Les thèmes de la crise de la démocratie (et pourtant elle sur-vit, fluctuat nec mergitur, le moins mauvais des régimes) sont traités à satiété, voire même surtraités. Ils sont surtout maltraités. Multitudes a déjà abordé la question et les problèmes que soulève la démocratie en écho au pluriel du titre de la revue1.
Revenons un peu en arrière. Notamment sur une lecture de l’histoire qui à la suite d’Augustin Thierry, pose déjà l’affrontement inter-ethnique, les Celtes conquis et les Francs conquérants, puis les Normands (déjà la lutte entre dominants et dominés) ; puis sa transformation en conflit permanent que se livrent des classes sociales au pluriel (aristocrates, bourgeoises, paysannes, classes populaires urbaines), puis au singulier la classe ouvrière contre la coalition des autres classes cherchant à contrer son ascension. Cette histoire revisite déjà l’histoire romaine de Tite Live qui elle-même s’écrivait pour marquer sa différence avec le cas athénien. La notion de lutte de classe(s) (avec ou sans pluriel) prend le contrepied de la démocratie athénienne postulée quant à elle entre égaux à l’exception pourtant énorme des femmes, des esclaves, des métèques (résidents étrangers non citoyens). Le pouvoir de décision ne compose pas l’avis d’égaux mais subit une remise en cause radicale. Certes, les classes sociales ne pré-existent pas à leur lutte, elles n’existent comme telles (c’est-à-dire classes en soi et pour soi) que dans la mesure où elles combattent le système jugé à priori défavorable à leurs intérêts. Elles utilisent les mécanismes de la démocratie pour se renforcer notamment quand elles se trouvent recouvrir une large majorité de la population face aux paysans, aux artisans, aux bourgeois. C’est l’âge d’or du capitalisme industriel où le cœur du salariat et de tout travail dépendant est ouvrier. Les difficultés avec les règles de la démocratie (le pouvoir, au moins formel, à la majorité de la population consulté par des élections libres) deviennent assez vite quand apparaissent les classes moyennes d’une part, et surtout lorsque se défait l’unité réelle de la classe ouvrière productive en ouvriers de métier, en ouvrier-masse déqualifié, puis en ouvrier social (si l’on reprend la terminologie de l’opéraïsme italien). La question classique des « alliances de classe » devient alors celle de l’unité de la classe ouvrière elle-même entre ses différents segments. La solution recherchée à cette division interne, c’est le rôle moteur de l’idéologie (ou « conscience de classe ») tandis que l’astre de la démocratie de 1848 pâlit et que la « dictature du prolétariat » (comprenons : tout le pouvoir de l’État aux représentants de l’intérêt ouvrier) progresse et finit par s’imposer dans le modèle du « socialisme réellement existant » comme l’anti-démocratie par excellence. Comme si ce mauvais épilogue ne suffisait pas, s’y ajoute une nouvelle tuile, celle de la décomposition de classe avancée (on se souvient de Georges Marchais parlant de la démocratie avancée). C’est déjà un premier paradoxe amer que l’analyse de la composition de classes quand elle est sérieuse, finit le plus souvent par dresser un constat quasi clinique de la division au sein des classes supposées unies, et donc par aboutir à un précis de décomposition stratégique. Le taux de syndicalisation n’y a pas résisté. Deuxième paradoxe : après la vague de décomposition du côté de l’analyse marxiste (la position dans le procès d’exploitation du travail masculin dépendant) est venu le tsunami de l’analyse selon les critères du genre, des classes subalternes, de la couleur, de la colonisation. On voulait une théorie unificatrice de la composition de LA classe, préalable indispensable à sa recomposition, on en voit depuis trente ans essentiellement la décomposition. L’étendue du problème de la réunification est telle que l’on ne peut plus échapper au problème de la co-délibération, c’est-à-dire du cœur même de l’interrogation démocratique. Si l’on ne pose pas la démocratie comme méthode pour arriver à de l’unité, au grand nombre, on ne peut pas traiter tout simplement le problème de la libération et de l’allègement du handicap de l’exploitation. Le mouvement ouvrier traditionnel avait posé que l’exploitation était le socle matériel et la libération le résultat. On a désormais exactement l’inverse pas simplement chez les marges de la société mais pour le grand nombre : le préalable de la libération des corps et des esprits est le socle, le postulat politique la méta-règle de la méthode politique, et la diminution ou l’affaiblissement de l’exploitation, le produit de la lutte politique. Autrement dit avec une telle fragmentation, décomposition de la classe dominée, la démocratie, l’égalité de statut des citoyens enquêteurs2 est la seule voie pour être capable de se mouvoir intelligemment dans le labyrinthe à travers lequel la coordination d’une multiplicité d’agents humains donne des réponses supérieures à des questions urgentes et vitales.
Les révolutions technologiques récurrentes du numérique et la reconfiguration permanente non pas de la révolution (n’en déplaise au camarade Trostky !) mais du capitalisme (en capitalisme cognitif, des plateformes, de la surveillance mais aussi de la transition écologique) entrainent une redéfinition permanente de la relation entre travail productif et vie improductive et conduisent à parler d’un peuple-devenir-multitude. Comment l’autonomie de tout ce processus conduit-elle à parler de multitudes au pluriel en pleine querelle et sainte croisade du prétendu universalisme « français » versus wokisme américain ? Comment décliner aujourd’hui la pulsation démocratique autrement que dans l’irruption du vivant sur le plaqué des institutions provoquant un comique auquel Bergson n’avait pas pensé ?
Démos et cratos
Quel universel historiquement déterminé peut-on mettre dans le démos (peuple) de la démocratie dont on subodore que quelque chose en lui, de lui comme puissance, conditionne fortement le cratos (pouvoir) ? De ce peuple qu’il y a dans l’expression « pouvoir populaire » ou « peuple souverain » finalement plus invoqué et brandi comme ultima ratio qu’analysé froidement ? Les variétés de capitalisme et de classes dominantes sont bien pauvres à côté des proliférations de nouvelles formes de classes et de luttes. Les secondes s’avérant premières par rapport aux raffinements des découpages sociologiques ou métaphysiques des premières.
Démocratie, est-ce, conformément à l’étymologie, le pouvoir, tout le pouvoir au Peuple ? Une vraie table–gigogne (la comparaison avec les poupées russes étant plutôt mal venue en ces temps de guerre) s’ouvre depuis Athènes. Le pouvoir ? Vous avez dit pouvoir : état de fait ? État de droit ? Le Peuple avec ou sans majuscule ? Démos (le dème et pas la population, toute la population, mais les citoyens adultes, mâles (pas les femmes, pas les enfants), libres (pas esclaves), du sol (pas les commerçants, les étrangers, pas les mixtes selon la loi de Périclès) délivrés du travail dépendant, se livrant à la politique comme otium, libres de toute attache ? Ou bien le démos des dèmes de la conscription militaire surtout maritime et particulièrement, de la flotte ? Dans tous les cas, une base d’oligo-cratie ou oligarchie quand on l’examine rétrospectivement selon nos critères, qui se présente ou est représentée comme gouvernement du grand nombre, ce qui expliquerait que le pouvoir, d’emblée à Sparte et finalement à Athènes, finisse par verser dans l’oligarchie ou l’aristocratie de fait avec une plèbe implicite et menaçante que sait flatter le gouvernement tyrannique des Trente avant son institutionnalisation dans la République romaine.
L’histoire de la constitution en classes sous le capitalisme (des pauvres aux prolétaires, des classes bourgeoises et marchandes à la classe des capitalistes et à la classe ouvrière des saintes écritures révolutionnaires) doit être revisitée soigneusement (et on peut dire que ce travail de longue haleine est en cours) pour comprendre la centralité de la question « démocratique » et pourtant, et en même temps, son caractère exceptionnel entre la démocratie sans luttes et les luttes de classe sans démocratie.
C’est ce qu’explore le texte de Giuseppe Cocco Tronti à Minnéapolis, cherchant à caractériser l’étendue de la provocation théorique (Lénine à Détroit) et du programme de renversement « opéraïste » qui consiste à voir toute l’histoire du capital dans l’histoire de la classe ouvrière et pas l’inverse. En revisitant l’épisode du New Deal, réponse à la Grande dépression des années trente, Cocco nous invite à poser la question d’un nouveau New Deal en réponse à la crise actuelle, qui est moins un « écroulement final » du capitalisme (cher aux Seconde, Troisième et Quatrième internationales – rajoutons la Cinquième situationniste à la Julien Coupat) qu’une crise de la démocratie post-néolibérale et en même temps, une déconstruction sévère des catégories de la domination de classe, alors que s’invitent sur la scène comme protagonistes essentiels les dominations de genre, de race, de classe, le tout dans une crise de l’oikos vivant (la maison des non humains qui brûle).
Sans doute faut-il postuler, à l’instar de l’encastrement de Karl Polanyi, qu’une nouvelle grande transformation des affrontements comme de nouvelles règles d’inclusion dans la délibération politique est au travail ; que de nouveaux sujets se révèlent dans la partition « démocratique ». Par exemple, sous quelles formes les composantes de Gaïa (les fleuves, les forêts, l’Amazone avec une majuscule de quasi continent, les espèces non humaines) peuvent-elles être prises en compte, s’exprimer, question posée par Bruno Latour et par Camille de Toledo pour la Loire, même si c’est sous une forme encore très tâtonnante3.
Nouvelles inclusions démocratiques
On pressent que la question écologique, que l’agency (capacité de faire histoire et processus d’empowerment) des luttes de libération, c’est-à-dire l’éveil – wokisme – (le pentecôtisme s’appelle « religion de l’éveil ») aux questions du milieu, de l’activité des corps (dont le travail n’est qu’une partie, les handicaps, les classes d’âge sont d’autres catégories tout aussi importantes), de l’assignation de genre (gendrification), des phénotypes producteurs de barrières de couleur et du racisme, sont absolument nécessaires à la revitalisation des démocraties anémiées par l’épuisement des catégories précédentes des classes « dominées ». Bref, il s’agit d’explorer (comme dans l’examen de la démocratie antique) ce qu’excluent ou rejettent allégrement dans l’ombre les fonctionnements de la démocratie actuelle. Voilà la base de l’enquête démocratie beaucoup plus que les assemblées consultatives de citoyens de base que l’État Sommet tire au sort pour l’éclairer.
Développant ce que nous avons déjà esquissé dans Multitudes nous voulons traiter de la nature de la contre-révolution néo-libérale et de la sous-estimation dramatique des transformations qu’elle a opérées dans les nouveaux sujets de l’affrontement démocratique. Disons que, loin d’être une contre-révolution essentiellement idéologique (la vieille histoire selon laquelle Margaret Thatcher a eu la peau des mineurs et des syndicats), la financiarisation, le post-fordisme et la mondialisation avaient largement préempté la bataille et produit des transformations réelles. La fameuse phrase « there is no such thing as society » a signifié en fait une libération de l’individu comme corps et pas simplement comme le consommateur bien sage de G. S. Becker, optimisant tout y compris son revenu sur la totalité du cycle de vie (dit revenu permanent), avec une hiérarchie finale dans laquelle le salaire n’est que transitoire avant qu’on découvre son revenu permanent dans le montant de sa retraite grevée de décotes.
Ces nouveaux « sujets » de mécontentement incluent le corps sans organe, une importance jamais vue ou reconnue aux luttes de libération (dont celles de la famille, de la vie et du monopole masculin sur la vie) qui faisaient passer au second plan les luttes contre l’exploitation, mais aussi, contre la domination économique, l’exploitation du travail salarié au sens étroit du terme. En cela la révolution néo-libérale ne faisait que suivre les nouveaux contours de la conflictualité sociale. Elle se servait d’une dynamique de libération multi-dimensionnelle pour en faire le carburant du moteur du consensus.
Ici, il faut suivre les transformations de la monnaie, du travail, de la libération vis-à-vis du travail dépendant, auto-entrepreneurs, « grande démission » actuelle, activité procurant un revenu à travers l’auto-activité de connaissance sur et par le capitalisme des plateformes numériques. Il en est résulté une transformation des subjectivités (avec les transformations corrélatives du rôle du crédit, de la finance, de l’accumulation patrimoniale des ménages) ; le capitalisme ayant offert à partir de 1980 une alternative à la course augmentation nominale salaire/inflation gérée par les syndicats depuis le New Deal, la lutte de classe traditionnelle a marqué le pas, mais ce qui s’est épanoui alors a été une affirmation de la vie et des besoins d’un environnement vivant (d’autant que la crise écologique montait en parallèle) pris en charge par le travail du care. Et ceci ne pouvait plus être accompagné qu’au niveau des banques centrales par la théorie quantitative de la monnaie.
La fin de l’ère néolibérale
Pourquoi l’indépendance des banques centrales vis-à-vis du duopole syndicats/États nationaux et le niveau d’emblée mondial requis pour suivre la variable développement humain non commensurable à la société (effectivement totalement ravagée par le thatchérisme, mais déterritorialisée et pas détruite) n’ont pas fonctionné avec l’apparition dès 1996-97 des crises financières, puis avec la crise financière de 2007-2008 et la crise de la dette grecque ? Parce que l’ampleur de la création monétaire nécessaire à ce développement de la libération individuelle a complètement fait sauter les politiques d’austérité (voire aussi d’autres variables comme la mobilité de la population, les migrations internationales).
À partir de ce moment (2008 et 2010-2012), l’ère néolibérale s’est achevée. On assiste à une croissance de luttes pour de nouveaux espaces de liberté, une bipolarisation qui correspond, dans les cycles précédents du XIXe et XXe siècles, à des montées d’affrontements (radicalisation, réaction de devenir-identitaires et minoritaires, du côté blanc). On est dans une période post-néolibérale. Et la question de la démocratie matters comme celle de la vie des noirs, des femmes, des minorités, entre les catégories et les classements de genre, de race, d’ethnies.
1Yann Moulier Boutang, « Géopolitique des masses, Entre plèbes et multitudes, rentes et corruption », Multitudes, 2018, no 70.
2Voir l’article de Sandra Laugier dans ce même numéro.
3Voir le dernier livre de Bruno Latour, véritable nouveau Manifeste du Parti de la classe écologiste que j’ai commenté dans Ecorev, 2022, no 53.