Ils sont multiples. Ils publient des livres nombreux. Pas des publications d’avant-garde confidentielles : des romans qui gagnent des prix, des best-sellers traduits en plusieurs langues. Leurs identités sont opaques, leurs signatures miroitantes. Ils écrivent (ensemble ou pas) des fictions qui ré-écrivent notre monde (réel ?) à partir de décalages mineurs – petits décalages minorisants qui contre-fictionnent une situation historique en la ré-envisageant du point de vue d’une minorité en lutte contre ce qui l’opprime. Leurs gestes d’écrivain, aussi variés soient-ils, disent une même chose : je suis multitude ; nous ne pouvons nous montrer que cachés ; la guerre est partout, de tous les temps et toujours singulière ; l’espoir n’est pas à trouver dans un lendemain qui chante, mais dans l’aujourd’hui qui résiste ; la résistance n’est pas contre un ennemi (invisible), mais pour l’affirmation de notre force collective. Évoquons deux illustrations de ces agencements contre-fictionnels d’énonciation collective, pour l’exemple.
Les hétéronymes Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer (et quelques douzaines d’autres) se distribuent des écrits issus de la même dizaine de doigts et participant d’une même littérature carcérale « post-exotique anarcho-fantastique ». « Plusieurs voix parce que nous sommes plusieurs. Un seul univers obsessionnel, parce que nous sommes enfermés ensemble et que nous le serons jusqu’à la fin. » Depuis le quartier à haute sécurité où ils sont incarcérés, interrogés, brimés, suicidés, cette multiplication de soi adresse des textes (généralement brefs, mais accumulant quatre ou cinq mille pages en vingt-cinq ans) à d’improbables « camarades et sympathisants à l’extérieur des murs ». Ces textes inventent leurs formes (romånces, Shaggås, narrats, novelles ou entrevoûtes), leurs tonalités (chamanique, bardique), leur ontologie (carcérale, ornithologique, apocalyptique), leur idéologie (bolchévique, internationaliste, égalitariste fanatique).
On est bien dans le monde des contre-fictions avec ces « adversaires forcenés du capitalisme » qui « a instauré son Reich de mille ans ». Est-on vraiment dans la fiction ? « Les faits sont à peine camouflés sous des voiles de fiction. Les décors concentrationnaires ne trompent personne. […] Rien n’est inventé, il n’existe pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la réalité et nos fictions ».
C’est sur ce papier à cigarette que le collectif italien Wu Ming inscrit ses narrations. Le dispositif est ici inversé : une demi-douzaine de mains se confondent sous la déclinaison d’un même nom commun (modulable en projets solos : Wu Ming 1, Wu Ming 2, Wu Ming 3, etc.). En théorisant leur pratique sous l’égide d’un « Nouvel épique italien », Wu Ming imaginent des « fictions d’histoire alternative » en « racontant les moments durant lesquels des développements alternatifs étaient possibles et l’Histoire aurait pu prendre d’autres chemins » : « que se serait-il passé si un événement (par exemple : la défaite de Napoléon à Waterloo, l’attaque de Pearl Harbor, la contre-offensive de Stalingrad) ne s’était pas produit et avait donc induit par défaut un autre cours de l’Histoire ? »
Que certains fassent semblant d’être plusieurs alors qu’ils sont seuls (sans l’être vraiment), que d’autres partagent une même signature alors qu’ils sont multiples, que l’écriture carcéralise le présent ou qu’elle libère les virtuels du passé, les agencements contre-fictionnels d’énonciation collective sont animés par une force d’instauration dont les propriétés touchent à la magie : Volodine, Bassmann et leurs hétéronymes font advenir dans la réalité les « sympathisants » (lecteurs) qu’ils fantasment du fond de leurs cellules imaginaires ; en invitant leurs narrataires à devenir-mohawk et à éclairer le continuum historique à la lumière d’un décalage minorisant, Wu Ming déplacent les perspectives qui cadrent et structurent la construction de notre réalité à venir.
Dans les deux cas, la contre-fiction n’est pas tant une irréalité qu’un mode d’insertion, d’investigation, d’altération et d’intervention dans notre histoire en train de s’écrire. Elle est aussi un mode de survie dans une réalité insoutenable, close sur l’illusion de son autosuffisance : « Être écrivain signifie pour nous construire vainement une précaire terre d’exil et essayer d’y aborder à plusieurs pendant nos rêves. […] Au fond, si nous avions accepté le luxe du silence, il n’y aurait jamais eu de littérature post-exotique. Et personne dans le public n’aurait souffert d’un manque. Mais on ne peut nier qu’alors l’incarcération aurait été encore plus dégradante, plus détestable. Et que nous aurions déjà tous et toutes, à l’heure actuelle, disparu[1]. »
[1] Pour une première expédition dans le monde post-exotique, on peut commencer par Les anges mineurs d’Antoine Volodine (Seuil, 2001) ou Avec les moines-soldats de Lutz Bassmann (Verdier, 2008) ; pour une auto-présentation d’ensemble, voir La littérature post-exotique en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998) ainsi que « Récapitulatif pour d’autres nous autres ainsi que pour nous-mêmes et nos semblables ou dits semblables » (2011), dont sont tirées les citations ci-dessus, disponible en ligne sur http://revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/francais/publications/no2/carte_blanche_volodine_fr.html. Pour le manifeste « New Italian Epic. Memorandum 1993-2008: Littérature narrative, point de vue oblique, retour vers le futur » et les autres publications, activités, actualités de Wu Ming, voir le site www.wumingfoundation.com