Mineure 52. Capitalisme émotionnel

Émotions privées, émotions publiques


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Toute analyse des émotions est confrontée aux multiples dimensions du phénomène : biologique, cognitive, psychologique et sociologique. Une théorie générale des émotions s’efforcera d’intégrer ces multiples dimensions. Toute analyse des émotions et des sentiments est également confrontée à la tentation de parler des émotions et des sentiments en général ou comme catégorie générale (localisés dans le cœur, le cerveau, les viscères, ou l’estomac). Notre but ici est de présenter une analyse alternative, qui ne vise ni une intégration des multiples dimensions des émotions ni une théorie générale des phénomènes ainsi catégorisés, mais conduit à l’inverse à défaire les généralisations sur des modèles d’émotions applicables à des « êtres humains » ou des « acteurs ».

D’un point de vue sociologique, ces tendances généralisantes ou englobantes conduisent à négliger la diversité des significations prises par les termes d’émotions selon les contextes et conditions de leurs usages. Ces penchants à la généralisation conduisent plus spécialement à ignorer les structures de pouvoir et d’autorité qui ordonnent les possibilités et les modes d’expression des acteurs, mais aussi l’intelligibilité de leurs conduites, en particulier lorsqu’elles sont identifiées comme des émotions. D’où l’orientation spécifique de mon travail sur les émotions, centré sur leur vertu heuristique : comme d’une méthode ou d’un levier permettant de mettre en question des idées établies sur la rationalité, la morale, et la justice en partant de situations de perception sociale des émotions ; lorsqu’émotions et sentiments se donnent à l’attention et deviennent remarquables par leur absence, ou par leur perception comme des conduites irrationnelles.

Le caractère social des émotions apparaît nettement dans ces usages des termes d’émotion, ceux qui soulignent son absence, et conduisent à se tourner vers le langage et la compréhension des émotions comme phénomènes sociaux. Lorsqu’une émotion est remarquable par son absence, ce qui est remarqué n’est pas juste un défaut par rapport aux règles sociales censées cadrer les circonstances. La sanction diffuse que constitue l’identification de cette réaction manquante charrie avec elle trouble ou perplexité. La signification ou l’importance sociale des émotions ne réside-t-elle pas dans le caractère moral de l’émotion ? La recherche de la formule spécifique d’imbrication du moral-normatif-social est une entrée féconde et légitime pour l’analyse sociologique – plus féconde, me semble-t-il, que celle qui conduit à faire des émotions et des sentiments un domaine de spécialité : une sociologie des émotions, comme celle qui s’institutionnalise dans les années 1970 aux États-Unis, avec le risque inhérent de produire des théories générales et généralisantes sur ces modalités de la conduite humaine.

C’est à partir de cette conviction que j’ai développé une analyse des émotions en 3e personne (l’attribution des émotions aux autres), à partir d’enquêtes empiriques sur l’insécurité et le travail policier. Elle vise un compte rendu d’émotions toujours prises dans le contexte de leur usage, ce qui conduit à s’intéresser à ce qui différencie entre elles des expressions et des usages de termes d’émotions qui semblent relever d’un même type, par exemple la peur pour parler de l’insécurité. L’adoption d’une perspective pragmatique permet une analyse contextualisée des usages des termes d’émotion et surtout de faire apparaître la complexité des processus d’attribution d’émotions à des agents, des groupes, des situations. Elle permet aussi de faire apparaître les positions à partir desquelles certaines attributions d’émotions font autorité : policiers, juges, experts ont la capacité institutionnelle de dire ce qu’il en est des émotions des autres, ou d’en faire des indicateurs d’un état de choses, d’une réalité objective, ou à l’inverse d’une subjectivité particulière et particularisante en décalage avec « la réalité ». Elle fait également apparaître les positions à partir desquelles il devient difficile de faire valoir la réalité, la validité et la rationalité de certains sentiments, tributaires de positions subordonnées. Ainsi dans les premiers temps des recherches sur l’insécurité, il était nécessaire de faire de la rationalité du sentiment le point central de l’argumentation, l’usage courant d’un vocabulaire des sentiments sur ce problème consistant essentiellement à faire valoir l’irrationalité d’un sentiment, distinct de et non ajusté à la réalité objective : celle des faits de violence et de délinquance, telle que la définissaient les services de police et de justice. Le discours faisant autorité se caractérisait par cette distinction – et disjonction – entre sentiment subjectif et réalité objective. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ceux à qui le sentiment d’insécurité était attribué ne bénéficiaient pas à l’époque des moyens d’en parler ni n’avaient non plus d’intérêt à le faire.

L’adoption d’une approche pragmatique des sentiments et des émotions et de leur rationalité sociale venait en quelque sorte en appui des analyses dominantes de la rationalité des émotions. Il m’apparaît aujourd’hui plus clairement que les points sur lesquels elle s’en différencie sont décisifs pour qu’il soit possible de conférer une place et un statut aux émotions émergeant de positions sociales subordonnées, qui risquent de paraître divergentes par rapport aux émotions légitimes et attendues, ou plus radicalement de ne pas « apparaître » au sens de Arendt. L’analyse pragmatique de l’insécurité permet ainsi de déplacer le centre de l’attention, en pointant non seulement les conditions sociales mais aussi les effets sociaux de telles caractérisations (cf. qqs raisons de ne pas parler, sous entendus). L’attention aux effets pragmatiques de l’attribution d’émotions à des personnes, des groupes, des situations – ce que font aux situations les sentiments identifiés, attribués, ou exprimés – n’est pas également partagée par les principales analyses sociologiques axées sur la rationalité sociale des affects. Car cette attention suppose d’inclure dans le champ de l’analyse la dimension temporelle et la dynamique inhérente à l’émergence de l’émotion, son expression et ses effets, sur les protagonistes.

Attribution des émotions et rationalité sociale

L’argument d’une rationalité sociale des émotions trouve son point d’appui le plus sûr dans l’hypothèse aujourd’hui largement acceptée d’un élément cognitif des phénomènes affectifs. Cette hypothèse s’est développée contre certains présupposés d’une culture sociologique commune dans laquelle le social comme réalité sui generis dépendrait de l’existence d’un en deçà du social dont les émotions sont alors le prototype (la question des émotions : du physique au social).

Ce présupposé d’une nature a-sociale des émotions s’est effrité face aux arguments d’une dimension cognitive des émotions, ce qui les distingue des sensations. Il est admis que les émotions ne sont pas seulement des sensations et qu’elles ont une composante cognitive, et de là, évaluative. De nombreux travaux dans différentes disciplines convergent en ce sens et permettent d’avancer la thèse d’une rationalité sociale des émotions. Mais que veut dire rationalité sociale ?

Il s’agit d’une sorte de rationalité limitée ou plutôt « encadrée » par une logique des situations, ou plus précisément un couplage, un appariement entre des situations typiques et des émotions typiques. Dans cette optique, la rationalité sociale des émotions résulte de la mise en œuvre des procédures de sens commun permettant la saisie de traits typiques d’une situation autorisant ou au contraire prescrivant l’expression d’une émotion « appropriée ». Il faut alors entendre par « appropriée » le fait que l’émotion en question est liée de façon « logique » aux traits de la situation perçus en commun comme pertinents (cf. Schutz, Coulter, Jayusi). Le lien entre émotions et situations est logique et non psychologique, comme l’affirme Coulter. Réinscrire au programme d’une sociologie la rationalité sociale des émotions, participe ainsi d’un mouvement général de retour au point de vue de l’acteur. Ce retour prend ici la forme d’une analyse de ce qui fait des émotions et des sentiments des sortes de conduite qui ne sont pas moins (mais pas plus) intelligibles que d’autres sortes d’action. Les émotions réintègrent la classe des conduites intelligibles, elles sont identifiables et compréhensibles non pas en vertu d’une capacité spéciale de discernement, mais sur la base de nos capacités communes d’identifier et de caractériser les situations. La sociologie du sens commun infléchit l’analyse des émotions en donnant la priorité à la rationalité pratique entendue comme cet ordonnancement en commun des choses qui en compose la normalité, la familiarité, la moralité comme l’affirme Garfinkel. La conception du sens commun soutenue par l’ethnométhodologie rend compte des processus qui soutiennent les compréhensions partagées, co-construites en référence à des conventions appariant situations et émotions. De ce fait, elle ne permet pas de concevoir, autrement que comme des déviations ou écarts par rapport à ces conventions communes, la possibilité de définitions différentes des situations.
Le présupposé d’une nature a-sociale des émotions conserve une relative efficace dans certaines analyses des émotions du fait de la prégnance de la distinction classique entre sentiments collectifs et individuels. Reprise de Durkheim et Mauss, cette distinction est le plus souvent comprise comme une délimitation entre des émotions partagées, ressenties ensemble et des émotions qui sont produites par des causes et des objets qui n’auraient de signification qu’individuelle. La perspective reprise de Durkheim ne permet pas de considérer que ces sentiments et émotions « individuels » soient dotés de signification et d’importance sociale. Le point ici n’est pas de récuser qu’il existe quelque chose comme des sentiments individuels mais de souligner que cette partition pousse à circonscrire l’analyse sociologique à des sentiments typiques, conventionnels et légitimes, qui paraissent à l’évidence relever d’une logique sociale : ils manifestent l’attachement au groupe, à ses valeurs. Et à laisser hors du champ celles dont les significations semblent « particulières » et relever de logiques idiosyncrasiques. Elle est, à mon avis, indissociable de la difficulté à concevoir l’intrication entre les dimensions sociale et morale des émotions. Tout se passe comme si cette conception du caractère social des émotions impliquait alors une restriction des capacités d’évaluation, entre autres morales, des agents, et dans le même mouvement, une réduction de la diversité des points de vue sur « la situation ».

Émotions privées ?

Ce qui manque aux analyses qui font référence à une intelligibilité partagée, ou à un sens commun, c’est d’admettre que les « gens » peuvent (aient des raisons de) faire des hypothèses différentes sur ce que signifient les situations, sur ce qu’il est sensé de ressentir dans ces cas et sur les conséquences produites par le fait d’exprimer des émotions vers ou en présence de certaines personnes. Ces raisons sont concevables dès lors que l’on prend en compte une différenciation des points de vue, de « qui » est concerné par la situation et comment. Elles ne le sont pas ou beaucoup plus difficilement si l’on s’en tient à l’hypothèse des conventions de couplage entre émotions typiques et situations typiques, ou même à celle des variations culturelles, sociales admises (mais sexuellement neutres). La question de savoir qui a le pouvoir de définir la situation ne se pose pas dans une telle conception de la rationalité sociale des émotions. Elle peut en revanche être formulée quand on s’intéresse à ce que font les « définitions officielles » des situations à des agents alors confrontés à des émotions et des sentiments qui ne « cadrent » pas avec les attentes ou les exigences d’une situation sociale contraignante. C’est tout l’intérêt du concept de travail émotionnel élaboré par Arlie Hochschild dans un article (1979) qui a joué un rôle de catalyseur pour la sociologie des émotions.

Si l’on a retenu des recherches de l’auteur de Managed Heart, l’idée des règles de sentiments, c’est-à-dire des attentes sociales concernant les sentiments liés à une définition conventionnelle de la situation, c’est sans doute parce que cette lecture venait renforcer cette conception du caractère social des sentiments, appuyée sur une partition dichotomique entre collectif et individuel. Les règles de sentiments ne sont rien de plus qu’une certaine sorte de règles sociales, contribuant à délimiter l’appartenance à un groupe ou une entité collective. Elles sont un des éléments de la constitution du collectif, permettant de tracer une ligne de partage entre ce qui manifeste l’appartenance, est reconnaissable et identifiable comme conduite intelligible pour le groupe et ce qui, dérogeant aux règles, perd cette intelligibilité immédiate, celle qui ressort de l’acceptabilité de conduites pouvant être rattachées à des règles. L’intérêt de l’idée de travail émotionnel est apparu plus tard (traduction dans Travailler) ; or c’est bien cette idée qui permet à A. Hochschild de soutenir la thèse d’une sociologie des émotions dont l’objet est moins les émotions ou les sentiments en général comme « catégorie » que tout un ensemble de dynamiques impulsées par l’inadéquation entre les définitions officielles des situations qui viennent cadrer les attentes et les obligations dans le registre des sentiments des acteurs impliqués par et dans la situation d’une part, et les sentiments perçus par les agents d’autre part. L’inadéquation entre situation, cadre officiel et sentiments produit une rupture de la cohérence, et de l’évidence des conventions, faisant peser sur l’acteur l’obligation de se mettre au travail pour ajuster ses sentiments à la situation. Mais l’auteure ne présuppose pas pour autant que les règles de sentiments sont fixées et liées « logiquement » à « la » situation. Au contraire, l’auteure insiste sur la multiplicité des cadrages possibles d’une situation, la nature idéologique et politique de ce cadrage et la transformation du travail des sentiments qui en résulte. La thèse du caractère social des sentiments n’en est pas pour autant affaiblie. Et de façon significative, elle s’appuie sur des exemples de changements sociaux dans le registre du travail, de la famille et des rôles sexués, pour mettre l’accent sur la variabilité des formes d’appartenance, et de cadrages des situations. C’est une autre conception de ce que « social » veut dire qui est mobilisée.

Prendre en compte une différenciation des places sociales et des positions par rapport à « la situation » est inhérent à cette analyse des émotions, attentive au « travail » fourni par les acteurs lorsque le cadrage officiel des situations est en décalage avec ce que ressentent les personnes, en tension avec des cadrages alternatifs, qui mettent en cause la validité ou la justesse des premiers.

Il peut sembler évident qu’il n’y a rien de plus intensément individuel et privé que ce que « nous » appelons vies intérieures, émotions et sentiments. Cette évidence est confortée par de nombreuses expériences, plutôt déplaisantes : ne pouvoir exprimer ni partager nos sentiments, ne pas être compris, manquer de mots pour dire ou articuler des sentiments complexes, liés à des situations tout aussi complexes. Elle n’est pas à rejeter comme un préjugé qu’une réflexion plus approfondie ou une connaissance « scientifique » pourrait rectifier.

Mais il y a quelques raisons de penser que ces expériences ne sont pas entièrement réductibles à une sensibilité individuelle ou privée, mais qu’elles sont socialement constituées.

Une analyse sociologique des émotions n’est pas vouée à privilégier les éléments conventionnels de la culture pour que soit confirmé le caractère social des émotions. Elle n’est pas non plus nécessairement conduite à faire de cette part conventionnelle et légitime, l’objet exclusif de ses investigations. Si l’on admet ce qui précède, la pertinence sociologique des émotions déborde le seul registre des émotions et des sentiments rattachables à des règles sociales de cadrage ou d’interprétation des situations : elle réside aussi dans l’identification et la compréhension de ces émotions et sentiments dits « particuliers », « individuels », en décalage avec « la situation ».
Mais il faut alors prendre au sérieux ces caractérisations : elles seraient indicatives d’une difficulté à considérer comme socialement significatif, tout un ensemble d’expressions pointant un rapport ou un point de vue sur ce qui se passe, différent de celui qui est normalement attendu, prévisible. Si la rationalité sociale des émotions tient à la façon dont les émotions sont orientées vers des objets sociaux ou sont en lien logique avec eux, il en résulte que la difficulté à considérer comme socialement significatives certaines manifestations et caractérisations de situations par les émotions dites particulières, personnelles, privées ou individuelles pointe une impossibilité à envisager/considérer la diversité des expériences socialement constituées ou modelées, et des points de vue différents qu’elles génèrent et à les inclure dans le « social ». Ou plus exactement dans la constitution d’un registre social qui ne se définit plus par un commun indifférencié et indifférenciateur mais par une différenciation continue et ancrée au point de disparaître de la « vue » sur l’organisation des relations et des expériences.

Normativité des émotions

La rupture des attentes normales est pourtant au centre de l’analyse des émotions, pour des auteurs s’inscrivant dans une perspective phénoménologique. L’usage qui en est fait par l’ethnométhodologie conduit à une vision normative de l’attitude naturelle. Dans cette perspective, les ruptures des attentes normales de l’attitude naturelle « expliquent » le surgissement d’émotions mais cette explication ramène ou rabat les émotions à n’être qu’une sorte de manifestation du désarroi face à la perte des repères d’intelligibilité commune. Seule demeure la dimension normative de ces expressions rappelant ce qui doit être maintenu ou soutenu en commun pour que perdure le cours normal, familier, « moral » des choses.

Il ne manque pourtant pas en sociologie de travaux d’inspiration phénoménologique, s’intéressant aux émotions non comme à des manifestations normativement ordonnées, mais comme à des réactions à des ruptures de certains présupposés de l’attitude naturelle : s’inscrivant dans une temporalité complexe, à la fois immédiate et à plus long terme, l’émotion est pour J. Katz cette expérience particulière qui accompagne et exprime par le corps la chute hors des présupposés de l’attitude naturelle et le mouvement de restauration d’un sol ferme permettant à nouveau de restaurer l’attitude familière. Pour l’auteur de How Emotions Work, on ne peut prétendre faire un compte rendu sociologique des émotions si l’on limite le champ de l’analyse à des scènes singulières, des instantanés. Car est omise dans ce cas la dimension temporelle pertinente du point de vue des agents : comment les agents modèlent leurs agissements pour qu’ils aient une signification en passant d’une situation à l’autre.

« À travers leurs émotions les gens font des commentaires, à eux-mêmes sinon aux autres, sur ce que l’interaction en cours dit d’eux-mêmes dans une scène donnée ; et ils font aussi un commentaire sur les histoires globales qu’ils construisent tandis qu’ils modèlent ou construisent un sentier à travers la vie ».

Une approche étroitement situationniste des émotions passe à côté de la dimension narrative de la vie des gens, mais aussi des émotions (cf. P. Paperman, Sentiments et circonstances, 2007). La dimension narrative des émotions, le fait qu’elles prennent sens dans des récits de vie constituerait-elle une objection à la rationalité sociale des émotions ? Cette dimension est sans doute plus complexe à capter, décrire et interpréter que les micro-scènes discontinues dans lesquelles se meut l’agent rationnel ou le membre compétent du sens commun. L’objection, dans ce cas, concernerait la dimension biographique des émotions, leur ancrage dans des scénarios paradigmatiques, c’est-à-dire la subjectivité de l’émotion manifestant la présence vive de l’expérience personnelle. L’objection épinglerait le lien entre cette subjectivité de l’émotion et la sorte de connaissance qu’elle implique. La disqualification de l’émotion sur le plan de la rationalité viendrait alors de la « contamination » de la connaissance par la subjectivité émotionnelle : un lien est supposé entre la subjectivité émotionnelle et la subjectivité épistémique (C. Calhoun).

Si la rationalité sociale des émotions tient à la façon dont les émotions sont orientées vers des objets sociaux ou sont en lien logique avec eux, la question est alors de savoir ce qui fait le caractère social de cette rationalité ou de ces objets. La difficulté à considérer comme socialement significatives, certaines caractérisations de situations en termes d’émotions « particulières », « personnelles », « privées » ou « individuelles » conduit à se demander si cette restriction n’est pas le produit d’une conception délimitant « le commun », « le collectif » ou le « social » à partir d’une position dominante ou majoritaire. C’est dans les travaux sur les émotions, issus des perspectives féministes que j’ai pu trouver les ressources pour une analyse reconsidérant ces qualifications – « particulières », « personnelles » – comme un produit de relations sociales, i.e. de domination. L’efficace sociale de ces relations – pour la question de l’identification et la compréhension des émotions – apparaît plus nettement à partir d’expériences liées au genre. Une analyse des émotions, à partir d’une position subordonnée ou dominée, emprunte d’autres chemins dégageant une dimension politique des émotions, en tout cas de leur disqualification, de leur minoration ou de leur invisibilité.

C’est bien l’objet de l’éthique et la perspective du care, que nous avons développée ailleurs, mais qui nous semble dorénavant inséparable d’une mise en cause des analyses classiques et majoritaires des émotions (en termes d’opposition rationalité/affectivité, ou de rationalité sociale des émotions), et d’une redéfinition de la moralité en termes d’émotions. Les émotions sont des formes de jugements moraux ordinaires, d’engagements avec le monde qui ont trait à la moralité. Elles ne relèvent pas de l’expression subjective arbitraire, ou de la normativité sociale qui définirait sans critique des émotions appropriées. La moralité exprimée dans l’émotion n’est pas celle d’un groupe ou d’un collectif réclamant une adhésion aveugle, totale et immédiate, mais celle d’un cercle plus large dont la définition est toujours une question : l’émotion requise dont l’absence jette le trouble sur l’agent est celle qui exprime une signification proprement humaine des circonstances.

On ne peut discuter le capitalisme émotionnel sans clarifier l’idée d’une moralité des émotions. Celle-ci oblige à penser à nouveaux frais, à l’écart des éthiques normatives mais aussi des conceptions sociologiques disponibles de la moralité, l’articulation ou l’intrication du social et du moral, et par là à re-conceptualiser l’agent social en sorte de lui reconnaître des capacités morales qui ne sont réductibles ni à de « simples » reflets de sa position sociale, ni à des fonctions d’une rationalité sociale ajustées aux conventions. Au bout du compte, ce sont bien une vision restrictive de la moralité et une vision extensive et conformiste du social qui font obstacle à un compte rendu sociologiquement acceptable de la moralité des émotions.