinois et son fils accompagnent pour leur part une famille vénézuélienne. Il me confie avoir payé le transport en pirogue pour toute la famille. Les Vénézuéliens de leur côté, parlant l’espagnol, les aident à communiquer et à trouver des informations pour continuer leur parcours migratoire. Sans pourtant partager une langue commune, leur traversée de la jungle du Darién a créé un lien social singulier : survivre ensemble. Finalement, les liens sociaux tissés au cours de la traversée sont mobilisés afin d’équilibrer et reconfigurer les diverses palettes économiques et sociales entre les migrants.

L’expérience de cette autonomie forcée de la jungle, par la puissance palpable de la frontière est soudainement confrontée à de nouvelles formes de frontières, ici économiques et sociales, créées de toutes pièces par les communautés indigènes, les organisations humanitaires, l’État Panaméen et les États-Unis. Ces nouvelles épreuves sont vécues par les migrants comme une véritable « exploitation », mélangée à un sentiment d’incompréhension où leur question perpétuelle : « When does this hell will end ? » reste sans réponse.

Une épreuve frontalière parmi les autres sur le parcours migratoire

« Then you realize, that the worst part is coming ! 12 ». 24 avril 2022, un homme afghan d’une quarantaine d’années arrive dans les camps à la sortie de la jungle, au Panama. Déboussolé et sous le choc, il me confie l’une « des plus terribles expériences qu’il ait pu vivre » et, dans un soulagement à demi-teinte, il repart le lendemain avec les premiers bus vers le Costa Rica. Un an plus tard, le 18 mars 2023, installé aux États-Unis comme ingénieur informatique, il me rappelle pour faire un retour d’expérience : «« Quand nous avons traversé le Panama, après cela, vous savez, nous avons traversé ces pays. C’était un voyage très difficile. La pire partie a été au Mexique, nous avons dû voyager dans un conteneur, […] traverser le monde en soi n’était pas difficile ». Il me raconte alors la diversité des épreuves auxquelles il a dû faire face au Mexique : voyager dans un conteneur pendant 24 heures sans air ; traverser la mer déchaînée en bateau pneumatique sans gilets de sauvetage ; escalader le mur frontalier et voir un homme si heureux d’être « arrivé » sauter et se briser les deux jambes. Il achève ce parcours en détention dans une pièce très étroite avec 70 personnes, parfois nues, pendant trois semaines, à des température avoisinant 0 degré. Cette dernière étape est pour lui le moment où l’espoir s’est éteint et son courage – celui des derniers mois de traversée – avec. « Tout le monde espérait que c’était les États-Unis et tout le monde pensait que maintenant nous étions dans un monde civilisé où les droits de l’homme seraient respectés et qu’ils allaient bien traiter tout le monde. Et puis soudainement, ils nous ont mis en cellule. […] C’est la vie, vous savez, mais c’est une bonne chose à propos de l’espoir, vous savez, les humains vivent d’espoir, ils pensent à demain, demain sera meilleur et nous arrêtons de vivre dans le présent et nous arrêtons de vivre pour demain mais quand c’est demain, quelque chose est pire. »

Alors que je viens de passer deux mois dans les camps au Panama, ces propos me sortent soudainement la tête de l’eau. Plongée dans les centaines de récits mortifères autour de la jungle – des imaginaires discursifs de la préparation aux récits traumatiques de la traversée – la complexité de la jungle du Darién se révèle alors sous un nouvel angle : sa temporalité. En effet, la traversée est soudainement replacée dans le contexte spatio-temporel d’un parcours migratoire où la jungle est une zone de transit et six frontières restent encore à traverser. Si cette épreuve frontalière reste une étape cruciale du parcours migratoire, le récit rétrospectif de cet homme afghan souligne que l’adversité ne se termine pas avec la sortie de la jungle. Au contraire, la traversée du Darién s’inscrit dans une séquence plus large de difficultés qui perdurent au-delà de cette frontière.

À travers cette ethnographie de la traversée de la jungle du Darién, nous avons cherché à reconfigurer la compréhension de la frontière au-delà de sa simple dimension géographique et administrative. La jungle du Darién – souvent dépeinte comme un obstacle naturel infranchissable, une frontière naturelle meurtrière – se révèle sous de multiples visages : frontière-jungle ; frontière-palpable ; frontières sociales et frontières temporelles. En tension entre des imaginaires discursifs, des vécus traumatiques et des pratiques, la frontière n’est dévoilée ni dans son tracé, ni dans son caractère naturel, mais dans le vécu et les temporalités de ceux qui la traversent. Ces vécus à la fois singuliers et collectifs, nous invitent à repenser la manière dont nous appréhendons les frontières et à reconnaître la complexité des expériences migratoires.

1Le titre de cet article fait référence à « Las muchas caras del Darién » : expression utilisée par Francisco Herrera lors de nos conversations, anthropologue de la région du Darién et spécialiste des communautés indigènes qui y vivent.

2Excepté un passage côtier au départ de Sapzurro (Colombie) qui permet de rejoindre un petit port de pêche panaméen totalement enclavé, nommé Puerto Obaldia.

3Le bouchon du Darién.

4Ces chiffres sont produits par la police aux frontières panaméennes (SENAFRONT) positionnée dans les camps de réception migratoire au Panama, à la sortie de la jungle. À ce jour, aucun chiffre n’a été publié sur le nombre de personnes qui sont entrées dans la jungle. Ainsi, le nombre de personnes enregistrées correspond, non pas à ceux qui ont traversées, mais spécifiquement aux personnes qui y ont survécus. www.migracion.gob.pa/wp-content/uploads/IRREGULARES-X-DARIEN-2023.pdf

5Le Darién consume et tue les migrants : www.aporrea.org/ideologia/a326177.html

670 milles en enfer : www.theatlantic.com/magazine/archive/2024/09/darien-gap-route-migrants-panama/679156

7La route migratoire la plus meurtrière au monde : https://bigthink.com/the-present/darien-gap-migrants

8Une centaine d’entretiens informels ont été réalisés auprès des migrants, et une soixantaine auprès des acteurs locaux et nationaux. L’ensemble des propos cités dans cet article et issus de ces entretiens ont été recueillis en espagnol ou en anglais et ont été traduits par l’autrice.

9Trois principales routes à travers la jungle se dessinent en 2022 : une au départ du village d’Acandí à cinq jours de marche (270 $), une autre au départ de Capurganá à sept jours de marche (170 $) et la troisième au départ de Capurganá qui rejoint une portion de la jungle via le Panama par bateau, permettant d’économiser trois jours de marche (350 $ à 1 000 $).

10Cette « prise en charge » est organisée depuis 2016 par deux communautés afro-colombiennes nommées COCOMASECO et COCOMANORTE.

11À ce propos, voir : Marilou Sarrut, Jonathan Echeverri Zuluaga et Santiago Valenzuela Amaya, « Briser le mythe de la « jungle qui tue » : analyse du rôle des intermédiaires dans la traversée du Darién (frontière Colombie-Panama) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 39, no 4 | 2023, 15-42.

12« C’est là, que vous réalisez que le pire est à venir ! »