97. Multitudes 97. Hiver 2024
Hors-Champ 97.

La Septième République rampante et les impossibles programmes de la politique institutionnelle

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On a pu dire, avec l’imbroglio ouvert par la dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024, que la Cinquième République avait vécu : l’absolutisme de la Constitution gaulliste était caduc. La cohabitation enrayée, les trois blocs ne se raccommodant pas en deux, les combinaisons des centres de retour avec deux zones très sensibles, l’articulation LFI et le reste du Nouveau Front Populaire, les Républicains sous leurs divers avatars et le centre d’un côté, le RN de l’autre. Bref la « chienlit » parlementaire, aurait dit un vieux bougon gaulliste à la Pasqua. Charles Millon, l’ancien ministre gaulliste de la Défense, ne réclame-t-il pas le retour au Septennat ? Sommes-nous pour autant à l’aurore de la Sixième République tant appelée de ses vœux par J.-L. Mélenchon ? Ou à un coup d’État comploté par E. Macron, selon F. Lordon qui se croit en 19581, après démonstration faite de la triple impotence de l’ex-majorité, de la gauche unie et du RN ? Probablement pas. Nous aurons plutôt une addition des moins bons côtés de la Cinquième et des retours (ou renvois gastriques, if you wish) de la Quatrième, sans changement de régime / une sorte de Septième République rampante à l’ère de Trump. Thèse, antithèse, choucroute, aurait dit Jean Yanne.

L’impasse

Commençons par l’impasse qui s’est construite en deux mois et qui a persisté intacte après les Jeux Olympiques. Nous en questionnerons ensuite les raisons. « Si c’est un beau désordre, feignons d’en être les organisateurs », disent tous ceux qui s’en prétendent les « acteurs », du Président de la République, aux ministres en suspens, mais bien votants dans le nouvel hémicycle et en cet automne, aux soutiens sans participation inavoués depuis les deux extrêmes de l’Hémicycle. Nous entrons ici dans le jeu du jugement indéfini et le labyrinthe avec plafond de verre.

Au second tour des législatives, entre 60 et 70 % des votants, nombreux cette fois-ci, ont voté Non-RN. Ce qui ne veut pas dire pour l’un des partis qui constituaient cette majorité de rejet. Pas de majorité absolue au RN, même pas relative. C’était déjà fort de café. Quant au vote du premier tour, il a lui aussi largement recouru à des votes contre. Voter pour le RN, c’était voter contre des étrangers présents et à venir, entendus surtout comme des musulmans et des derniers arrivants, pas pour un programme précis. Voter LFI, c’était aussi voter contre Macron, et très accessoirement pour un programme de gouvernement.

On a bien vu que formuler un vote d’adhésion à un parti ou à un programme faisait entrer dans un drôle de labyrinthe, au troisième tour de la constitution d’une majorité de députés élus (élection à la présidence de l’Assemblée Nationale, puis à celles de commissions et enfin au choix d’un premier ministre de cohabitation à présenter au Président). Le vote par jugement indéfini (« tout sauf ») touche à la fois les sondés, les électeurs, comme les états-majors des partis. Le « ni LFI, ni RN » n’est pas réservé aux stratèges sophistiqués : ainsi, selon un sondage très sérieux, 70 % de électeurs ne veulent pas d’un premier ministre Nouveau Front Populaire issu de LFI (Mélenchon n’est plus seul à rencontrer un rejet). C’est un peu erratique, et par élimination réciproque, le verdict démocratique devrait retomber sur ses pieds après quelques galipettes. Erreur là aussi. Ce serait bien le cas si le principe du tiers exclu était respecté. Mais avec le jugement indéfini et l’abandon de ce principe, une astuce des Stoïciens, ce n’est pas parce qu’on a choisi non-noir (par exemple RHaine) qu’on a voté pour le blanc (le Front Républicain), son supposé contraire, et qu’il n’y a pas de place pour mille nuances de gris. Admettons que l’électeur un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, daltonien, se fraie un chemin un tantinet tordu. S’il est continument éconduit dans un labyrinthe, il peut lui prendre envie de se hisser au-dessus des haies, de changer de plan pour trouver un itinéraire de sortie.

C’est là qu’il découvre trois plafonds de verre qui affectent les trois tiers de l’hémicycle, c’est-à-dire sa quasi-totalité, et font qu’aucun de ces tiers (qu’il soit monolithique, comme le RN, de coalition centre/centre droit pour feue la majorité, ou de gauche/centre gauche pour le Nouveau Front Populaire) n’accède à une majorité stable. On l’a vu quand, fin août, Lucie Castets, candidate sérieuse à Matignon pour le Nouveau Front Populaire, s’est vu signifier par la droite « républicaine » et par le RN qu’elle affronterait immédiatement une motion de censure. La candidature de Laurence Tubiana, elle, avait fait trois petits tours et s’en était allée.

Premier plafond de verre : la question de l’immigration et des étrangers (ou la résistible ascension du RN)

Même si cela constituait une grande partie de son fonds de commerce et le ciment de son unité en interne, annoncer la révision du droit du sol, barrer de jure l’accès de postes publics à des secondes générations ou à des naturalisés, même si cela se pratique de facto, dans un pays « tissu de migrations » (comme le disait joliment une banderole Place de la République), qui compte entre un sixième et un tiers d’enfants venus d’ailleurs (comme tout pays européen), était se tirer une balle dans le pied ou doubler le plafond de verre auquel il se heurte. La mobilisation de « l’arc républicain » lui a dû beaucoup. Il y a fort à parier qu’après l’antisémitisme, la sortie de l’Euro, celle de l’Europe, Madame Le Pen et son poulain devront mettre ces thématiques en veilleuse, voire en souffler les bougies d’enterrement pour sortir de son étiage de 12 millions d’électeurs qui s’avère finalement un cul de sac auquel s’était déjà heurté son père.

Ce plafond de verre aurait pu conduire l’électorat vers une sortie par le haut (le centre ou la gauche), n’eussent été deux autres plafonds de verre qui affectent tout autant et tout aussi radicalement les deux autres tiers partis.

Deuxième plafond de verre : du côté de l’ex‑majorité macronienne

L’ex-majorité macronienne, déjà ric-rac et qui la fait loucher dangereusement à droite depuis 2021, n’est pas limitée par son absence d’ambitions sociales, contrairement à ce que croit la gauche. Non, il demeure un fort écart entre les Républicains de quelque tendance qu’ils soient (Larcher, Ciotti, Wauquiez) et les macronistes de droite (centristes à la Bayrou, Philippistes, Lemairistes). Le plafond de verre porte sur leur obsession d’une économie de l’offre – ce qui à l’extrême limite se conçoit face à des obsédés de la relance keynésienne par la demande, mode 1945 : ils veulent à tout prix faire « dans le social », « réduire le chômage », « faire que le travail paie » (au moment où l’intelligence artificielle met le travail dans tous ses états à tous les étages, des coursiers aux PDG, des chercheurs aux « créatifs »), « mettre les chômeurs au travail », « durcir » les conditions d’accès à une indemnisation de toute forme d’inactivité y compris chez les Intermittents du spectacle, bref reprendre le credo de toutes les lois sur les pauvres d’avant le XIXe siècle : faire que jamais un pauvre puisse gagner plus de revenu que le « travailleur le plus mal rémunéré ». Antienne démago-sarkoziste, quand la « valeur-travail » est passée du communisme et du socialisme réel à la droite. S’ils ont compris une partie de la globalisation financière de l’économie, en particulier les conditions d’attractivité de la finance internationale, ils en déduisent de façon totalement erronée que le système fiscal ne doit pas être profondément remanié, ni se couler dans les nouvelles formes de richesse en abandonnant la panoplie obsolète de l’impôt sur le revenu pour une taxation beaucoup plus faible mais de toutes les transactions financières qui représentent entre dix fois et 50 fois le PIB. Il y a dans le macronisme financier (et ce que le jeune Macron n’a pas appris de son passage chez Rothschild, contrairement à ce que pense naïvement Gaël Giraud2), beaucoup plus de Guizot que de Marx, c’est-à-dire une morale accompagnée de facilitations fiscales de l’« Enrichissez-vous ! ». Et pas une réflexion sur les mutations très profondes de la richesse (devenue essentiellement financière3) et de ses racines matérielles (mutation radicale du travail productif, écologiquement productif et pollinisateur).

D’où le côté étonnement réactionnaire, très XIXe siècle, et le modernisme Louis-Philippard de l’hôte de l’Elysée. L’obstacle épistémologique sur lequel vient buter le réformisme de ce centre qui n’a rien transgressé ni disrupté du tout, c’est qu’il fantasme sur l’indemnisation du chômage en deçà de Keynes, en affirmant que les politiques sociales, « ça coûte un bras », que le système fiscal est « à cran », sans voir que le chômage est loin d’être le mal absolu car il indique souvent la bêtise de l’allocation productive extractiviste forcenée, polluante, destructrice à l’heure de la bifurcation écologique. Si le travail dépendant salarié s’effectue au détriment de l’activité pollinisatrice éco-humaine dans son ensemble, il est nuisible et finalement improductif, destructeur. La décumulation des communs négatifs n’est pas seulement iconoclaste pour les adorateurs du béton, elle est aussi une décumulation de la classe ouvrière, beaucoup plus douloureuse, comme le vote proTrump de montagnes bleues de Pennsylvanie vient de le montrer. On étonnerait plus d’un macroniste moderniste qui présente tous les tics culturels du capitalisme financier en lui disant qu’il est affreusement socialiste, réal-socialiste des années staliniennes, mais c’est pourtant bel et bien le pied de nez que nous offre la situation. Pied de nez accentué quand on voit le « ravissement » où le réarmement « productif » et l’éloge des cols bleus, de la puissance militaire pour elle-même, plongent ces nouveaux Saint-Simoniens.

On pourrait espérer, cela écrit, qu’à gauche de l’hémicycle, par tradition culturelle, crever les plafonds de verre est une tradition révolutionnaire. Que nenni ! L’énergie de sortir des sentiers battus est toujours là, mais un troisième plafond de verre bloque tout changement de plan pour sortir des apories qui s’expriment dans l’emploi du jugement indéfini. Quel est-il, à propos ?

Troisième plafond de verre : la question écologique dans la gauche

Une révolution écologique a bien eu lieu à gauche, y compris à LFI et au Parti Communiste. Parler de production, de PIB, de croissance du salariat comme horizon suprême en oubliant la planète, la paupérisation croissante de la biodiversité, « l’avenir de nos petits enfants », est ringard certes, mais aussi carrément coupable. On trouve de moins en moins de climato-sceptiques dans les gens de gauche réfléchie. Mais cette révolution reste souvent formelle, y compris dans la gauche socialiste davantage proche des écologistes que la tradition du communisme réel. Elle n’est pas allée au bout des choses.

La cause écologique nouvelle dans sa logique est la plus formidable contestation du travail humain extractiviste et dominateur de la planète. Grattez un peu le vernis écologiste à gauche, et vous retrouvez déjà les mêmes préjugés macronistes sur la valeur morale et « raisonnable » du travail, jusques et y compris chez Dominique Méda ou Thomas Coutrot. Avec une différence cruelle : le camp du centre n’avait pas en charge historiquement les classes « laborieuses » et populaires, tandis que la Gauche, elle, ne doit pas « désespérer Billancourt ». Non que ce commandement n’ait pas survécu formellement dans le surmoi des partis issus de l’épopée de la classe ouvrière. Mais il y est demeuré comme un « mauvais génie », une sorte de loi à laquelle on obéit sans comprendre. Au lieu de formuler les nouvelles lignes de démarcation tranchantes que l’écologie politique fait d’ores et déjà apparaître au sein des vieilles classes productives, et sur lesquelles construire de nouvelles alliances politiques – à l’instar de ce qu’avait fait Marx avec les vieux ordres des corporations en tirant jusqu’au bout les conséquences de la grande industrie – la Gauche a continué à allumer des cierges sur l’autel de la classe ouvrière et du salariat générique.

Or cette momification pour la forme, comme celle des cadavres de Lénine sur la place Rouge ou de Mao à Pékin, ne tenait pas compte de la dévastation que le capitalisme financier, combiné au rasoir d’Ockham de la nouvelle raison écologique, produisait dans la conscience même de l’ancienne classe productive. Le sentiment d’être devenu inutile, voire nuisible. Marx disait déjà qu’être travail productif était un malheur. Adage qui a toujours prodigieusement agacé Lénine, Staline et Mao. Par « malheur », Marx entendait sans doute, pour le prolétariat, se retrouver du côté du manche, du côté de son ennemi intime et complice actif dans l’effacement du vieux monde, ce qui était toujours cela de pris d’un point de vue « progressiste ».

Depuis, la situation de ce qu’est que le véritable productif et celui qui est devenu improductif a bien évolué. Produire de la plus-value (survaleur) pour un capitaliste lambda n’est plus une garantie de « travail productif », « prométhéen » et « libérateur ». Autrement dit, désormais il y a col bleu ou blanc et col blanc ou bleu. Imaginons le double deuil qu’est pour cette périphérie productive (pas toute, car celle qui fabrique des puces à Taiwan est plutôt stratégique) que l’avenir qui lui est dessiné de plus en plus : celui de devenir une relique du vieux nouveau monde promis à une résurrection partielle ou bancale de la réindustrialisation. L’expression anglaise de la rust-belt (ceinture de rouille), qui court partout sur tous les anciens joyaux du capitalisme industriel extractif, de Birmingham à Detroit, de la Ruhr aux corons du Nord Pas-de-Calais ou à la Ciotat, le dit cruellement, en attendant ceux qui vont toucher la Chine. Ce sont ces mêmes lieux, qu’un populisme d’un nouveau genre est venu hanter. Front National : le terme a été repris sciemment par Jean-Marie Le Pen des mains du Parti communiste d’après-guerre qui voulait faire « l’union nationale » dans le contexte de fermeture des chantiers navals de la Ciotat. Basculement conservateur et pro Brexit à Leeds ou Manchester. Trumpisme dans la région des Grands Lacs américains à la ligne bleue des Appalaches, de Détroit à Pittsburgh. Sans compter l’ex-RDA, berceau de l’AFD, mais aussi le virage à droite de la Suède, de la Finlande, des Pays-Bas, du Danemark, sans compter la très industrielle Pologne.

Quand un tel retournement radical du pour au contre se produit, on ne peut se contenter d’euphémiser la situation ou de ménagements chèvres-choux. Il y a une vraie crise de la gauche, qui ne peut plus faire la synthèse de Jaurès puis de Thorez entre les mineurs et les campagnes radicales. Il appartient aux intellectuels de « l’extérieur » (tant pis pour cette concession à Lénine et aux avant-gardes) d’assumer le rôle périlleux, ingrat daider à crever le plafond de verre du nouveau travail productif. Bruno Latour avait commencé enfin à le faire dans son dernier livre4. André Gorz avait, lui aussi dit, Adieu au prolétariat dès 1980 et cherché à libérer l’individu du travail. Mais tant que la Gauche, dans toute son étendue, renâclera devant cette révolution mentale, elle ne parlera pas clairement à la vieille « classe ouvrière », avec pour effet de la désespérer pour de bon. Avec le retour de bâton (backlash) dans les urnes et le populisme qui signe le passage à droite du « peuple », dont le glissement de l’électorat populaire et de classes moyennes plus éduquées vers des formes autoritaires témoigne largement dans le monde, pas seulement aux États-Unis et en Europe, mais aussi dans la « plus nombreuse démocratie du monde », qui s’accommode depuis sa fondation de la persistance des castes dans l’organisation des mariages comme d’avoir expulsé à l’indépendance les musulmans, pour venir se retremper de temps à autres dans un racisme ethnique et religieux, la populeuse Inde.

Le caractère caricatural ou carrément ubuesque de la politique – où désormais ne devient perceptible et susceptible de constituer la trame de l’affrontement électoral que ce qui transgresse de façon fantasmatique ces plafonds de verre – génère des formes d’engagement qui miment la violence, jouent avec la vérité, profèrent des énormités dont on ne sait plus qui elles moquent. Nous sommes condamnés à ce régime de la post-vérité, et à une Septième République dans les esprits, populiste et pas de gauche, tant que certaines remises en cause radicales n’ont pas été faites.

Les points d’impact sur les plafonds de verre

Commençons par la cristallisation-crispation autour de limmigration ancienne, actuelle et à venir. Le Rassemblement National plastronne à coup de contrevérités trumpiennes parfumées au musc viril d’Elon, le nouveau ministre de l’Intérieur glapit encore plus fort que son prédécesseur et promet de revenir au projet de loi recalé par le Conseil Constitutionnel. Une bonne partie de la gauche non LFI met en sourdine et s’aligne sur le fait d’être sévère, d’une « sévérité intraitable » avec les migrants en situation irrégulière. La gauche LFI botte en touche, préférant s’adresser aux secondes générations sur le terrain idéologique de l’islamophobie, de la Bande de Gaza rasé(e) et d’un strict juridisme de respect des droits humains quand un clandestin lambda (n’ayant commis aucun crime) « est arrêté » et reçoit une OQTF. Seule une toute petite partie de la Gauche assume le droit des damnés de la terre du Sud à migrer à l’échelle internationale5 !

Pourtant on a oublié le vieil argument auquel nous avions recours dans les années 1970, avec les Collectifs de défense des Sans-papiers : « Le Pen, qui va payer ta retraite, et tes soins, vieillard, si tu veux mettre dehors les immigrés ? La Corrèze ? Il se pourrait que tu aies besoin, comme nous tous, du Zambèze !». En 2023, plus de quarante ans plus tard, nous sommes sortis (et encore pas tout à fait) d’un mouvement sur les retraites ; la réalité et la rapidité de la baisse de la natalité sur le sol français, et donc du vieillissement de la pyramide des âges comme partout ailleurs en Europe et dans le monde, se sont imposées. Donc d’un côté tous les acteurs sociaux, les partis et le gouvernement dissertent sur le déséquilibre rapide de notre système de retraite par répartition dans les trente ans à venir. Ce sont les jeunes qui en cotisant pour leur retraite payent les retraites des vieux, quitte à ce que leurs propres enfants fassent de même6. On se met donc à jouer sur le nombre d’annuités de cotisation. Ce qui passe très mal en France. Mais il faut comprendre que sans la contribution démographique massive des immigrés et leur taux d’activité, les ajustements auraient consister comme dans d’autre pays dont l’Allemagne de prolonger l’âge de départ jusqu’à 67 ans.

Donc les mêmes, dont l’actuel Ministre de l’Intérieur, qui n’est plus de la première jeunesse, comme la plupart des membres du Sénat, se lamentent sur le déséquilibre du financement du système de retraite par répartition, et voudraient radicalement limiter les migrations « qui ne sont pas une chance pour la France », a-t-il radoté au Maroc. Cela s’appelle marcher sur la tête. Pitrerie pour pitrerie, Trump dans ses enflures fait la même chose, même si c’est dans le pays roi des Fonds de pensions qui financent les retraites par capitalisation. À quand la gauche française expliquera-t-elle cela tranquillement aux vieux retraités comme aux actifs pour qui la retraite approche ? Quant à la droite qui aime congénitalement l’autorité, l’ordre, l’ordre et encore l’ordre, mais écoute généralement davantage les patrons que la gauche, faudra-t-il lui mettre sous le nez les statistiques du marché du travail, et les impressionnants exemples de secteurs en tension de recrutement pour qu’elle comprenne que, sans ce travail bassement productif dans l’agriculture, dans les services, dans la santé des vieux, elle sera en sérieuses difficultés vitales. Sans parler des plans de réindustrialisation et de réarmement. Les nouvelles usines vont fonctionner avec quels ouvriers ? Les Hongrois qui se refusent depuis trente ans à toute immigration connaissent une baisse nette de population et quand monsieur Orban veut installer avec des capitaux chinois une grande usine de piles électriques pour remplacer les voitures thermiques allemandes qu’il montait jusqu’à présent, comme les Polonais, il est incapable de garantir la moindre main-d’œuvre locale au point que les autorités chinoises proposent de faire venir chez lui la main-d’œuvre… chinoise ! Pas sérieux tout simplement.

Comptes d’apothicaires et mécompréhension de la financiarisation de la richesse

Venons-en à un autre débat dont il a été furieusement question au Palais Bourbon : le déficit budgétaire et la progression de la dette. La programmation du budget 2025 fait apparaître un déficit de plus de 6 %. Insoutenable, serinent les Nicolas Baverez, d’autant que les taux d’intérêt sont redevenus positifs et qu’emprunter pour combler le déficit budgétaire est encore viable, mais pourrait devenir difficile si les agences de notation (Standard and Poor, Fitch et tutti quanti) dégradaient le crédit accordé aux capacités de remboursement. Là aussi on a assisté à un déchainement plus que trumpien, carrément ubuesque : au secours, la Banqueroute à nos portes, le spectre de la Grèce de 2005-2010. Plus que trumpien parce que, parmi les énormités proférées par le milliardaire promoteur sur l’Amérique malade qu’il allait réparer-soigner, jamais n’a figuré au menu la question du déficit budgétaire américain qui dépasse allègrement les 7 % et risque de tutoyer les 8 %. Notre droite fait mieux que Trump dans les colonnes du respectable Figaro, sauf qu’au lieu des mensonges larges de milliardaires et de géants de l’industrie, c’est la petite bourgeoisie française étriquée qui s’alarme de ses économies, de la dette qui pèsera « sur nos enfants ». Des dizaines de Monsieur Homais se sont succédé à la tribune des assemblées françaises, qui pour fustiger les dépenses inconsidérées du gouvernement, qui pour expliquer sans rire que la fraude à la sécurité sociale par les immigrés, mieux encore ces immigrés malades « illégaux » qui profitaient de l’Aide médicale gratuite, étaient responsables du déficit. Ce que Thomas Piketty a appelé des « comptes d’apothicaires ». Honteux, pitoyable, au point que l’ancien Ministre Lemaire, aux affaires pendant sept ans, devant la Commission d’enquête parlementaire, paraissait un grand seigneur lucide en essayant d’élever un peu le débat. Les Ministres macronistes et les candidats à leur succession auraient dû faire attention à l’un des enjeux importants et très discrets des élections américaines : la régulation du secteur du Shadow Banking et de la Dark Finance alimentée par les Hegde Funds, eux-mêmes largement investis dans le financement des Fonds de pensions qui garantissent la viabilité des retraites par capitalisation. Dès l’élection de J. Biden en 2020, les Démocrates avaient repris ce qu’ils avaient commencé dès l’administration Obama et qui avait été rayé d’un trait de plume par Trump lors de son premier mandat. Fin 2023, ils avaient rétabli un dispositif imposant à ce secteur bancaire de déclarer ses opérations de façon à prévenir un effondrement brutal pouvant entrainer une nouvelle crise de 2008 et probablement à pouvoir imposer leurs transactions. Aux dernières nouvelles, une cour d’appel tenue par des juges Républicains était parvenue juste avant les élections à reporter sa réponse à un recours des acteurs à 2025. Nul doute que la réélection de Trump va réduire au néant le patient travail des Démocrates.

Plus de 100 % du PIB dendettement et 60 milliards de déficit, vous vous rendez compte, Madame Michu !! Telle a été et demeure la rengaine. Trump encore une fois n’aurait pas dit mieux. Pourquoi cette question est-elle si importante ? Parce que, lorsqu’il discute de l’équilibre de son budget au lieu de se livrer à « un concours Lépine des recettes sur les riches » pour la Gauche et des dépenses pour le gouvernement (notamment sur la santé et l’éducation en voie de Tiers-mondisation rapide) au lieu de partir avec cors et trompettes à la chasse à des économies peu glorieuses sur le dos des pauvres et des « humiliés et des offensés », un pays ferait mieux de comprendre comment marche le PIB réel, celui enregistré, comme celui qui n’apparaît pas.

On notera au passage que le même débat a eu lieu en Allemagne, où il est à l’origine de l’éclatement de la coalition le jour même de l’élection de Trump. La Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a voulu se venger d’avoir été jetée par la Cour Européenne de Luxembourg dans son recours contre le Grand Emprunt pour relever l’économie après le Covid, dont tous les États-Membres étaient co-responsables, au motif qu’il aurait été contraire à l’intérêt des citoyens allemands. Elle a, le 15 novembre 2023, condamné le gouvernement de coalition dirigé par le socialiste Olaf Scholz pour avoir enfreint la règle du « frein à l’endettement » et affecté 60 milliards d’euros (destinés à amortir la crise du Covid) à un fonds spécial pour la transformation de l’économie. Le blocage par la Cour Suprême allemande plonge le gouvernement dans une crise budgétaire semblable à celle de la France. Le parti libéral allemand de Christian Lindner, face à ses résultats catastrophiques aux élections régionales notamment en Basse-Saxe où il disparait de l’Assemblée régionale faute d’atteindre la barre des 5 %, décide en novembre 2024 de rompre la coalition en prônant l’austérité et l’acceptation de l’injonction de la Cour constitutionnelle.

Une financiarisation gigantesque de l’économie et de la richesse

Pourquoi ces débats sont-ils ridicules à l’heure où le rapport Draghi insiste sur l’urgence pour l’Union Européenne d’investir plus de 100 milliards par an pour ne pas être marginalisée par la Chine et les États-Unis dans la course aux transformations numériques notamment dans l’IA et dans la transition écologique ? Tout simplement parce que, depuis les années 1990 et plus encore après la crise de 2008, on a assisté une financiarisation gigantesque de l’économie. Certains peuvent penser régler le problème en se déclarant pompeusement « ennemis de la finance », ou bien qualifier cette finance de « complot » à la Soros (un petit peu d’antisémitisme au passage, n’est-ce pas Monsieur Orban !), ou bien encore à l’extrême-gauche imputer au capitalisme libéral un tournant autoritaire voulant la peau de l’État-nation7, comme, à la veille de la Révolution Industrielle, l’aristocratie européenne d’Ancien Régime défendait mordicus le vieux système des impôts, précipitant au passage la crise financière qui allait emporter le Royaume de France.

Mais l’examen du poids de toutes les transactions financières, celles qui apparaissent officiellement, comme celles des hedge funds, montre une croissance exponentielle depuis le XXIe siècle. « Depuis les années 1970, au niveau mondial, tandis que le PIB a été multiplié par 15 et la capitalisation boursière par 50, le montant des transactions boursières a été multiplié par plus de 500 ! Ainsi, en cinquante ans, le rapport du montant total des transactions boursières sur le PIB est passé de 5 % à 200 %. Ces ratios sont des ordres de grandeur car il est devenu très difficile aujourd’hui, avec le développement des multiples plateformes de trading de mesurer le montant total des transactions8. »

Depuis longtemps ATTAC avait prôné une taxe sur toutes les transactions financières (ou Taxe Tobin) et sous la Présidence Sarkozy, la France avait mis en place, comme le Royaume-Uni, une taxe de 0,1 à 0,3 % sur les transactions financières9. On a pu souligner le taux très bas de cette taxe, entre 0,1 % et 0,5 %, qui expliquerait le caractère modeste des ressources qu’elle permettrait de dégager. Mais la véritable explication est que ce ne sont pas toutes les transactions financières qui sont frappées de cette taxe au taux très modeste de 0,3 %. Pour plusieurs raisons : la première, c’est qu’« aujourd’hui, une personne qui achète des actions le matin et les revend avant la fermeture de la bourse n’est pas taxée. Les transactions intra-journalières (ce qu’on appelle aussi “lintraday”) ne sont donc pas taxées. Ce sont pourtant les transactions les plus spéculatives. Ce trading à haute fréquence (renforcé par le remplacement de l’opérateur par des ordinateurs qui agissent en millisecondes) représente également une part importante des transactions mondiales : on estime aujourd’hui que près de 70 % des transactions sont intra-journalières10. »

La seconde raison est que « les transactions financières effectuées dans le cadre du dark banking et des hedge funds, surtout via les produits dérivés11, ne sont pas comprises dans les transactions en Bourse, en particulier dans les Private Equity12 ». Toutes les transactions financières sont facilitées par la dématérialisation numérique. Les monnaies virtuelles comme le Bitcoin participent de cette immense dématérialisation de l’économie, qui commence par les paiements électroniques. Elle se caractérise par sa dépendance envers les anticipations de multiples agents, dans un univers complexe évoluant très vite et prenant des risques et les évaluant de façon permanente. Pour avoir une meilleure idée des ordres de grandeurs : « D’après le World Payments Report 2023 du Capgemini Research Institute, les volumes de transactions dématérialisées (ou numériques) dans le monde atteindront 1 300 milliards en 2023. » Une nouvelle note de l’économiste Gunther Capelle-Blancard montre « qu’une taxe sur les transactions financières similaire à la TTF française ou au stamp duty britannique, appliquée aux pays du G20, permettrait de lever entre € 156 et € 260 milliards par an. L’analyse révèle que ces recettes pourraient s’élever à près de € 400 milliards par an en élargissant cette TTF internationale aux transactions intra-journalières et au trading à haute fréquence13. » Pourquoi la connaissance de la nature désormais financiarisée de part en part de l’économie est fondamentale quand on jauge les déficits, les dettes, quand les banques centrales fixent les taux d’intérêt par le biais du rachat des dettes ? Parce que le niveau de richesse réelle d’une économie, d’un pays, dépend de la puissance de son système financier d’ensemble, en incluant donc toutes les transactions financières qui jouent un rôle clé dans la valeur en bourse des actions, celle des patrimoines, celles des différents types de rente, et par conséquent sur les possibilités réelles de lever des impôts. Évaluer la richesse par le PIB est très insuffisant. Par exemple le PIB en France est de 2300 milliards d’euros, mais les transactions financières boursières, avec toutes les limites que nous avons rappelées plus haut, atteignent 200 % du PIB en 2024 et, si nous comprenons l’ensemble des transactions financières, nous atteignons entre 350 et 500 % du PIB.

L’immense ressource d’une taxe sur vraiment toutes les transactions financières

Instaurer une taxe de 1 % sur 11 500 milliards d’euros rapporterait 1 150 milliards soit plus de 3,2 fois le budget de la France en 2023. J’avais expliqué dans LAbeille et léconomiste en 2012 que l’on pouvait évaluer l’activité productive réelle des abeilles en comprenant la pollinisation et les externalités positives qu’elle engendrait par rapport à la simple mesure de la valeur marchande du miel à 500 à 5 000 fois. Je prétends qu’au niveau de socialisation, de complexité de l’activité humaine, de sa biodiversité humaine (qui fait du travail reproductif par exemple, et de l’ensemble du care, la face cachée et négligée de la sphère économique), la véritable richesse se mesure à la pollinisation. La finance actuelle ne fait que suivre le mouvement et l’enregistre de plus en plus. Toute imposition doit se fixer au niveau de la richesse réelle d’une économie. Parler, dans nos économies actuelles, de dette insoutenable est d’une insoutenable bêtise et procède d’apothicaires qui devraient reprendre des cours intensifs d’économie réelle au lieu d’ânonner la séparation entre la monnaie et la finance maîtresse d’illusion et la bonne économie réelle qui, elle, ne mentirait pas, comme la terre du Maréchal Pétain.

Revenons aux affligeantes travées des Chambres françaises s’empaillant sur le déficit budgétaire, comme aux pitoyables critères de Maastricht (3 % de déficit). Un déficit de 10 % du budget français, et une dette de plus de 120 % du PIB, bref une situation « grave », pourrait justifier l’extension de la définition de toutes les transactions financières et une taxe de 1 % durablement appliquée sur ces dernières. Ce qui permettrait de tripler le budget à 785 milliards, de rembourser assez vite les 2 400 milliards de dette, de mettre au pot commun européen un investissement annuel de 60 milliards dans les nouvelles technologies (Plan Draghi), et de 50 milliards dans la défense commune de l’Europe (en particulier dans la défense de l’Ukraine, futur État membre), d’affecter 100 milliards à la santé et l’éducation, 100 milliards pour un plan de bifurcation écologique sérieux, et surtout de répondre au défi d’une numérisation et automatisation de l’emploi et aux criantes inégalités sociales qui plongent beaucoup de gens dans la pauvreté, en instaurant un revenu universel auquel seraient affecté 475 milliards dans le budget, pour commencer, ce qui permettrait de verser à 52 millions de personnes un revenu mensuel de plus de 1 000 euros. Rappelons que le Sénat14 avait évalué en 2016 à 193 milliards d’euros le coût brut (et 179 milliards à financer par rapport au système déjà existant) un revenu mensuel de base de 465 euros, proposition défendue par le MFRB15. Voici un plafond de verre allègrement entamé. Mais il en est d’autres.

Gigantisme de la dette écologique

Nous avons déjà évoqué plus haut l’intensité et la profondeur de la question écologique, qui devient le bien commun autour duquel peut s’organiser le salut de toute l’humanité, complètement lié à celui de la planète vivante et habitable. Cette réalité s’est imposée malgré la résistance déjà battue des climatosceptiques. Elle a modifié radicalement la nature de l’activité, mais aussi celle du travail dépendant d’autrui et sous commandement d’une entreprise, d’une organisation y compris étatique. Elle transforme aussi profondément le rôle des femmes, celui des hommes. Elle questionne la virilité entendue comme domination sur la nature, sur le vivant, sur la reproduction. Elle entraîne une impressionnante crise d’identité, et donc des réactions de défense sous forme de l’affirmation identitaire, fantasmatique, d’une identité passée de modalité de la substance humaine. Cet ensemble de remises en questions explique largement la crise des péri-urbains, des anciens ouvriers, des déjà anciens paysans, des anciens ruraux face aux éduqués des métropoles néo-ruraux. Nous avons souligné que la crise du travail industriel et des services industriels est poussée par la nouvelle raison écologique à un degré rarement atteint. Et que cela implique un care particulier, au moins aussi ample que celui qui vise les populations âgées et vieillissantes. Tout ceci implique des dépenses pour accompagner et faciliter la bifurcation écologique, bien plus révolutionnaire qu’une transition planifiée de l’économie. Il ne suffit donc pas de déplorer la résistance des industries fossiles et des très grandes entreprises qui structurent l’extractivisme planétaire, la mollesse ou carrément la mauvaise volonté des gouvernants à appliquer les mesures prévues par la COP 21 de Paris. Il faut une révolution culturelle pour éviter la fossilisation de la veille classe ouvrière, devenue la plèbe électorale des démocraties parlementaires représentatives, pour reprendre l’inventivité collective dont elle a fait preuve depuis deux siècles et demi, à l’instar des paysans qui avaient été depuis bien plus longtemps les dépositaires d’une résistance aux dynasties autoritaires, aux entrepreneurs du capitalisme.

Comment transformer cette culture en élément moteur de la défense des valeurs de la biodiversité, du salut du vivant ? C’est sans doute l’un des défis désormais les plus urgents pour les écologistes et la Gauche politique. Il ne suffit pas, comme l’a fait Bernie Sanders après les élections américaines, de déclarer : « Il n’est pas surprenant qu’un Parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière se rende compte que la classe ouvrière l’a abandonné. D’abord, ce fut la classe ouvrière blanche ; aujourd’hui, ce sont aussi les travailleurs latinos et noirs. Alors que les dirigeants démocrates défendent le statu quo, le peuple américain est en colère et veut du changement. Et ils ont raison16. » Pourtant Sanders avait appelé à voter démocrate et Kamala Harris. L’argumentaire qu’il développe reprend les arguments classiques de l’extrême-gauche : les inégalités croissantes, la stagnation du salaire américain, la fragilisation de 60 % de la population par l’inflation, la baisse de la mobilité sociale entre les vieux actifs et les jeunes, la menace sur l’emploi de l’IA, l’absence d’accès général aux soins de santé, de droits sociaux comme les congés parentaux, sans oublier une politique de soutien honteux des États-Unis à la guerre israélienne à Gaza et au Liban. Mais finalement que propose-t-il à la classe ouvrière américaine (blancs et Latinos confondus, vieux et jeunes) ? Une politique de bons salaires, de préservation de l’emploi, une protection sociale élevée, pas d’inflation. On connaît les thèmes favoris de campagne de Trump : pas d’inflation, de l’emploi à coup de politique douanière protectionniste, d’industrie extractive du gaz de schiste, du pétrole, plus d’immigration illégale – donc plus de concurrence sur le marché de l’Arizona, du Nevada, de la Pennsylvanie, de la Géorgie, de la Caroline du Nord avec les immigrants déjà bien installés qui veulent fermer le tourniquet derrière eux, y compris dans les grandes métropoles urbaines pour les services comme à New York. La classe ouvrière est à la fois vue comme producériste, climatorésistante, voulant s’accrocher à une identité bien américaine de mâle ayant réussi. Quant aux ruraux – les Gilets jaunes de l’Amérique profonde, qui ont très peu de confrontation avec les immigrés anciens et nouveaux – ils monnayent une identité à la mesure de la crise des paysans productivistes et pollueurs. Sanders enfonce des portes ouvertes ou pire, ouvre grandes les portes du vote pro-Trump des classes populaires.

Vers un emprunt écologique permanent et non remboursable

Revenons plutôt à l’étendue des financements nécessaires pour compenser la crise écologique sur la planète et les dégâts identitaires des « classes laborieuses » classiques provoqués par le basculement écologiste. Il a été souligné par tous les rapports qu’en un quart de siècle, ce qui risque de manquer, c’est les investissements matériels comme immatériels pour lutter contre le réchauffement climatique, limiter les émissions de carbone, réduire la pollution, lutter contre la désertification et la raréfaction de la ressource hydrique, protéger la biodiversité et lutter comme une sixième extinction de masse du vivant. Les ressources financières à mobiliser seraient a minima à peu près de l’ordre de 100 % du PIB mondial actuel. Probablement beaucoup plus si l’on tient compte de l’investissement dans le capital humain : pas simplement la formation de nouveaux ingénieurs et chercheurs, mais largement le care mental des classes déclassées par la raison écologique.

Pour réaliser de tels investissements, il faut emprunter des sommes astronomiques. Et malheureusement les taux d’intérêt de tels emprunts sont hors de la portée des États empêtrés dans des problèmes de déficit. Quant à la finance de marché, florissante, elle est très sensible aux taux d’intérêt et aux profits des industries extractives. Il faudrait différencier un taux d’intérêt plus favorable pour les investissements verts. Le moyen qui paraît le plus plausible, serait émettre un emprunt écologique permanent et non remboursable de la part des banques centrales17. Pour le marché et les agents privés, on peut imaginer une émission de crédit gagé sur les modalité et l’intensité de la nouvelle croyance humaine dans le salut planétaire – à la façon de l’Église catholique Romaine lorsqu’elle se finança en émettant des titres sur le dogme, sa déclinaison (notamment la Trinité, la Vierge Marie, les médiateurs d’une vie bonne, les Saints, leurs reliques, les indulgences). Ceci est une autre histoire, mais plus intéressante au demeurant que les contorsions de Trump vis-à-vis des Evangélistes sur la valeur et les modalités du vivant.

Ajoutons pour conclure que les questions agitées depuis un an et demi en France ou en Allemagne, combinées aux conséquences mécaniques de l’élection de Trump (la catastrophe bouffonne), montre que la taille des questions, et les réponses nouvelles qu’il faudra leur apporter sont reliées étroitement à un saut fédéral de l’architecture de l’Union Européenne pour traiter les questions les plus vitales (la bifurcation écologique, la mobilisation démocratique de la vie politique contre le sursaut réactionnaire populiste, la révolution technologique de l’IA, les frontières et l’élargissement de l’Union à l’Est, la défense européenne et la transformation profonde de l’Otan). C’est probablement le dernier plafond de verre que les 450 millions d’Européens doivent briser : celui de la Nation comme stade suprême de leur organisation politique.

1Frédéric Lordon, « Bilan et stratégie, suite à la victoire du Front Populaire (Que Faire ?) », vidéo sur YouTube.

2www.one.org/fr/actualites/tout-comprendre-sur-les-enjeux-de-la-taxe-sur-les-transactions-financieres

3L’examen du poids de toutes les transactions financières, celles qui apparaissent officiellement, comme celles des hedge funds, montre une croissance exponentielle depuis le XXIe siècle. Depuis les années 1970, au niveau mondial, tandis que le PIB a été multiplié par 15 et la capitalisation boursière par 50, le montant des transactions boursières a été multiplié par plus de 500 ! Ainsi, en cinquante ans, le rapport du montant total des transactions boursières sur le PIB est passé de 5 % à 200 %. Ces ratios sont des ordres de grandeur car il est devenu très difficile aujourd’hui, avec le développement des multiples plateformes de trading, de mesurer le montant total des transactions.

4Yann Moulier Boutang, « Ce que l’écologie politique doit à Bruno Latour, Premier inventaire », Ecorev, no 53, p. 123-140.

5Saluons ici le travail infatigable du GISTI (notamment dans sa revue) qui n’a jamais cédé sur ce point.

6Lors des votes à la Chambre des députés et au Sénat, je serais curieux de savoir combien de « représentants du Peuple » auraient pu expliquer correctement la différence entre un système de financement des retraites par capitalisation et par répartition. Dans les deux cas, l’équilibre d’un financement pérenne des retraites est difficile dans le cas de vieillissement rapide de la pyramide des âges, mais il l’est plus encore dans un système par répartition.

7C’est par exemple la thèse de Quinn Slobodian, dans son dernier livre Crackup Capitalism, Market Radicals and the Dream of a world without Democracy, Metropolitan Books, New York, mars 2022.

8ONE France, « Tout comprendre sur les enjeux de la taxe sur les transactions financières », 27 avril 2023, www.one.org/fr/actualites/tout-comprendre-sur-les-enjeux-de-la-taxe-sur-les-transactions-financieres

9Voir Dominique Plihon, « Les taxes globales, un instrument nécessaire face à la mondialisation », Regards croisés sur léconomie, 2007/1.

11Voir les dossiers de Multitudes consacrés aux produit dérivés (« Dériver la finance », no 71, 2018) et à la dette (« Éloge intempestif de la dette », no 48, 2012).

12Le Private equity consiste à investir dans le capital de société non cotées en bourse à l’inverse du Public equity, qui passe lui par les transactions boursières.

13Gunther Capelle-Blancard, La taxation des transactions financières : une estimation des recettes fiscales mondiales 2023, version révisée, https://centredeconomiesorbonne.cnrs.fr/wp-content/uploads/23009R.pdf

14Voir le Rapport Le revenu de base en France : de lutopie à lexpérimentation, Rapport d’information no 35 (2016-2017), déposé le 13 octobre 2016 www.senat.fr/rap/r16-035/r16-0355.html

15On peut aussi penser à un montant alignant le revenu universel sur le montant du SMIC qui se trouverait supprimé, et taxé à 100% pour les personnes (pas simplement les ménages) ayant un revenu supérieur à 2500 euros. Voir sur ce thème les contributions de Multitudes en particulier le numéro 80 (surtout p. 176-205). Il va de soi également que l’impôt sur le revenu, sur le patrimoine, sur les entreprises voire sur les échanges marchands (TVA) devraient être profondément revus, et leur poids diminué.

17« La BCE pourrait transformer les dettes publiques qu’elle détient en dette permanente, non remboursable, ce qui permettrait de réduire la charge de la dette, et par là la dépendance aux marchés financiers des finances publiques. Lorsqu’un titre de la dette publique arrive à échéance, l’État emprunte de nouveau pour le rembourser : il « fait rouler » la dette. Transformer la dette publique détenue par la BCE en dette permanente permettrait que l’État ne soit plus obligé de réemprunter sur les marchés financiers lorsque ces titres arrivent à échéance. » Voir https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/taxe-sur-les-transactions-financieres-une-mesure-plus-que-jamais-dactualite et Dominique Plihon, article cité en note 9.